Monsieur Créativité

Si, un jour, un homme devait apparaître sur le campus, invité par le président de l'université, un homme en costume, assez vieux pour avoir connu une longue et prestigieuse carrière, mais trop jeune pour pouvoir prendre sa retraite, et annonçait la raison de sa venue, celle d'accroître la créativité, et qu'à cette fin il devait faire un tour des départements, déjeuner avec les chefs desdits départements, se retrouver dans divers petits groupes afin de solliciter des opinions et des idées, et de cette façon déterminer de quelle façon la créativité pourrait jouer un rôle plus important, alors ils seraient ravis de le rencontrer et d'y participer. Mais peut-être qu'ils ne seraient pas si ravis que ça et qu'ils le suspecteraient plutôt d'être un mouchard envoyé ici afin d'alourdir leur charge de travail avec son idée de « créativité », ou, pire, ici pour décider qu'ils ne sont pas essentiels, des employés peu créatifs finalement, alors les professeurs préféreraient l'ignorer, remettre à plus tard ses réunions, rire de lui lorsqu'il quitterait la pièce, assez fort pour qu'il puisse en entendre l'écho au loin, dans le couloir.De plus, qu'est-ce que cela veut dire, « augmenter la créativité » ? Ils se mettraient peut-être à l'appeler L'homme de la Créativité ou M. Créativité et de fait, ne lui donner aucune idée, ou seulement des idées ridicules et les lui proposer, idées qu'il pourchasserait pendant des semaines, qui seraient ensuite présentées au président, qui, lui, soulèverait un sourcil, ferait claquer ses doigts, puis froncerait un autre sourcil.

Mais si, une année plus tôt, M. Créativité était parti très loin, de l'autre côté du pays, parce que sa femme avec laquelle il était depuis 20 ans l'avait quitté, et son employeur depuis 12 ans licencié, et que ses enfants étaient partis à l'université, alors peut-être connaîtrait-il des endroits qu'il n'a jamais visités, des segments dans lesquels il n'a jamais travaillé ? Il n'a jamais voulu créer de problèmes, mais il était dans un tel état de dépression lorsque son vieil ami de lycée, à présent président de l'université sur l'autre côte, lui demanda de venir faire son numéro de M. Créativité une première fois, en l'honneur de leur vieille amitié, montrant en lui une foi qu'il n'aurait jamais montrée aux autres. Il avait la chance d'être reçu sur la côte est, afin de démarrer une nouvelle vie (il pouvait enfin le faire – pourquoi ne l'avait-il pas fait avant ?), et qui sait, peut-être qu'il pourrait rencontrer quelqu'un, une femme avec laquelle il pourrait vieillir. Parmi toutes ces facultés éparpillées dans cette région froide, dans cette petite ville, il doit bien y avoir des divorcées, des veuves, quoique bien sûr, on ne souhaite cela à personne.

C'est donc avec détermination – pas vraiment avec enthousiasme, mais avec cette obstination qui pousse les moins bien lotis comme lui à saisir la main d'un autre pour remonter dans le monde des vivants, une forme d'« optimisme » si l'on veut – qu'il referma sa valise et se prépara pour prendre l'avion.

Ce texte est extrait du numéro Fiction 2015.