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reportage

Madame Song et moi

Le gouvernement ne sélectionne que les plus belles femmes pour représenter le régime. Par ses manières et son style, Mme Song était une sorte de Jackie Kennedy miniature.

Tout comme à Bethléem, une étoile filante a traversé les cieux de la Corée du Nord. L’orage a grondé, deux arcs-en-ciel se sont dessinés et les hirondelles ont tourbillonné en chantant son nom. Au sommet du mont Paektu, une couronne de flammes dessinait son visage.

« Notre Maître impérial est descendu du ciel ! »

« La plus grande incarnation de la camaraderie révolutionnaire ! »

Selon sa biographie officielle, le Général Kim Jong-il est né le 16 février 1942.

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« Il a été bercé au son des coups de feu et de la révolution », a ajouté la belle Mme Song. « Quand le général nous a quitté, beaucoup de miracles se sont produits. Son visage s’est dessiné à la surface de la Lune. »

Mme Song (ce n’est pas son vrai nom) était l’une des accompagnatrices chargées de m'escorter lors de mon séjour en Corée du Nord. Le gouvernement ne sélectionne que les plus belles femmes pour représenter le régime. Par ses manières et son style, Mme Song était une sorte de Jackie Kennedy miniature.

Huit mois après la mort du grand chef, en août 2012, les Nord-Coréens séchaient enfin leurs larmes. Malgré leur manière peu naturelle de pleurer, on avait le sentiment que leurs larmes ne cesseraient jamais de couler. L’État avait réquisitionné des troupeaux de cadreurs pour filmer chaque homme, chaque femme et chaque enfant se tordre de douleur et hurler à la mort pour montrer au monde entier l’amour que chacun portait envers cet homme. Pour les médias occidentaux, tout cela n’était que du cinéma. Les médias nord-coréens eux-mêmes ont bien manqué se trahir avec des titres tels que : « Le peuple coréen est tellement anéanti que personne ne songe à sécher ses larmes. » Qu’ils aient pleuré de joie, de peine ou de douleur – pour eux-mêmes ou pour leur chef –, il y avait en eux une énergie qui m’a séduit immédiatement.

Je me suis arrangé avec une entreprise en Chine pour qu’elle m’ouvre les portes du pays. Je devais me présenter à Pékin avant que l’ambassade de Corée du Nord ne décide si oui ou non, elle me fournirait un visa. J’ai  pris un vol jusqu’à Pyongyang à bord d’un Antonov An-24, un turbopropulseur soviétique datant de 1979. Nous avons survolé des plaines gigantesques, des basses montagnes et des maisons presque entassées les unes sur les autres. Aucune habitation n’était isolée. Chaque village avait sa statue de pierre sur laquelle on pouvait lire :

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« LE GRAND CHEF KIM IL-SUNG ET KIM JONG-IL SONT À JAMAIS AVEC NOUS »

Pendant le vol, on nous a distribué des magazines. En première page, on pouvait lire un article relatant la visite de Kim Jong-un, alors âgé de 28 ans, dans un parc d’attractions :

« Il s’est familiarisé avec le manège Z-force, le Power Surge, le Pirate and Volare. Il a aussi gentiment sommé les services électroniques d’installer un manège à chaises volantes et leur a également demandé quelle était l’attraction la plus populaire. »

En seizième page figurait une série de déclarations des membres de l’Union des enfants coréens. Une jeune fille, Ri Kuk Hwa :

« J’avais le sentiment d’être comme dans un rêve lorsque j’ai remis un bouquet de fleurs à Kim Jong-un, moi, une simple fille de postier. Je n’oublierai jamais son visage bienveillant et je lui serai éternellement fidèle, comme les tournesols le sont au soleil. »

À la fin du voyage, le personnel a récupéré les magazines. Mme Song m’a expliqué qu’aucun papier sur lequel figurait une représentation du chef ne devait être jeté. C’est pour cette raison qu’ils sont tous stockés dans un immense entrepôt, pour l’éternité.

Les mots et les photos des leaders sont tellement vénérés qu’une jeune fille a perdu la vie en se noyant, alors qu’elle tentait de récupérer deux de leurs portraits tombés dans l’eau. Elle est devenue une héroïne nationale. Un musée a été érigé uniquement pour exposer les vêtements des 17 soldats martyrs brûlés vifs dans une forêt en feu après avoir voulu protéger des arbres sur lesquels étaient gravées des éloges à Kim Il-sung. Apparemment, les bras carbonisés de soldats ont dû être décollés des troncs.

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Ce sont des soldats de ce genre qui m’ont accueilli. J’ai lancé un regard furtif à leur tambour, à leurs décorations et à leur visière. Sachant que j’étais américain, l’officier en chef s’est adressé à moi par le biais d’un traducteur :

« La Corée et les Américains impérialistes sont toujours en guerre. L’accord signé en 1953 n’était qu’un cessez-le-feu. Les Américains ont beau se sentir en sécurité et se cacher derrière un grand océan, qu’ils sachent que plus grande encore est la détermination des Coréens, pour qui cet océan n’est qu’une simple flaque d’eau. Souvenez-vous bien de ça. »

Au service de l’immigration, ils ont fouillé ma valise, secoué mon tee-shirt comme un drapeau et même essayé mes lunettes. Très minutieusement, ils ont inspecté mon carnet de voyage, page par page, ligne par ligne, de bas en haut et de haut en bas. Finalement, un soldat au sourire narquois est tombé sur mon produit de contrebande : une statue en céramique achetée à Pékin. C’était le président Mao.

