On laisse les Roms toxicomanes de Bucarest crever dans la rue

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reportage

On laisse les Roms toxicomanes de Bucarest crever dans la rue

Dans l'indifférence générale, le groupe ethnique le plus oppressé de Roumanie souffre d'une épidémie de sida.
Max Daly
London, GB

Un médecin distribue des seringues propres à des toxicomanes qui font la queue devant une ambulance, dans le centre de Bucarest. Photos : Vlad Brateanu.

Ce n'est qu'à l'arrivée de l'ambulance près de la gare principale de Bucarest que les oubliés de la ville ont surgi des ténèbres. Ceux qui ont élu résidence dans les tunnels de la ville sont sortis par des bouches d'égouts. D'autres sont venus de leurs bidonvilles, de leurs tentes et de leurs coins de rue. La nuit, le Bucarestois moyen évite cet endroit isolé. C'est une partie de la ville qu'il préfère éviter.

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La lumière qui s'échappe des portes ouvertes de l'ambulance éclaire un groupe d'individus abattus – des Roms pour la plupart. Leurs corps portent les stigmates de l'usage fréquent de narcotiques : des marques de seringues dans la veine jugulaire, des pieds enflés à cause de vaisseaux sanguins pourris, des traces d'injection sur les avant-bras. Certains d'entre eux étaient clairement défoncés, engourdis par de l'héroïne de piètre qualité, ou nerveux sous l'effet d'un dérivé bon marché de la méphédrone – connu localement sous le nom de locale, ou pure.

De l'extérieur, on aurait dit un rassemblement devant une soupe populaire. En réalité, ces individus essayaient juste de profiter du peu d'aide qui leur est offert : des seringues propres. Pour ces personnes qui se réunissent quatre fois par semaine devant cette ambulance reconvertie en distributeur mobile de seringues, les paquets de seringues propres constituent une corde de sécurité et une sorte de monnaie informelle.

« L'opinion publique estime qu'on dépense trop d'argent pour les Roms et les toxicomanes, et qu'il faudrait les laisser mourir plutôt que de leur venir en aide », explique Dan Popescu, le responsable du service de réduction des préjudices de l'Asociata Romana Anti-SIDA (ARAS), qui gère l'ambulance.

Certains toxicomanes apportent des seaux ou des bouteilles en plastique remplis de seringues sales ramassées dans leurs quartiers, et pour lesquels on les récompense avec un paquet de seringues supplémentaire. La distribution de seringues propres permet de commencer à endiguer la prolifération de maladies transmises par le sang chez les consommateurs de drogues. Selon Popescu, presque tous les drogués rencontrés dans les ghettos de la ville sont positifs au VIH et à l'hépatite C. Il est communément admis par les autorités sanitaires que les statistiques officielles concernant les infections liées à la toxicomanie ne montrent que la partie visible de l'iceberg. Cependant, une analyse a démontré que près de la moitié des personnes qui prennent des drogues par injection sont porteurs du VIH, tandis que les trois-quarts portent le virus de l'hépatite C. Parce leur usage est très courant, les seringues sont une forme de monnaie d'échange chez les personnes qui ont recours aux injections, et servent de caution pour de nombreuses transactions – de l'achat de narcotiques aux voyages en taxi.

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La nuit, les gamins du foyer Pinocchio font le mur pour aller sniffer de la peinture industrielle. Certains ont déjà commencé à se piquer avec de la legale.

J'ai parlé à une femme, Flori, qui avait 28 ans mais se déplaçait comme si elle en avait 70, et qui avait quasiment perdu l'usage de l'un de ses yeux. Elle dort dans la rue quand il fait chaud et se réfugie dans les égouts une fois l'hiver venu. Elle se pique avec un mélange d'héroïne, de pilules de méthadone concassées, et de légale – un cocktail baptisé Total Combat. Sa sensation préférée dans la vie, m'a-t-elle avoué, était le shoot qu'elle ressentait après une injection.

