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LE NUMÉRO MODE 2011

Ophélie Klere et François Alary De Dévastée

On se devait de rencontrer un couple qui s'est choisi « Dévastée » comme nom. On aime bien les blazes d'apocalypse. Tiens, c'est le numéro mode et ils ont justement une ligne de vêtements dont on pourrait parler, noire

On se devait de rencontrer un couple qui s’est choisi « Dévastée » comme nom. On aime bien les blazes d’apocalypse. Tiens, c’est le numéro mode et ils ont justement une ligne de vêtements dont on pourrait parler, noire et blanche, dans un style « mignon-macabre » assez éloigné de l’imagerie « goth de lycée qui aime les bandes dessinées japonaises et vit reclus dans l’autodétestation » pour qu’on trouve que ça défonce. Ophélie et François sortent et travaillent ensemble depuis un moment. Ils sont rentrés dans la mode par une porte détournée et commencent à faire parler d’eux à l’international. François dessine les motifs, Ophélie imagine les coupes. Ils finissent souvent les phrases de l’autre. Leur société s’appelle Postmortem Sarl. Et ils sont charmants.

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Vice : Ça vous est venu comment ce nom ?

François Alary :

C’est une idée qu’on a eue comme ça. L’accord au féminin, c’est parce qu’on a créé la marque à l’occasion du festival de Hyères donc c’était une collection féminine. À l’origine, tout le monde l’a vu comme quelque chose de presque punk, un truc assez violent. Mais nous, quand on s’est demandé comment c’était une femme dévastée, on s’est imaginé une femme plutôt calme. Une forêt dévastée c’est toujours après, après l’incendie, avec les ombres encore fumantes. On a imaginé une femme super belle…

Et ravagée.

F :

D’ailleurs L’

Amant

s’ouvre sur une citation qui résume bien l’idée de départ. C’est quelqu’un qui vient voir la jeune héroïne et lui dit : je trouve que votre visage est beaucoup plus beau avec l’âge, maintenant qu’il est dévasté.

Si c’est vraiment comme ça dans la vie, c’est cool.

Ophélie Klere :

Le problème c’est que pour que ce soit comme ça, il faut y croire. C’est le détail qui fait que ça marche.

Comment vous vous êtes rencontrés ?

O :

Au lycée, en terminale. C’est un peu le moment où on cherche ce qu’on va faire de sa vie. François devait partir aux États-Unis pour faire du cinéma. Moi, je devais faire Sciences Po. Et puis, quand on s’est rencontrés, François s’est réorienté sur la mode. À l’époque il s’intéressait énormément aux collections. Moi, j’ai toujours aimé ça. On a réussi à intégrer la même école de mode, juste après le bac, ESMOD Paris.

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Et alors, tu l’emmenais au cimetière pour la draguer ?

F :

Pour moi, la mort et les cimetières, ça remonte vraiment super loin. Quand j’étais au lycée, je séchais les cours et on allait au cimetière juste à côté. Il y avait une espèce de chapelle abandonnée et j’y emmenais Ophélie.

Là t’en as pas marre des cimetières ?

F :

Non. Tu sais les espèces de monuments qu’on y voit ? Il y a comme des poignées de tiroir et depuis que je suis tout petit, j’imagine que sous ces tiroirs il y a des espèces de souterrains immenses, des sortes de Disneyland, des parcs d’attraction… Et j’ai vu des caveaux ouverts.

Il y a à la fois un côté sombre, gothique, et un côté Moumines dans tes dessins.

F :

J’étais pas gothique quand j’avais 3 ans. C’est quelque chose qui m’est resté. C’est comme avoir cru au père Noël et ne pas pouvoir s’empêcher d’y croire un peu encore plus tard.

O :

Un hôpital, je trouve ça beaucoup plus morbide. Les cimetières, ça ne mange pas de pain.

Votre première collection avait un côté super artisanal, non ?