« Mao, ai-je dit. C’est Mao. »

« Bouddha ! » s’est exclamé le soldat en retroussant les lèvres, laissant apparaître sa denture éclatante.

« Mao », ai-je fermement insisté.

Les soldats se sont rassemblés. J’ai senti une main s’agripper à mon col, et la pression de mon tee-shirt autour de mon cou. Ils criaient après quelqu’un. J’attendais, tout en respirant à travers mon col, jusqu’à ce que les jeunes soldats se séparent, et qu’un vieux soldat me rejoigne.

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« Ah », a-t-il finalement lâché en examinant la statue. « Mao Tsé-Toung. »

Le vieux soldat a fait un signe de la main et la grosse boule qui se formait dans ma gorge est descendue. Exaspéré, le soldat m’a rendu la statuette et s’en est allé rapidement.

On m’a embarqué dans un van en direction du centre-ville. Les rideaux étaient ouverts mais il était interdit de prendre des photos. Du moins, il était interdit de prendre des photos de la campagne, des vallées en jachère, des souches d’arbre, des barbelés, des travailleurs au repos, des soldats, des vêtements souillés, des routes désertiques, de la peinture écaillée et des postes de contrôle.

« Pourquoi y a-t-il tant de postes de contrôle ? » ai-je demandé à Miss Song.

« Pour les espions, et la sécurité nationale. Vous n’avez pas vu l’interview de l’espionne sud-coréenne ? Ils l’ont attrapée alors qu’elle voulait faire sauter un monument. C’est passé à la télé la semaine dernière.

– Ah, mais nous ne captons pas vos chaînes chez nous.

– Vraiment ? Je pensais que tout le monde les regardait. »

Une fois arrivés au centre-ville, nous avons accéléré. Il n’y avait aucune circulation pour nous ralentir mais des jeunes femmes en uniforme bleu et blanc contrôlaient la circulation. La foule défilait. Les enfants brandissaient des flambeaux. Les balcons des bâtiments couleur pastel débordaient de fleurs. Là, on a pu prendre des photos.

Il n’y avait aucune publicité, aucune femme séduisante pour promouvoir un produit, pas même l’ombre d’une silhouette féminine – juste des panneaux rouge sang aux lettrages blancs peints à la main :

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« NOUS FERONS TOUT CE QUE L’ON NOUS DIT DE FAIRE ! »

« NOUS N’AVONS RIEN À ENVIER AU MONDE ! »

« LAISSEZ-NOUS OBÉIR AUX ORDRES DU GRAND CHEF KIM IL-SUNG ! »

Et à certains endroits, en lettres noires, le mot « Américain » apparaissait.

« NOUS DÉTRUIRONS LES ENNEMIS AMÉRICAINS IMPÉRIALISTES ! »

Nous sommes passés devant une fresque sur laquelle apparaissaient des soldats américains jetant des femmes coréennes ligotées dans une rivière ou brassant des liasses de billets. Et dans le parc d’attractions, il y avait des tableaux représentant un homme au nez crochu, aux yeux injectés de sang, aux crocs pointus et aux bras tombants, avec la mention suivante : « Le satané soldat américain ! Visez sa tête et gagnez un prix. »

Il y avait ça, mais aussi le visage du chef d’État, souriant et chaleureux. Leurs portraits étaient dispersés par milliers et nous fixaient de partout. Ils apparaissaient sur tous les bâtiments et étaient épinglés sur toutes les poitrines. Ces portraits étaient gigantesques et les statues étaient toutes en métal très solide. Chacune était orientée en direction de quelque chose qu’on ne pouvait voir. Elles guidaient les étalons au sommet des montagnes et les fermiers vers leurs terres. Et toutes affichaient un sourire éclatant et plein d’empathie.

Les animaux souriaient aussi. Les hiboux et les cerfs en béton, les ours en carton, les grenouilles désarticulées et les lapins en jupe jouant de l’accordéon riaient tous à gorge déployée, défiant toutes les lois de la nature. Cette ménagerie – dans les parcs, en face des bâtiments – délimitait les routes. Les animaux se tenaient au milieu de fausses montagnes miniatures et de champignons vénéneux géants faisant office de parasols pour des soldats accroupis.

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Nous avons traversé le pays en van. Nous avons marché sur les traces des leaders – grâce aux empreintes de pas soigneusement marquées par des tuiles – vers des cascades d’une hauteur faisant écho à leur date de naissance, en passant par des jardins regorgeant d’orchidées et de bégonias et des garderies où des enfants chantaient des louanges et dansaient autour des maquettes de missiles nucléaires. Nous avons déposé des fleurs sous leurs monuments, sur leurs lieux de naissances et sur leurs tombes.