Tous les soirs, un groupe d'adolescents venus de l'orphelinat voisin, le Pinocchio, rejoint des toxicomanes plus âgés devant l'entrée des égouts. Ils préfèrent se shooter plutôt que de dormir dans leurs lits. Ils sniffent de l'Aurolac, une peinture industrielle toxique métallisée, dans des sacs plastiques – une drogue de choix pour les adolescents avant qu'ils ne commencent à se piquer. L'intoxication à l'Aurolac procure quelques hallucinations, en plus de dégâts aux poumons, au cœur et au cerveau. C'est aussi un des shoots qui a les probabilités les plus fortes de tuer sur le coup suite à un arrêt cardiaque.

Stephan est un Rom de 16 ans qui vit au foyer Pinocchio. Sa mère a été tuée devant ses yeux, dans la rue, quand il avait dix ans. Il a ensuite atterri à l'orphelinat et a commencé à sniffer de la peinture. Il venait de se mettre à la legale quand je lui ai parlé, grâce à un garçon plus vieux qui l'a introduit à cette drogue. Son ami, Liviu, a 17 ans. Son père est décédé également, mais son frère et sa sœur viennent le voir à Pinocchio. Je lui ai demandé pourquoi il prenait des drogues. « La vie est moche, m'a-t-il répondu. Si on a pas de parents, comment est-ce que ça peut être bien ? »

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Ce n'est pas une coïncidence si la majorité des toxicomanes gravement malades de Bucarest viennent de la communauté Rom. C'est la plus grosse minorité européenne, et une des plus ségréguée en Roumanie, comme dans de nombreux endroits en Europe. Originaires d'Inde, les Roms ont migré vers l'Europe au Moyen-âge et ont toujours été marginalisés. La Roumanie héberge aujourd'hui la plus grosse communauté Rom : 2 millions sur les 12 millions répartis à travers l'Europe. Réduits en esclavage par les monarques de l'ère médiévale, les Roms roumains ont été émancipés aux alentours de 1860 par le Roi de Roumanie, mais continuent à être perçus comme des indésirables.

Les Roms ont leur propre langue, et leur style de vie atypique. Malgré quelques exceptions – un ado Rom pop-star dans les Balkans ainsi que quelques aristocrates Roms devenus entrepreneurs prospères – l'immense majorité des Roms occupe des emplois non-qualifiés, mal payés et mal vus, tels que ferrailleur, revendeur de vêtements usagés, recycleur de matières plastiques, etc. Ils sont désavantagés à tous les niveaux – logement, éducation, emploi et santé –, ce qui donne du fil à retordre aux autorités européennes, du moins sur le papier. Sur le terrain, les Roms souffrent d'une discrimination extensive et tenace, une situation théoriquement illégale au sein des pays de l'UE.

De nombreux Roms sont tout simplement écartés de la société. Seuls 45 % d'entre eux peuvent accéder aux services de sécurité sociale en Roumanie, faute de papiers adéquats. Un rapport du US Department of State note que le manque de documents d'identité empêche les Roms de participer aux élections, de recevoir des allocations, d'accéder à l'assurance maladie, d'accéder à la propriété, et de participer au marché de l'emploi.

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En tout état de fait, ils sont invisibles aux yeux des autorités. Malgré les cris d'alertes du programme mondial anti-SIDA de la Banque Mondiale au sujet de la situation critique des Roms en Roumanie, le gouvernement n'a quasiment rien fait pour endiguer l'épidémie de VIH qui frappe les consommateurs de legale depuis 2010. La Roumanie a choisi de répondre à cette crise sanitaire en fermant la plupart des services d'accueil de toxicomanes et en achetant des aiguilles bon marché qui se brisent sous la peau des usagers.

Le sentiment anti-Rom était perceptible dès mon embarquement dans l'avion vers la Roumanie. Un jeune étudiant en management roumain qui effectuait ses études en Angleterre m'a demandé ce que j'allais faire à Bucarest. Quand je lui ai expliqué que j'écrivais un article sur l'addiction chez les Roms, il s'est empressé de rectifier : « Les Roms ? vous voulez dire les gitans ? On ne les appelle pas les Roms. Surtout, faites bien attention – ce sont des voleurs. »

En effet, nombreux sont les Roms qui finissent par avoir recours au vol, mais seulement parce qu'ils sont prisonniers d'un cycle de pauvreté accentué par leur ségrégation dans les ghettos et leur recours à la drogue comme palliatif à leur vie merdique.

