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LE NUMÉRO SYRIE

Les mecs de L'Agate

C’est dans ce restaurant que des opposants au régime d’al-Assad émigrés en France se retrouvent pour discuter, entre autres, de la situation de leur pays d’origine et du merdier dans lequel il s’est foutu.

Photos : Nicolas Poillot

L'auteur de l'article, parfaitement à l'aise en compagnie des Syriens de L'Agate L’Agate est un restaurant de cuisine syrienne situé sur le boulevard de Bonne-Nouvelle, dans le 10e arrondissement parisien. À l’exception de quelques calligraphies murales et d’une télévision constamment branchée sur Al-Jazira – dans laquelle des représentants cravatés s’engueulent sans discontinuer –, rien ne laisse présager l’engagement politique du restaurant libano-syrien. C’est pourtant dans ce restaurant que des opposants au régime d’al-Assad émigrés en France se retrouvent le quatrième jeudi du mois pour discuter, entre autres, de la situation de leur pays d’origine et du merdier dans lequel il s’est foutu.

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Ahmad, le propriétaire du restaurant, a quitté sa Syrie natale à l’âge de 20 ans et possède également le Daily Syrien, une sandwicherie orientale qui fait aussi office de pâtisserie et de kiosque à journaux. Au commencement des révoltes, Ahmad a décidé d’organiser ces réunions régulières avec l’association Souria Houria [Liberté Syrie] fondée en 2011 qui soutient les revendications du peuple syrien contre le régime autoritaire de Bachar al-Assad. À grand renfort de collectes de vêtements, de concerts impliquant des instruments à corde et de repas caritatifs, l’association vise à contribuer à l’avènement d’une Syrie démocratique – les fonds qu’elle récolte sont reversés au profit des familles des victimes, des prisonniers et des disparus de la guerre civile.

L'un des habitués des jeudis soirs de L'Agate, en train de tirer sur une chicha représentant une femme à poil.

À l’origine, ces réunions mensuelles avaient pour objectif de sensibiliser les Français à la cause syrienne. Mais à l’exception d’une poignée de Parisiens plus enclins à bouffer un chawarma poulet qu’à discuter de la situation politique du pays, le lieu est majoritairement fréquenté par des Syriens. En arborant parfois ce sourire maladroit qui caractérise les étrangers se heurtant aux barrières linguistiques, j’ai passé une soirée avec eux pour manger des aubergines au tahin et fumer la chicha.

AHMAD, 41 ANS
Propriétaire de L'Agate

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VICE : Ça fait combien de temps que vous êtes en France ?
Ça va faire dix ans. Quand les révoltes ont commencé en Syrie, on a tout de suite pris l’initiative d’aider notre peuple, et petit à petit, la communauté syrienne en faveur de la révolution a commencé à se rassembler dans mon restaurant. C’est devenu un lieu de révolte, en quelque sorte. Vous possédez aussi le Daily Syrien rue du faubourg Saint-Denis, il me semble.
Voilà. Avant, j’avais un kiosque à journaux à Strasbourg – Saint-Denis qui a fermé mais je voulais continuer à faire cette activité. J’ai donc proposé à la mairie de concilier les deux et ils ont accepté. C’est un concept nordique qui n’existait pas vraiment en France jusqu’ici. Vous êtes retourné en Syrie depuis ?
Non, pas depuis le début des révoltes en tout cas.

OMAR, 30 ANS
Informaticien
Mezze aubergines

Vous venez d’où ?

Je suis né en France, mon père est syrien et ma famille s’est déplacée en Syrie dans les années 1990. J’ai grandi là-bas, à Damas, et je suis revenu après le bac. Depuis la révolution, j’y suis retourné au moins trois fois – en septembre 2011, mars et juin 2012.

Qu’est-ce que vous faites, ici ?

Je connaissais Ahmad avant la révolution. On est comme une petite famille, l’ambiance était très arabe avant, mais depuis  la révolution, il y a une forte présence syrienne. En tant que Syriens, on essaie de se réunir pour parler de tout ce qui se passe, rester seul à la maison n’est pas une solution. On essaie aussi d’organiser des événements à Paris pour sensibiliser les Français.

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Ça a bien fonctionné ?

Pendant les six premiers mois, je dirais que ces réunions ont plutôt bien fonctionné parce qu’on a réussi à récolter un peu d’argent, mais je ne pense pas que ce projet ait participé à sensibiliser beaucoup de Français. Regarde autour de nous : il n’y a que des Syriens.

SAAD, 36 ANS
Acteur
Assiette boeuf-riz-aubergines

Salut Saad. Racontez-nous votre vie d’acteur.

Je suis arrivé en France en novembre dernier, avant j’étais acteur. Je faisais beaucoup de théâtre mais j’ai aussi joué dans des films et des séries télé. Je suis surtout connu pour avoir incarné le personnage principal de la série

Scent of the Rain

. J’incarnais Arabia, un écrivain qui cherche désespérément des idées. Comme dans tout bon drama, il tombe amoureux d’une femme qui lui redonne l’inspiration. Mais j’ai arrêté de jouer pendant la révolution.

