L’histoire du Parisien qui prend des milliers de photos pour combattre ses TOC

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Culture

L’histoire du Parisien qui prend des milliers de photos pour combattre ses TOC

Dans l'intimité d'un homme qui photographie la fermeture de son robinet de gaz pour ne pas avoir à le faire dix fois dans la journée.

Paris, jour indéterminé, courant de l'année 2008. Au détour d'un chantier à l'arrêt, des ouvriers engloutissent un jambon-beurre suintant la graisse, tandis qu'une mère de famille ventripotente déplace avec difficulté un caddie à motif tartan. Les toitures luisent sous l'effet d'une pluie dite drue par les tenants de l'orthodoxie météorologique. Un homme se faufile entre les voitures avec aisance avant de faire demi-tour. La raison ? Il pense avoir oublié de fermer son robinet de gaz. En est-il sûr ? Absolument pas. Arrivé chez lui, il en profite pour vérifier qu'aucune cigarette n'est restée allumée dans le cendrier. En repartant, il s'assure à plusieurs reprises que sa porte est bien fermée. Trois minutes plus tard, il monte sur son scooter. Dix minutes plus tard, rebelote. Demi-tour, montée des escaliers, vérification du gaz, du cendrier, de la porte. Redescente des escaliers. Démarrage du scooter.

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Cette histoire est celle d'Andrea Aggradi. Du moins, c'était la sienne jusqu'à une épiphanie radicale assez récente, au cours de laquelle cet Italien – qui réside à Paris – a compris que son smartphone pouvait lui permettre de mieux contrôler les TOC dont il était victime. Bien conscient du « caractère absurde » de son trouble – pour reprendre les termes de l'Association Française de personnes souffrant de Troubles Obsessionnels et Compulsifs, ou AFTOC – Andrea s'en est émancipé le jour où il s'est mis à photographier différents éléments de son domicile avec son téléphone pour s'assurer que son appart n'allait pas prendre feu, ou exploser. De cette habitude sont nées des milliers de photos, conservées précieusement sur son téléphone et son ordinateur.

C'est à partir de cette masse de données banales que Léa Neuville et Pamela Maddaleno – de la maison de microédition Gazzarra – Francesco Fioretto – directeur artistique – et Andrea Gandini – photographe et fondateur de la galerie Jitterbug à Paris – ont mis en place une exposition intitulée TOC (Trouble Obsessionnel Compulsif), qui se tiendra du 8 octobre au 17 novembre à Paris. Les deux Andrea ont eu la gentillesse de me recevoir pour évoquer la difficulté de s'accommoder d'un TOC au quotidien, l'importance d'une telle archive et le défi que représente la transposition de milliers de photos numériques en clichés physiques et palpables dans un espace aussi réduit qu'une galerie.

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VICE : Tout d'abord, question simple. Comment vous connaissez-vous ?
Andrea Gandini : Pour tout te dire, je connais Andrea depuis très longtemps – un truc comme 15 ans. J'ai rapidement remarqué qu'il portait une attention particulière à certains aspects de son quotidien – une attention liée au contrôle. En fait, il a besoin de se souvenir qu'il a fait une chose précise pour éviter de rentrer chez lui pour vérifier que le robinet du gaz est bien fermé, par exemple.

Depuis l'arrivée des smartphones, cette attention a été quelque peu simplifiée. En fait, il s'est mis à tout prendre en photo.

Andrea Aggradi : Je crois qu'un jour, en observant mon téléphone, j'ai eu une illumination. Je me suis dit : « Mais oui, c'est ça ! » Le smartphone est devenu un outil essentiel dans ma vie à partir de l'année 2010, je crois. Avant ça, il m'arrivait de faire cinq ou six demi-tours d'affilée pour tout vérifier. C'était beaucoup plus préoccupant.

Pourtant, j'essayais de faire des gestes précis afin qu'ils restent ancrés dans ma mémoire – comme des pense-bêtes physiques. Par exemple, je tapais sur la porte pour me souvenir que je l'avais fermée, je passais ma main sous l'eau pour me rappeler que le robinet n'était pas ouvert, etc. Ça ne marchait pas trop et je remettais souvent en question ces gestes-là. Bon, après, je t'avoue qu'il m'est également arrivé de mettre en doute les photos sur mon smartphone.

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Et que contrôles-tu précisément chez toi ?
Andrea Aggradi : Aujourd'hui, tout tourne autour de quatre éléments à contrôler à chaque fois que je sors de chez moi : le robinet de l'eau, le robinet du gaz, le cendrier et la porte. Il s'agit des quatre sujets qui reviennent quotidiennement.

Après, il y a aussi ce que l'on a appelé dans le cadre de cette exposition des « extras TOC ». Ces photos ont été prises dans des cadres un peu à part, comme quand je dois gérer la maison d'amis ou quand je pars en vacances. Dans un tel cas de figure, je prends absolument tout en photo.