Nombre de consommateurs de drogues SDF de Bucarest, tels que cette femme qui vit dans la rue depuis deux décennies, souffrent également de troubles psychiatriques.

La mort, conséquence fréquente de l'abus de narcotiques, rôde chez les Roms de Roumanie. Le gouvernement roumain n'a même pas tenté de faire un décompte sérieux des morts liés à la toxicomanie. Parmi les nombreux consommateurs par injection que Dan et l'équipe d'ARAS fréquentent à Bucarest, ils comptent environs deux morts par semaine – 100 par an – soit trois fois plus que les statistiques officielles concernant le pays entier. Le jour suivant ma sortie avec ARAS, ils ont vu le corps d'une jeune héroïnomane avec laquelle ils parlaient souvent, Niculina, être emporté par une ambulance dans un des ghettos de la capitale roumaine.

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« Actuellement, le plus gros problème auquel nous faisons face en Roumanie est la propagation du VIH et de la tuberculose chez les consommateurs par injection. Pourquoi ? À cause du manque de volonté politique et l'irresponsabilité des dirigeants », affirme Valentin Simionov. Valentin a passé une décennie à essayer de persuader le gouvernement roumain de prendre au sérieux le problème de l'usage de drogues. Depuis, il a trouvé un emploi à Londres, dans une ONG qui lutte pour le respect des droits des toxicomanes. « Dans un pays où plus de 80 % de la population est chrétienne orthodoxe, on est en droit d'attendre de la compassion et de la solidarité avec les pauvres et les malades. Pas ici. »

À 20 minutes en voiture du ghetto souterrain enfoui dans les égouts se trouve Ferentari, le quartier le plus malfamé de Bucarest. Situé au beau milieu du Secteur 5, un district qui tient son nom de l'époque soviétique, il est connu comme la Terre des Pirates, surtout par les chauffeurs de taxi qui refusent souvent d'y déposer quiconque. Même les politiciens ont une réputation douteuse - le maire du Secteur 5 a été arrêté pour corruption au mois de mars.

Pour les ONG locales et les journalistes, l'endroit est un punga saracie – une poche à pauvreté. En clair, l'endroit héberge le type de dénuement dont personne n'échappe. Les probabilités de quitter l'endroit, mis à part dans un cercueil, sont aussi réduites que le sont les efforts du gouvernement pour y aider ses citoyens.

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Un des ghettos de la zone de Ferentari. Des centaines de familles se partagent des appartements exigus dans un état de délabrement extrême.

Tandis que j'empruntais l'allée Liezilor, une voie publique prise en tenaille entre deux barres d'immeubles des années 1970 en état de délabrement critique, la première chose que j'ai vue est un jeune homme qui se penchait en avant pour se piquer, au beau milieu de la rue, avant de poursuivre son chemin.

Les appartements de cinq mètres carrés ont été prévus à l'origine pour loger les ouvriers de l'usine de bus voisine, désormais fermée. 10 personnes, en moyenne, s'entassent aujourd'hui dans chaque appartement, dont seulement 1 sur 6 dispose de l'eau chaude et du gaz pour le chauffage et la cuisine. Tout le monde n'a pas accès à l'électricité. Pourtant, les murs des immeubles sont couverts d'antennes paraboliques plus ou moins récentes. Il ne semble pas y avoir beaucoup de portes. Les sous-sols sont inondés depuis des années et d'énormes rats y ont élu domicile. La puanteur est indescriptible. Des seringues sales jonchent le sol, les cages d'escalier, les trottoirs et les décharges à ciel ouvert improvisées çà et là.

Il y a une théorie mentionnée dans un ouvrage sur Ferentari, Hidden Communities, selon laquelle les consommateurs et les dealers de narcotiques maintiennent volontairement les piles de détritus, dans un objectif de « préservation de la crasse » qui crée « une zone de non droit dans laquelle la culture de la drogue peut survivre ». Ce qui est certain, c'est que la plupart des habitants de Ferentari jettent leurs ordures par les fenêtres parce qu'aucun camion de poubelle n'y passe et que les politiciens locaux n'y prêtent pas attention. Cette zone est Rom à 70 %. On laisse donc les ordures et les individus fermenter ensemble.

