Moises Saman a photographié la vie en enfer

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Culture

Moises Saman a photographié la vie en enfer

Comment conserver son humanité en zone de guerre.

Moises Saman, un photographe péruvien, a passé ces dernières années au Caire afin de témoigner de l'effet du Printemps arabe sur les habitants de la ville – même si, pour lui, « témoigner » n'est pas un terme approprié pour décrire son fonctionnement. Son travail évite soigneusement d'être une description chronologique, ordonnée et historique de l'insurrection. Ses photos sont plus directes, et montrent de l'honnêteté et des émotions. Je lui ai demandé comment on pouvait travailler dans des zones de guerre pendant des années et garder foi en l'humanité.

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VICE : J'ai lu que ce sont les images du conflit des Balkans qui vous ont poussé à vous intéresser à la photo, c'est vrai ?
Moises Saman : Oui, ça m'a fait m'intéresser au photojournalisme, au milieu des années 1990.

Le conflit des Balkans m'a toujours paru brutal, les reportages étaient vraiment sombres. C'est ce qui vous a plu ?
Je ne sais pas si les photos avaient quelque chose de spécial, mais les photographes ont fait un travail extraordinaire là-bas. De mon côté, c'était l'époque où je commençais à m'intéresser à l'actualité, au monde qui m'entourait. J'ai suivi cette guerre jour et nuit.

Le Caire, Égypte, le 2 mai 2012. Les manifestants anti-militaires se sont acharnés sur un homme capturé – un présumé voyou pro-militaire – lors d'affrontements près de la place d'Abbaseya dans le centre du Caire.

Vous vous êtes rendu dans les Balkans à la fin du conflit, n'est-ce pas ?
J'y suis allé au cours de l'été 1999. Je n'étais pas du tout préparé. Mon bon pote avec qui je devais voyager s'est désisté à la dernière minute, donc j'y suis allé seul. J'ai vidé mon compte bancaire, et je n'ai pas vendu une seule image prise au cours de ce voyage. J'étais très renseigné sur la situation, mais une fois que je me suis retrouvé là-bas, j'ai réalisé que je n'avais aucune idée de ce qu'il fallait que je fasse.

Mais je pense que ce voyage a été constructif et que mon expérience des Balkans m'a fait mûrir un peu. J'y suis allé, j'ai fait des erreurs, mais Dieu merci, je suis rentré chez moi en un seul morceau. Ce voyage m'a donné envie, plus que jamais, de faire du photojournalisme.

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Vous travaillez surtout en zone de guerre. Que pensez-vous de l'appellation « photographe de guerre » – c'est une étiquette appropriée ?
Mais je ne l'aime pas trop. C'est une étiquette connotée, ça ne représente pas vraiment mon travail de photographe. En un sens, j'espère que mon travail n'est pas perçu uniquement comme lié au conflit – des gens qui tuent des gens, et ainsi de suite. Dans les contextes de violence et de répression, j'essaie de trouver des moments qui transcendent la situation. Parfois je n'y arrive pas, mais c'est mon objectif principal. Je ne veux pas montrer des événements et des images qui rendent les gens insensibles à la longue : des photos de cadavres ou de violence. Donc, « photographe de guerre » est un terme que je n'aime pas utiliser.

Le Caire, Égypte, le 28 janvier 2013. Un manifestant couvre sa tête avec un sac plastique qui lui sert de masque à gaz de fortune.

Vous avez déclaré rechercher « les points positifs communs de l'esprit humain », dans le but de « rappeler la dignité et l'espoir qui se trouvent dans les zones de conflit ». C'est toujours une chose à laquelle vous croyez, et que vous recherchez après toutes ces années de guerre, de haine et de mort ?
Oui. Si ce n'était plus le cas, j'arrêterais de faire mon boulot. Mais je ne vais pas vous mentir : après tant d'années, ces scènes atroces deviennent presque monotones : on comprend que ça ne s'arrêtera jamais, que ça continuera encore et encore.

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Mais je reste motivé. C'est important de continuer. On veut tous sauver le monde et changer des vies, mais ce n'est pas tout le temps possible. Ce qui est essentiel, c'est de contribuer au dialogue.

Y a-t-il eu un projet qui a failli vous faire tout quitter ?
Je dirais l'Afghanistan. C'est l'endroit où j'ai passé le plus de temps dans ma carrière. J'y étais allé assez tôt, quand l'Alliance du Nord avait envahi Kaboul, et la dernière fois que j'y suis allé, c'était en 2010. Au début, il y avait de l'espoir. Je montrais un nouveau monde à une audience occidentale ; l'Afghanistan n'était pas vraiment connu à cette époque, et c'était exaltant. Mais la situation s'est vite détériorée.

Rétrospectivement, je pense que j'avais beaucoup d'espoir. En fait, c'est surtout que j'étais jeune ; au début de ma carrière, j'étais excité à l'idée de me retrouver dans un décor à la Seigneur des Anneaux. C'était une aventure incroyable. J'étais payé pour le faire ; payé pour partager mes photos avec les gens. Tout allait pour le mieux. Mais avec le recul – et après y être retourné tant de fois –, je me suis posé des questions. Qu'est-ce que mon travail signifiait ? Quel était le lien entre mon boulot et ce qui se passait là-bas ? Et c'est là qu'on se met à perdre espoir.

Bagdad, Irak, avril 2003. Les Irakiens sont à la recherche d'un pilote américain abattu au-dessus du Tigre, à Bagdad, au cours des premiers jours de guerre.