F :

C’était ce projet pour Hyères. On ne savait même pas comment on vendait une collection. On ne savait pas que les salons existaient, les bureaux de presse, tout ce « système » de la mode. On avait fait des broderies sur les vêtements, des pièces uniques. C’est après qu’on s’est rendu compte que c’était un projet fou.

O :

Et toi en dernière année d’ESMOD, en spécialisation tu avais choisi « costume de scène ». Ta robe de dernière année, tu l’as entièrement cousue à la main. On était encore dans une démarche artisanale.

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Et ça a marché ? Vous avez gagné ?

O :

Non, on n’a pas gagné.

F :

Mais on a rencontré les gens qu’il fallait, qui nous ont mis le pied à l’étrier pour rentrer dans l’industrie de la mode. Le festival nous a beaucoup soutenus en nous sélectionnant. Mais il y a eu une réaction assez violente, beaucoup de gens ont détesté. On avait imaginé la chambre de quelqu’un qui s’était suicidé. Il y avait un mannequin de femme pendue avec un sac en plastique sur la tête.

O

: Qui était habillée avec les vêtements et tout autour de la pièce… des papiers, des dessins…

F :

C’était hyper oppressant. Mais on a rencontré Nick du salon Rendez-vous qui nous a invités et on a commencé comme ça.

Vous avez découvert le concept d’attaché de presse.

F :

Et même, comment créer sa société. On est arrivés sur le salon, on a demandé à Nick s’il fallait avoir une société quand on vend des vêtements. Et puis des Japonais sont venus. On leur a vendu les vêtements avec un carnet d’épicier.

O :

J’ai cousu les trente pièces de la première production.

F :

Et on n’avait même pas mis de contexture. Ils ont reçu les vêtements et nous ont dit : « C’est super, on est vachement contents mais il n’y a pas d’étiquette. »

O :

Ces trente premières pièces, ils les ont vendues direct. Donc ils nous ont dit qu’ils nous distribueraient à la saison d’après. Là, ils ont acheté des samples et ça s’est multiplié par dix la deuxième saison. On n’a jamais voulu se la jouer : « Attention, on arrive dans la mode… »

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« On a un business plan… »

O :

Vraiment pas. On n’avait pas d’argent et on n’en a même pas investi. D’où les pièces uniques, les trucs faits soi-même. On a essayé un truc parce qu’on sentait qu’il fallait qu’on essaye à ce moment-là. Moi, j’avais des propositions de stage, chez Galliano notamment. François a failli se faire embaucher à l’Opéra de Paris comme assistant de la chef costumière qui avait flashé sur lui. Et finalement on s’est dit : « Non, on a rencontré des gens au cours de nos stages qui se sentaient pieds et poings liés une fois qu’ils étaient embauchés… » On n’avait pas envie de faire la même erreur. On a décidé de tenter. Et on a trouvé des personnes clés comme Nick, et Catherine Miran.

F :

Notre attachée de presse. On la rencontre et on se rend compte qu’elle vient du même village qu’Ophélie, à dix kilomètres près, dans le sud de la France. Elle a dit : « Bon, je vais vous prendre en presse. Il faudrait que vous mettiez la collection chez nous. » Donc Ophélie a recousu toute la collection.

O :

En un week-end. Douze pièces.

Elle est connue. Elle a dû vous ouvrir les portes de Paris.

F :

On a eu de la chance, c’est sûr. Après, on en a eu moins. Il a fallu qu’on produise plus sérieusement. On a rencontré des gens en Italie et là, ça s’est un peu plus mis à galérer.

Comment ça ?

F :

Nous, il faut qu’on contrôle tout, qu’on voie les vêtements. Ophélie s’est même mise à l’italien.

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O : Quand tu as une petite production, tu passes après d’énormes clients. Et puis ce n’est pas facile de travailler avec l’Italie, en tout cas dans le domaine textile. Quand t’es jeune ils te croquent, ils te bouffent, ils te pompent tout ce qu’ils peuvent te pomper.