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Michel Lancione est un ethnographe Italien de l'université de Cambridge qui a longuement étudié la communauté de Ferentari. Il m'a servi de guide dans ce qui est essentiellement un no man's land pour les journalistes, qui se satisfont généralement d'un cliché discret de drogué qui se pique avant de repartir rapidement. « La vie dans ces endroits est très difficile, et encore plus si l'on souffre d'addiction, m'a dit Lancione. On est stigmatisé en tant que Rom et comme toxicomane. L'État est complètement absent. Ou s'il est là, c'est pour harceler les habitants et les marginaliser davantage grâce à l'absence d'investissements doublée d'un code pénal médiéval. »

Tandis qu'on marchait en s'éloignant de l'allée Livezilor, une femme s'est fait embarquer dans une voiture en criant et en gesticulant. D'après les dires des locaux, il s'agissait d'une prostituée punie par un mac en colère. Au coin de la rue se tenait Caracuda, une initiative d'une autre ONG roumaine, Carusel, qui sert essentiellement de local où les toxicomanes viennent apporter leurs vieilles seringues pour les échanger contre des nouvelles.

Un Rom apporte des vieilles seringues pour les remplacer par des nouvelles. Les seringues sont une denrée vitale ] elles servent à endiguer la propagation de maladies, comme de monnaie informelle dans le monde de la drogue.

La plupart des consommateurs auxquels j'ai parlé à Caracuda ont partagé avec moi leurs souffrances et leurs regrets. Les drogues se présentent comme une échappatoire, même de courte durée.

« J'ai commencé à prendre de l'héroïne quand j'avais 17 ans, parce que c'est ce que tout le monde faisait à l'époque », m'a dit Marian qui, à 35 ans, n'a jamais eu d'emploi. « Quand je prends de l'héroïne, j'ai l'impression d'être une personne normale, comme toi. » Un adolescent, Costel, m'a confié : « Je prends des drogues pour oublier. J'ai besoin de cette sensation de flou. » Quand je lui ai demandé ce qu'il cherchait à oublier, il m'a dit qu'il ne pouvait pas me le dire parce que c'était indicible.

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Comme l'explique Lancione, les fonds européens qui soutiennent Caracuda – le maigre plan roumain pour pourvoir aux besoins des toxicomanes – sont quasiment épuisés, et le gouvernement national refuse de s'impliquer. « L'État roumain est inapte à aider les citoyens qui en ont le plus besoin, comme l'illustre le fait que l'aide qu'il fournit à Caracuda, sous la forme de seringues propres, est fournie de la manière la moins coûteuse possible. Les aiguilles sont de si piètre qualité qu'elles sont quasiment inutiles – elles se cassent à l'intérieur du corps des usagers pendant qu'ils cherchent une veine. »

J'ai parlé à Florian, 27 ans, qui a deux traces de seringues dans le cou. Il vient du ghetto, où « tout le monde » se pique. Il vient d'arriver en taxi en payant le chauffeur, un héroïnomane, avec des seringues propres. Florian se pique depuis qu'il a douze ans, à hauteur d'un gramme par jour. « Au début, quand j'étais un enfant, la sensation était très agréable. Mais aujourd'hui, je le fais parce que j'en ai besoin. Ce n'est pas un plaisir », a-t-il déclaré.

Florian a perforé sa peau et remplit ses veines d'héroïne pendant quasiment la moitié de ses journées. Mais ce n'est pas pour autant une créature sauvage, une silhouette semi-humaine caricaturale. C'est un enfant perdu, qui cherche une sortie. Malheureusement, il est prisonnier des mêmes cercles vicieux qui piègent un si grand nombre de Roms. Quand je lui ai demandé à quoi ressemblerait son avenir, il m'a répondu : « À de la merde. Pas de futur. Rien. »

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Florian est un jeune homme Rom qui vit dans la rue depuis 1995. Il prend de l'Aurolac et s'injecte de la legale. Les blessures sur son torse proviennent de brûlures qui ne guériront jamais, à cause de la fois où il s'est mis le feu en 2010.