Et à Paris, vous comptez continuer d’exercer en tant qu’acteur ?

J’ai écrit une pièce qui traite de politique. J’aimerais vraiment la mettre en scène, mais il me manque un acteur arabe pour déclamer le texte. C’est un monologue dramatique qui parlera de la prison dans les années 1980 en Syrie. C’est lié à mon idéologie et à ma famille, dont une grande partie a été envoyée en prison par Hafez al-Assad, le père de Bachar. Ma famille était communiste, c’est une cause qui me concerne profondément.

Quelles sont les différences fondamentales entre les théâtres syrien et français ?

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C’est simple, il n’y a pas de vraie salle de théâtre en Syrie parce qu’il n’y a pas de liberté. Il y a des acteurs, des écrivains et des metteurs en scène, mais pas de salle. Il n’y a pas de vie théâtrale, on cherche constamment l’occasion d’exprimer nos opinions. On peut jouer dans des centres culturels mais c’est tout.

Vous connaissiez un peu la France avant d’arriver à Paris ?

J’y suis allé une fois quand j’étais petit, je devais avoir 10 ans. C’est très bien pour les touristes et pour les étudiants, mais c’est vraiment pas terrible d’y vivre. Les Français sont des gens adorables, gentils et honnêtes. Mais le Gouvernement français est nul. Les Français ont besoin du Gouvernement allemand.

Qu’est-ce que vous n’aimez pas dans le Gouvernement français ?

C’est des menteurs, on dirait presque des Syriens. C’est la même chose, les massacres en moins.

IMAD, 46 ANS
Chef de projet chez Gobbé
Assiette de falafels

Hey, vous n’étiez pas sur France 24 il y a dix minutes, là ? Je vous ai vu passer dans la télévision du restaurant.
Oui, j’ai démissionné il y a peu du Conseil national syrien et j’étais aussi porte-parole du Comité de coordination en Syrie.  Depuis quinze ans, je suis contre le régime tyrannique de la famille al-Assad et je continue d’apporter de l’aide à ma ville natale, Damas. Maintenant, je suis chef de projet dans les télécommunications et les énergies renouvelables. Vous êtes en France depuis combien de temps ?
Dix ans. Je n’ai plus de famille en Syrie. Mon père et mon frère ont été assassinés en 1976 par Hafez al-Assad. Le reste de ma famille est également en France. C’était quoi l’objet du débat auquel vous étiez invité ?
On parlait des opposants syriens, de ce qui s’est passé récemment. Il y avait un pro-régime et d’autres membres du Conseil national syrien qui travaillent actuellement sur une proposition pour former un gouvernement contre le régime. J’ai essayé d’éclairer la position des opposants syriens, et il y avait beaucoup d’anomalies quand j’étais au Conseil, surtout vis-à-vis des Frères musulmans qui se servent du Conseil comme d’un ascenseur pour porter leurs idées. Je me suis trouvé face à une personne qui voulait profiter de mes remarques contre le Conseil national syrien pour soutenir le régime de Bachar al-Assad, ce qui est complètement déplacé. Ma position morale est contre le régime syrien.

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FIRAS, 33 ANS
Peintre
Makamek grillés

Vous faites quoi, en France ?

Je fais de l’art plastique, j’ai un atelier dans le 17e. Je fais de la photographie, des portraits et des peintures acryliques et figuratives. Mon style est très oriental et porte sur l’union avec les instruments ; je travaille sur la mélodie et le mouvement des doigts.

OK. Votre manière de peindre a changé depuis votre arrivée en France ?

Oui, mes thèmes restent les mêmes – les corps orientaux, essentiellement – même si je suis plus abstrait aujourd’hui. J’ai commencé en étant classique et en détaillant tout, puis j’ai simplifié mon travail. J’ai récemment participé à une exposition collective au Qatar ; mon sujet sert la révolution syrienne.

Vous pensez que l’art a un rôle à jouer dans la guerre civile ?

Dans tous les cas, je ne pense pas que la violence soit une solution, que ce soit celle de l’Armée syrienne libre ou celle orchestrée par al-Assad. Je préconise la désertion, le pacifisme et l’art engagé comme le mien.

KHALED, 44 ANS
Peintre
Chawarma boeuf

Vous êtes assis devant votre peinture, non ?

Oui, j’étais peintre en Syrie, et je vis toujours de la peinture ici. J’ai exposé à la Cité internationale des Arts à Paris.

Votre engagement politique se traduit dans votre art ?

Oui, je réalise des portraits de femmes, de martyres tout particulièrement. J’avais 7 ans dans les années 1980, j’ai vu comment les gens se faisaient massacrer et ça m’a considérablement influencé. Les hommes se faisaient tuer pour rien. De mes propres yeux, j’ai vu des femmes se faire violer et torturer. Je n’oublie pas ce que j’ai vu, et j’interprète ces images dans mes tableaux.