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Comment gérez-vous le danger ? Dans la photo ci-dessus, vous êtes avec des Irakiens qui fouillent les roseaux du Tigre à la recherche d'un pilote américain abattu, dont ils pensent qu'il s'est planqué là. C'est une scène de lynchage.
En fait, tout s'est plutôt bien passé. L'Irak était encore un État policier ; les choses ont tendance à ne pas dégénérer dans les États policiers. Tout le monde a peur d'aller trop loin. Le vrai danger se trouve en Égypte à l'heure actuelle, par exemple. Lorsque vous êtes au milieu d'une foule, personne n'est responsable, il n'y a pas de structure et la foule peut se retourner contre vous en quelques secondes. Ça, c'est le vrai danger. Dans cette photo en Irak, oui, ils auraient tabassé ou tué le pilote, mais je ne pense pas que j'étais en danger personnellement. Les journalistes sont plus exposés aux risques dans les situations hors de contrôle.

Vous viviez au Caire jusqu'au début de cette année. Vous y bossez toujours beaucoup, je me trompe ?
C'est exact. Je viens de m'installer en Espagne.

Votre nouveau projet de livre porte sur l'Égypte. En tant que résident de longue date dans le pays ayant couvert le conflit, vous est-il possible de traiter les troubles actuels de façon objective ?
C'est un sujet compliqué. D'après moi, ce qu'on nomme objectivité n'a pas vraiment d'importance. Je ne pense pas que l'objectivité soit importante lorsqu'on juge le travail de quelqu'un. Je pense que l'honnêteté est un facteur plus important. Suis-je en osmose avec mon travail ? C'est une question que je me pose fréquemment. Dans des situations où l'on est partie prenante, nos opinions et nos expériences directes jouent un rôle important – si ce n'était pas le cas, nous serions des robots. Les émotions et les sentiments sont réels. Je m'efforce d'être objectif quand je réalise un reportage pour un journal, en tant que journaliste, mais pour mes projets à long terme – comme mon travail sur l'Égypte – je cherche surtout l'honnêteté.

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Le Caire, Égypte, le 29 octobre 2011. Les officiers de la police égyptienne à bord d'un de leurs camions, sous un pont d'autoroute. 

Parlez-moi davantage de ce projet de livre.
Il relate la révolution en Égypte et le Printemps arabe. Il parle des questions que cette révolution a soulevées à l'époque et ses répercussions actuelles. De cette quête d'une nouvelle identité dans certaines parties du Moyen-Orient. C'est ce que j'essaie de couvrir. Mais je m'efforce de m'y intéresser d'une façon plutôt « lyrique », ce n'est pas un bouquin journalistique. Ce n'est pas une chronologie d'événements, c'est un récit personnel.

Vous aviez bossé avec Human Rights Watch. Défendez-vous l'idée qu'un photographe se doit d'être un activiste, un militant ?
C'est le but, non ? Mais il ne faut pas se voiler la face ou se montrer trop idéaliste. Parce que dans ce cas, on court le risque de devenir une caricature de soi-même. J'essaie de contribuer au dialogue. Évidemment, si une image que j'ai prise ou une histoire que j'ai racontée a un impact réel et palpable, si elle transforme des vies, alors c'est incroyable. J'espère que mon travail a parfois cette intensité-là. Mais on peut continuer à sensibiliser les gens qui voient notre boulot. Donc je pense que ça en vaut la peine.

Le Caire, Égypte, le 22 novembre 2011. Un manifestant blessé à la tête est évacué du front à moto lors d'affrontements près de la place Tahrir.

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Le Caire, Égypte, le 2 mai 2012. Scène d'affrontements dans le district d'Abbaseya au Caire entre les manifestants demandant le retour du régime civil et les manifestants pro-militaires.

Le Caire, Égypte, le 16 août 2013. Les médecins tentent de réanimer un partisan des Frères musulmans tué par balle lors d'affrontements contre les forces de l'ordre égyptiennes dans le district de Ramsès.

Ismalia, Égypte, le 20 avril 2011. Une photo de Mohamed Mashour en prison se trouve au milieu de plateaux de gâteaux à l'intérieur de son appartement.

Le Caire, Égypte, le 28 octobre 2011. Le cortège funèbre qui suit le cercueil d'Essam Ali Atta, 23 ans, un petit délinquant tué par les gardiens de prison alors qu'il purgeait une peine de deux ans dans la prison de haute sécurité de Tora, au Caire.

Le Caire, Égypte, le 25 janvier 2013. Affrontements entre les jeunes manifestants et la police égyptienne près de la place Tahrir, lors du deuxième anniversaire de la révolution du 25-Janvier.

Le Caire, Égypte, le 16 janvier 2011. Sharifa Ibrahim, une infirmière du Comité islamique Sharif – un centre communautaire des Frères musulmans dans le district de  Choubra au centre du Caire.

Le Caire, Égypte, octobre 2011. Un pont pour automobiles dans le quartier de Zamalek.

Centre-ville du Caire, Égypte, novembre 2011. 

Bagdad, Irak, le 1er mai 2003. Un soldat américain crie sur une foule qui s'est rassemblée sur les lieux d'une explosion dans une station d'essence illégale.

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Gulbahar, Afghanistan, en novembre 2001. Les renforts de l'Alliance du Nord arrivent dans le village de Gulbahar, au nord de Kaboul, pour se préparer à l'assaut final de Kaboul afin de reprendre la capitale afghane des mains des talibans.

Qalât, dans la province de Zabol en Afghanistan. Un soldat afghan s'agenouille à côté d'un traducteur afghan – qui travaillait avec l'armée américaine – mort après que son véhicule a été accidentsé lors d'une patrouille de nuit dans la province de Zabol.

Le Caire, Égypte, en janvier 2013. Un manifestant au milieu d'un nuage de gaz lacrymogène sur la corniche du Caire.

Le Caire, Égypte, en décembre 2013. Un mendiant cairote.