Un des hommes rassemblés autour de Caracuda m'a dit que son frère partait pour l'Angleterre le jour suivant. Apparemment, le Royaume-Uni est une destination de vacances prisée des habitants de Ferentari. Mais ils n'y vont pas vraiment pour poser devant le palais de Buckingham.

J'ai demandé à l'homme ce que son frère comptait faire dans mon pays. « Voler ! » répondit-il en souriant. Il a dit que de nombreuses personnes de Ferentari aimaient l'Angleterre parce que la police y était gentille et laxiste. Il aimait particulièrement Asda et de Morrisons [des grandes chaînes de supermarchés] à Birmingham, où il était resté six mois avant de se faire expulser l'année passée. Il s'est fait pas mal d'argent en volant du whisky, du chocolat et des rasoirs Gillette Fusion en utilisant la technique classique du sac de courses doublé d'aluminium, puis en vendant ses biens volés aux revendeurs qui fournissaient les épiceries locales. En Roumanie, on peut écoper de trois ans de prison pour avoir volé une barre de Snickers. Mais en Angleterre, ce type a dit s'être fait arrêter à quatre reprises avant d'être renvoyé en Roumanie.

Pour Amer, un autre consommateur rom de 30 ans, la vie dans le ghetto est à sens unique. « Pour moi c'est une vie normale, je vis ici depuis ma naissance, m'a-t-il dit. Je sors de Ferentari deux fois par semaine, quand je vais à l'hôpital pour me faire soigner et quand je vais me faire un peu d'argent, mais je ne peux pas te dire ce que je fais – sinon, j'irais en prison ! Il n'y aura pas de changements d'ici cinq ans. J'espère que la vie sera meilleure, mais je ne le pense pas. Les Roms ne sont pas bien traités par le gouvernement – ils sont ridiculisés, et jamais pris au sérieux. »

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Une toxicomane de 35 ans, Daniela, se pique depuis 15 ans. Elle serre une boîte de seringues propres contre sa poitrine. « Ces seringues sont une chose magnifique. Mais nous sommes traités comme des déchets. Vivre ici, c'est comme vivre sur une île oubliée du monde. »

Cet homme s'appelle Amer. Il s'est fait ces cicatrices en se grattant jusqu'à l'os, suite à une psychose aiguë qu'il a développé en consommant de la legale entre 2010 et 2012. Il s'en est pris à son bras parce qu'il avait la sensation d'avoir des bestioles qui rampaient sous sa peau.

Dans l'allée Livezilor, le salaire moyen est de 68 dollars par semaine. La plupart des habitants vivent au jour le jour, les hommes vivent de magouilles et de larcins, et les adolescentes n'ont souvent que la prostitution comme alternative. Le niveau d'éducation des Roms de Ferentari est déplorable, une majorité d'enfants quittant le système dès leurs 12 ans pour commencer à travailler ou à fonder une famille, si l'on en croit le Policy Center for Roman Minority, une ONG fondée en 2008 et basée à Ferentari. Avec l'injection publique de drogues dures comme la legale dans de nombreux foyers, il n'est pas rare que des enfants commencent à s'injecter avec de l'héroïne ou de la legale très tôt. Dans HiddenCommunities, l'auteur interviewe un consommateur âgé de huit ans, ainsi qu'un autre consommateur forcé de se piquer dans la région pubienne parce que toutes ses autres veines sont égratignées.