F :

On a commencé par des collections vraiment instinctives, on ne savait pas ce que ça voulait dire « vendre ». Et après il a fallu qu’on enchaîne. On a essayé de faire un peu de couleur, de la fourrure. Des trucs qui ne nous allaient pas du tout.

Et du coup vous avez vécu le côté chiant de la mode.

F :

Produire en étant au courant des ventes parce que tu as le retour des ventes des collections. Il faut en faire complètement abstraction pour créer quelque chose qui soit le même tout en étant différent.

O :

Alors ça, c’est vraiment le paradoxe ultime. « Mais soyez différents, innovez », suivi de « ah, attention, on ne vous reconnaît pas ». C’est infernal. On a arrêté d’écouter ce qu’on nous disait.

Vous n’êtes que deux à travailler sur les modèles ?

O :

On fait tout nous-mêmes parce que c’est impossible de déléguer. À chaque fois qu’on a délégué, on a perdu et de l’argent et de la crédibilité par rapport aux clients.

J’ai l’impression que les gens qui travaillent dans la mode passent tout leur temps à bosser.

O :

Je ne connais personne dans mon entourage qui bosse plus que nous, que ce soit, je sais pas, des employés de ­bureau, des artistes…

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F :

Heureusement qu’on est ensemble parce que sinon on n’aurait pas de vie.

O :

Heureusement qu’on s’est rencontrés avant, ouais, parce que sinon t’es célibataire à vie.

F :

C’est pour ça que les couples dans la mode ne se séparent pas ; impossible de se séparer une fois que t’es dedans.

O :

Quand tu arrives à travailler autant à deux et à être aussi complémentaire… On n’a presque pas le temps de s’engueuler.

F :

Enfin si, on s’engueule.

Mais vous vous engueulez sur des prototypes.

O :

C’est vrai.

Comment vous vous répartissez le travail ?

F :

Moi je dessine, je ne sais pas du tout faire les formes.

C’est quoi le style Dévastée ?

O :

On développe au fil des saisons une sorte de négligé très structuré. On ne fait jamais de tailles marquées ou des choses pseudo féminines. On essaye de développer une féminité qui passe par une sorte d’amplitude qui tombe à des endroits précis du corps. Les épaules, c’est un truc qu’on travaille toujours énormément. La taille, aussi. Les coupes sont amples sans jamais grossir, elles tombent toujours de manière à montrer à certains endroits du corps une certaine nonchalance. On ne veut pas que la fille qui s’habille en Dévastée soit ultra sapée. On veut que ça lui donne une certaine stature. C’est pour ça qu’on travaille beaucoup la carrure. Elle en impose.

La robe blanche dans votre dernière collection est coupée comme ça.

O :

Oui. Mais le plus important chez nous c’est quand même les vestes. Quand une cliente essaye un manteau, il faut qu’elle ait un déclic tout de suite. En principe elle l’a. C’est-à-dire qu’elle est à la fois masculine, épurée, stricte, et en même temps ça l’affine, ça lui donne un port de tête, ça la fait se tenir droite. Il y a plein de trucs comme ça. Même quand un manteau est long, fluide et négligé, il y a toujours une longueur de manche kimono particulière, une croisure.

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F :

Ophélie a plein de secrets. Les robes avec ces trucs qui rentrent…

O :

Des côtés entravés de quelques centimètres qui font que ça ne va pas tomber comme une cloche mais avec un mouvement, comme si la fille marchait, pour allonger la ­silhouette et donner une attitude.

F :

Elle a créé plein de basiques. On suit certains modèles depuis sept ou huit saisons. Ça devient des best-sellers. On change le tissu, on change le motif. C’est ce qui a fait notre succès par rapport à d’autres marques qui sont obligées de se renouveler en permanence.