Ça fait longtemps que tu souffres de TOC, au fait ?
Andrea Aggradi : Ça doit faire plus ou moins 15 ans que je souffre de ce TOC-là, lié au contrôle. À côté, j'en ai eu d'autres, que j'ai traités via des médicaments. J'avais la phobie de la contamination alimentaire par exemple. C'est un truc qui m'a fait perdre 10 kg. Bon, au final, c'était pas si mal, j'ai pu maigrir comme ça ! La technologie ne pouvait rien faire pour moi.

Quel est l'élément déclencheur de ces TOC, selon toi ?
Andrea Aggradi : Sans aucun doute le stress – c'est la clé. Aujourd'hui, quand tout va bien, il m'arrive de partir sans prendre aucune photo ! À l'heure actuelle, si je prends des photos, c'est surtout par habitude. Elles me permettent de parer à un possible stress qui pourrait naître à un moment donné.

Je désire simplement faire preuve de responsabilité, en fait. Certaines personnes me disent : « Mais t'en fais pas, au pire, si t'as un accident avec le gaz, tu as les assurances. » Je déteste ce genre de raisonnement.

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Je peux le comprendre. Et si j'ai bien saisi, tu n'as jamais fait mystère de tes TOC auprès de tes amis.
Andrea Aggradi : Tout à fait.

Andrea Gandini : À l'époque, je lui avais dit de ne pas jeter ses photos, au cas où. Bon, après, il ne les aurait pas jetées quoi qu'il arrive !

Andrea Aggradi : Oui, ça, c'est évident ! En fait, je garde tout, c'est aussi simple que ça. Je ne jette aucune photo. Mes photos de vacances, de soirées, je les garde toutes. Je n'aime pas jeter. D'ailleurs, actuellement, la mémoire de mon téléphone est pleine. J'élimine les photos les plus vieilles en espérant les avoir déjà transférées sur mon ordinateur – ce qui est quasiment sûr.

Un cendrier, vide

Andrea, en tant que directeur d'une galerie, pourquoi t'es-tu intéressé à cette immense base de données ?
Andrea Gandini : Je trouve que les séries ont un intérêt en soi. La dimension compulsive, obsessionnelle, maladive, voire simplement créative d'une grande quantité d'éléments en rapport avec un seul sujet me paraît intéressante. Après, je n'imaginais pas l'ampleur de la chose. Quand j'ai eu de la place pour organiser une expo – quand j'ai créé la galerie Jitterbug il y a un an, en somme – je suis revenu vers lui pour lui demander s'il avait tout gardé. Ce qu'il avait fait.

Il possède des milliers de photos. En plus, depuis deux ou trois ans, il fait aussi des vidéos. Dans le cadre de l'expo, au-delà des plus de 3 000 photos datées – certaines, dont la date demeure inconnue, seront marquées comme telle – il y aura des vidéos, qui seront diffusées. Ces dernières sont très courtes. Elles peuvent durer trois secondes et seront montées les unes après les autres. On a pris soin de diffuser le son de ces vidéos, qui servira de fond sonore lors de l'expo. On peut entendre Andrea dire : « Le gaz est fermé », etc.

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Andrea Aggradi : Après, il faut bien comprendre que ces photos ne sont pas des photos à mes yeux. Il s'agit de simples notes. Je n'ai aucune velléité artistique.

Andrea Gandini : D'ailleurs, Pamela, Léa et Francesco et moi avons mis un point d'honneur à ne pas surinterpréter ces clichés. Ce qu'on a fait, c'est sortir des « tiroirs » des milliers d'images. Bien entendu, on a dû les rendre lisibles pour le public, mais on désirait ne pas en faire dire plus à un matériel qui en dit déjà beaucoup. On veut laisser le spectateur libre de sa lecture.

Un robinet d'eau, bien fermé

J'imagine que monter l'exposition n'a tout de même pas été évident, vu l'ampleur du matériel comme tu dis.
Andrea Gandini : C'est vrai. Cette exposition a été montée en prenant en compte plusieurs contraintes. Tout d'abord, une contrainte économique : publier 3 000 photos n'est pas chose facile. Ensuite, une contrainte organisationnelle. On aurait pu présenter ces photos de manière chronologique, tout bonnement. Le problème, c'est que ç'aurait été chiant. Au final, on a décidé de les grouper par thème : il y a donc un mur dédié au robinet de gaz, un autre dédié à la porte, etc.

On s'est vraiment pris la tête pour savoir comment on allait traiter ces milliers de photos, comment on allait les disposer, si on allait les installer en mosaïque ou si on allait mettre des bordures pour les séparer.

Je vois. Sinon, pour finir, pourquoi pensez-vous que le thème des TOC fascine autant ?
Andrea Gandini : En discutant avec les gens, on a compris que les TOC parlaient à tout le monde. J'ai vu naître certains sourires lorsque j'ai évoqué le projet. À des niveaux très différents, tout le monde est plus ou moins touché par les TOC.

C'est tout à fait vrai dans mon cas. Merci encore, Messieurs.

L'auteur tient à remercier Léa Neuville pour la tenue de cette interview.

Romain est sur Twitter.