« Les problèmes auxquels doit faire face la communauté Rom des ghettos de Ferentari ont plusieurs couches liées les unes aux autres, sous la coupe globale de la pauvreté extrême », m'a expliqué Raluca Negulescu, directrice executive du Policy Center. « Les enfants sont exposés à la consommation de drogues, ce qui ne fait pas que contribuer à sa normalisation, mais pose aussi un risque sanitaire. Les enfants attrapent l'hépatite C en se piquant sur des seringues. »

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Les jeunes Roms ne font pas seulement face à la drogue, mais également à la police. L'année dernière, un jeune homme Rom de Bucarest âgé de 26 ans, Daniel Dumitrache, a été arrêté et conduit au commissariat. Sa faute ? Travailler en tant que « garçon de parking », un emploi commun chez les jeunes Roms qui consiste à trouver des places de parking pour des automobilistes en échange d'un pourboire. Le lendemain suivant, il était mort. La police a dit qu'il est tombé malade et qu'il est mort peu après, malgré les soins qui lui ont été apportés. Ils ont dit qu'il n'y avait pas de traces de violence sur son corps, malgré les dires des parents qui ont dit que sa dépouille était couverte d'hématomes. Le rapport du médecin légiste a trouvé que la cause du décès de Daniel Dumitrache était un éclatement de la rate. Un agent de police a été arrêté pour usage illégal de force létale, puis a été transféré dans un autre commissariat.

En 2014, un commissaire de police roumain a démissionné après qu'il a été filmé en train de battre une fille Rom de 14 ans dans le QG de la police. Du côté des travailleuses du sexe rom, nombreux sont les témoignages d'abus aux mains de policiers, qui les forceraient notamment à nettoyer les commissariats nues avant de les relâcher.

Dans son rapport sur le respect des droits de l'homme en Roumanie, le Department of State américain stipule que « la discrimination contre les Roms continue d'être un problème majeur. Les enjeux majeurs concernant les droits de l'homme concernent la maltraitance et le harcèlement des détenus par la police. » C'est cette discrimination systématique contre les Roms qui empêche leur accès à l'éducation, au logement, aux services de santé et aux perspectives d'emploi.

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Les politiciens ne semblent pas faire mieux que la police. En 2007, le ministre des affaires étrangères de Roumanie a suggéré que le gouvernement achète un petit bout de terre dans le désert égyptien et y déporte tous les Roms. En 2010, le président Taian Basescu a écopé d'une amende de 150 dollars infligée par l'organisation anti-discrimination de Roumanie après avoir affirmé que « rares sont les Roms nomades qui veulent travailler ; la plupart vivent traditionnellement grâce à ce qu'ils volent ».

En 2014, un maire de Transylvanie a causé un scandale international en expulsant 76 familles et en les forçant à vivre sur une décharge de produits chimiques. En 2012, le maire de Baia Mare, une ville du nord de la Roumanie, a décidé de forcer des centaines de Roms à vivre dans une ancienne usine de produits chimiques.

Le mot utilisé par l' Agence de l'Union Européenne pour les Droits Fondamentaux pour décrire les niveaux d'exclusion et de précarité des Roms dans des pays comme la Roumanie est « choquant ». En 2015, dans son évaluation du progrès fait par la Roumanie en matière de réformes, la Commission Européenne a dit que « peu de mesures ont été prises pour intégrer la population Rom » et qu'il n'y a pas de mouvement vers l'amélioration de l'accès à la santé ou l'éducation pour les Roms.

Selon Lancione, « les seules interventions réelles dirigées vers les consommateurs de drogues de Bucarest, et les toxicomanes Roms en particulier, sont releguées aux ONG, qui ne peuvent gérer un problème de cette ampleur. L'état pourrait et devrait faire beaucoup plus, mais ça n'arrivera que lorsque et si ses partenaires au sein de l'UE (qui permettent sa survie économique) font pression. Malheureusement, ça ne semble pas être à l'ordre du jour, tandis qu'une nouvelle génération de jeunes hommes et femmes grandissent dans des conditions de vie totalement inacceptables. »

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Grâce au programme d'inclusion des Roms de l'UE, 26,5 milliards d'euros ont été mis à la disposition des membres de l'UE entre 2007 et 2013 pour intégrer la population rom, mais seule une partie de cette somme a réellement été utilisée par le gouvernement roumain parce que les autorités n'ont aucune idée de quoi en faire. L'UE avertit chaque année la Roumanie en lui sommant d'agir. Mais chaque année, la situation stagne.

Malgré les menaces de sanctions liées à la discrimination de la plus grande minorité européenne, la Roumanie ainsi que les leaders auto-proclamés de la communauté Rom semblent satisfaits de voir leurs citoyens pourrir dans des ghettos.