O :

Moi, je conçois des vêtements comme un tailleur et forcément, ça se démode beaucoup moins. C’est vraiment des classiques.

F :

Avec beaucoup de créateurs tu payes super cher mais ça craint parce tu dois avoir les pièces de la saison. Nous, ce n’est pas du tout ça. Même toi, tu portes des trucs d’il y a six, sept, huit saisons sans problème. C’est presque comme une collection ininterrompue.

Qu’est-ce qui déplaît au monde de la mode dans ce que vous faites ?

O :

Le côté pas chiadé, pas rêve d’enfant qui habille ses poupées. C’est ce qui fait notre modernité, je crois. On fait défiler les filles à plat parce qu’on trouve ça beau. Quand je regarde les autres collections, je trouve qu’on sent qu’elles ont été dessinées par des hommes. Leur vision de la féminité est très aseptisée. Comme s’ils n’aimaient pas les femmes. Ce côté ultra épilé, aux antipodes des années soixante-dix, je trouve ça ultra flippant.

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Vous avez été marqués par quels créateurs ?

O :

Quand j’ai commencé à m’intéresser aux défilés, c’était vraiment l’ère de Galliano. Quand il a débarqué chez Dior, qu’il a fait ses défilés, c’était une mise en scène tellement au-delà de la mode. À ce moment-là, McQueen, Galliano et Gaultier, c’étaient les trois kings de la mode. Après j’ai bien aimé les Belges, plutôt Theyskens. Au niveau de la coupe j’ai toujours été impressionnée par Ghesquière.

C’est triste que le triumvirat McQueen, Galliano, Gaultier, ait eu le devenir qu’on sait.

F :

Il reste Gaultier.

O :

Il y a un truc qui ne va pas dans la mode en ce moment ; Decarnin de Balmain est interné à Saint-Anne depuis janvier. Le styliste est le fusible de plein de gens autour.

Mais vous, vous êtes indépendants ?

O :

Il faut distinguer le créateur qui a un groupe derrière qui aligne, et le créateur qui n’a pas de groupe derrière, et qui finance. Il y a le pour et le contre. Parce que nous, on n’a personne derrière.

Pourquoi vous avez mis au féminin « Je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé » de Nerval sur un vêtement ?

F :

À ce moment-là, on habitait en banlieue, on en avait ras-le-bol. On a trouvé un endroit qui s’appelle Senlis. C’est une ville médiévale, à quarante kilomètres de Paris. Il y a plein de forêts et c’est de là qu’est originaire Gérard de Nerval. Du coup, je me suis mis à relire tout Nerval et maintenant on habite à Senlis.

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O :

Dans une chantrerie. C’est une bâtisse qui a été construite entre le XIIe et le XVIIIe. Il y a une tour avec un escalier en colimaçon.

Ça a l’air génial.

O :

Toutes les rues sont pavées, c’est très préservé. Mais pas comme un truc qu’on aurait mis sous verre.

Votre dernière collection avait presque un côté psychédélique, comme si le Cri de Munch était sur le point de se transformer en smiley.

F :

Toujours, ce sont des images qui s’imposent. On ne sait jamais quoi écrire dans les dossiers de presse parce que les collections racontent soit un truc qu’on a vu la semaine précédente, soit un truc hyper lointain de l’enfance. C’est psychédélique dans ce sens. Et puis ce sont des références très personnelles.

O :

Ça va être le cimetière de Cahors et puis le cimetière de Prayssac qui est juste à côté. On retourne tout le temps dans le Lot ou dans d’autres coins du sud de l’Angleterre et après on s’en sert pour les collections.

Où ça en Angleterre ?

O :

Le Country 1066. C’est un triangle qui part de la côte et qui fait plein de bleds hallucinants. C’est hyper beau. Des cottages, des jardins avec une espèce de bordel un peu à l’anglaise. On y a été au printemps, au moment où ça commence à exploser. Des lézards, des insectes. On dirait que ça brûle de beauté.