Nous avons croisé quelques véhicules qui descendaient l’autoroute des Jeunes Héros. « Sur 67 km, les dix voies ont été construites sous les ordres de Kim Jong-il », m’a expliqué fièrement Mme Song. Tout a été construit par des jeunes, à la main, et ce pendant les plus sévères périodes de famine afin de démontrer l’unité du peuple coréen, même dans l’adversité.

« La famine est désormais finie », m’a dit Mme Song alors qu’on arrivait au plus grand verger du pays. À trois reprises, le Général s’était tenu là où nous étions pour admirer ces hectares d’arbres en fleurs, encerclés de hautes clôtures et grouillant de gardes armés. Les arbres, impeccablement alignés, lui rappelaient ses troupes de soldats.

Nous nous sommes rendus à la plage de Nampo. Malgré mon refus taquin, Mme Song m’a donné un maillot de bain à fanfreluches et une casquette rouge en caoutchouc. Nous avons joué au frisbee. Lorsque mon frisbee a rasé le sol et a fini par l’éclabousser, elle a souri et s’est exclamé : « Impérialiste d’Américain ! »

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À chaque fois que je la taquinais, elle riait et me menaçait de m’envoyer en prison. À deux reprises, elle s’est cogné la tête contre le plafond du van. Je lui ai proposé de lui offrir un casque.

« Quel genre de casque vous aimeriez ? » lui ai-je demandé.

« Un casque de l’armée américaine.

– Vous en avez déjà plein dans le sous-sol de votre musée de la guerre, ai-je rétorqué, avec tous vos autres trophées – les avions et les tanks brûlés.

– Ceux-là sont usés, j’en veux un neuf. »

Nous avons gravi le mont Paektu tout l’après-midi. « Je m’en fiche que vous soyez américain », m’a t-elle avoué d’un coup.

Je ne savais pas quoi répondre. Je me suis contenté d’un sobre merci.

Alors que nous dégringolions la montagne comme des chèvres dans un chemin étroit, elle a jeté un coup d’œil à la vallée, quelques centaines de mètres plus bas. Elle a pris ma main. D’abord trois doigts, puis ma main. Je l’ai dépassée et nous avons continué notre route. Je m’attendais à ce qu’elle me lâche, mais elle persistait. Je ne comprenais pas pourquoi, mais sa main s’adaptait parfaitement à la mienne et nous sommes restés comme ça un moment en descendant la colline. Je ne la regardais pas, je préférais rester vigilant. J’étais sûr qu’on aurait des ennuis si quelqu’un nous voyait. Je ne pouvais pas m’empêcher de rougir. Je commençais à penser qu’elle avait peut-être simplement oublié qu’elle me tenait la main, alors j’ai laissé mes bras valser au rythme de mes pas et la pression de ses doigts s’est doucement relâchée jusqu'à ce que nos mains se désunissent.

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« En Occident, lui ai-je dit, tout le monde croit que si quelqu’un critique le gouvernement nord-coréen, il sera sévèrement puni.

– En Occident, a-t-elle répondu, les gens ne sont sains ni d’esprit, ni de cœur. Ici, nous avons une force unique – l’amour dévoué et sacré. Ça veut dire une seule manière de penser, une seule idéologie. Tout le monde pense de la même manière. Tout le monde agit de la même manière.

– Mais si quelqu’un ne pense pas pareil, il sera puni, n’est-ce pas ? »

Elle a hésité un long moment avant de répondre. « Mais ça ne peut pas arriver, ici. Personne ne peut penser différemment, parce que le gouvernement de Kim Jong-un, de Kim Jong-il ou de Kim Il-sung est parfait et tout le monde l’apprécie. C’est naturel. Tout le monde l’aime. Pour beaucoup d’Occidentaux, cette réalité est difficile à comprendre. »

Cet amour dévoué et sacré ne pouvait pas être mieux représenté que par le spectacle Arirang. Chaque automne, dans le plus grand stade du monde, 100 000 personnes – habillés de costumes colorés – exécutent des danses parfaitement synchronisées à la gloire du régime. Les trente mille écoliers qui constituent la toile de fond tiennent chacun un tableau coloré et sont placés de manière à ce qu’une énorme image apparaisse derrière l’océan de gymnastes.

Cet océan de gymnastes et de danseurs change de forme pour faire apparaître des motifs, tous plus élaborés les uns que les autres. Il n’y a aucun soliste.

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Quand nous nous sommes fondus dans cette masse de gens défilant pour le stade de Rungrado, Madame Song s’est tournée vers moi. « Quand j’étais jeune fille, j’ai dansé sur Arirang. »

« Quel rôle jouiez-vous ? » ai-je demandé.

« J’étais une feuille », m’a-t-elle répondu en déployant ses bras et en se se courbant gracieusement.

« Où ça ? Où étiez-vous ?

– En dessous des fleurs, vous voyez ? En dessous des pétales, il y a les feuilles. J’avais une belle robe verte pour faire la feuille. »

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