L'UE admet que malgré des progrès lents, les citoyens comme les Roms sont mieux servis si les pays restent dans l'UE. Tant que personne ne fait de chichis, l'urgence sanitaire que représente l'addiction chez les Roms peut être mise sous le tapis.

Ces enfants voient le chemin que d'autres ont emprunté, et il leur semble naturel de les suivre. On doit les exposer à des modes de vie alternatifs afin qu'on leur offre un élément de choix.

Cette année marque la fin du plan décennal mis en place par certains gouvernements européens appelée Décennie d'Inclusion des Roms, « un engagement sans précédent de la part des gouvernements européens pour éliminer les discriminations contre les Roms et combler ces écarts inacceptables entre la communauté Rom et le reste de la société ».

J'ai demandé à Raluca Negulescu quel a été l'impact de la Décennie d'Inclusion des Roms sur les gamins de Ferentari. « L'impact est proche de zéro, si je dois être optimiste. Le racisme contre les Roms est toujours évident. On perçoit ceux d'entre eux qui sont toxicomanes comme méritant ce racisme. C'est inacceptable dans un pays européen en 2015. »

Aussi sombre que l'avenir puisse sembler aujourd'hui, Negulescu pense que des changements réels sont possibles si les Roms prennent eux-mêmes les devants. « Nous avons des meneurs informels, non pas des individus qui disent "je suis le chef, mais des personnes qui ont le soutien de leur communauté, des personnes qui veulent réellement changer les choses, et pas seulement pour eux-mêmes », affirme Negulescu. « Certaines des femmes Roms sont incroyables. Ce sont de vraies meneuses. Aujourd'hui, dans le Secteur 5, il n'y a aucun Rom qui occupe une fonction élue. Mais j'espère que dans les dix prochaines années, ces femmes seront élues aux conseils locaux. »

Pendant l'année qui vient de s'écouler, le projet de Negulescu a consisté à travailler avec 300 enfants, essentiellement des Roms, dans le cadre d'un programme de rattrapage scolaire. « Ces enfants voient le chemin que d'autres ont emprunté, et il leur semble naturel de les suivre. On doit les exposer à des modes de vie alternatifs afin de leur offrir un élément de choix. »

Toto est l'un de ces gamins chanceux. Il a été découvert par le cinéaste Alexander Nanau lorsqu'il avait dix ans et vivait dans l'allée Livezilor avec ses deux sœurs adolescentes. Sa vie a été filmée pendant 15 mois. Nanau l'a filmé en train de traîner et de dormir, dans un appartement où les toxicomanes se piquaient juste à côté de lui, tandis que sa mère était en prison pour avoir vendu de la drogue. Alors que sa sœur aînée s'est mise à l'héroïne, lui et son autre sœur ont été envoyés dans une maison pour enfants, où sa vie a pris un tournant plus favorable.

Il est déplorable que la seule aide réelle que l'on offre à ces toxicomanes vivant dans les ghettos de Bucarest viennent de deux ONG financées par des fonds étrangers pour l'essentiel. Avec des ressources limitées, ces organisations mènent une bataille perdue d'avance. En tant qu'un des derniers entrants dans la famille européenne, la Roumanie n'est clairement pas assez assujettie à la pression de l'UE. Tant que les Roms seront exclus et parqués dans des ghettos en Roumanie et dans les autres pays de l'Europe de l'Est, l'addiction à la drogue continuera et les taux de VIH exploseront.

On peut espérer que Toto, un garçon qui a reçu plus d'opportunités que d'autres de fuir la destinée sordide de ceux qui l'entourent, réussisse à quitter le ghetto. Mais même s'il y arrive, il restera Rom. Après des siècles d'asservissement, il est temps que les enfants comme Toto soient traités comme des êtres humains.

L'auteur aimerait remercier Michel Lancione et la Hungarian Civil Liberties Union pour leur aide dans l'écriture de cet article. La HCLU promeut une nouvelle compagne de sensibilisation sur le sujet de la toxicomanie dans les Balkans ; pour en savoir plus, allez sur www.room-for-change.org.

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