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Musique

PEREZ : « Pourquoi est-ce interdit d’être infidèle en musique ? »

J'en ai fait l'expérience : quand on vient du hardcore, on n'a pas le droit de faire de la pop, de la house ni de la chanson française.

L'auteur de l'article en concert avec Adam Kesher, circa 2007. Toutes les photos sont publiées avec son aimable autorisation.

Je fais de la musique depuis que j'ai 14 ans. Aujourd'hui j'en ai 29, j'ai un projet solo de pop chantée en français sous le nom de PEREZ, je joue aussi dans un groupe de rock qui s'appelle Beat Mark. Durant mes quinze années d'activité musicale, j'ai joué dans beaucoup de groupes et abordé pas mal de styles musicaux : hardcore, metal, electronica, post-punk, new disco, shoegaze – et même un honteux projet d'abstract hip-hop aux alentours de mes 18 ans, quand la plupart des gens ne trouvaient rien à redire à aduler un mec comme le rappeur-songwriter Buck 65.

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J'ai toujours eu beaucoup de plaisir à éprouver les codes de ces différents genres, même si le résultat laissait parfois fortement à désirer et ne méritait pas mieux que de couler avec le navire Myspace première mouture et sa pléthore de spams Macy's dans les abysses du web. Depuis quelques années, mes goûts et mes envies se sont un peu stabilisés. J'ai arrêté de monter un nouveau groupe tous les quatre mois. Pour autant, au sein de mes deux projets actuels, je continue à envisager la pratique musicale comme quelque chose voué à se déplacer sur la vaste carte des musiques populaires. La musique numérisée et partagée à l'échelle mondiale a permis de relativiser l'histoire officielle. On s'est rendu compte que les innovations qu'on attribuait à un groupe new-yorkais des années 1980 existaient déjà dans la musique d'un obscur artiste nigérian des années 1970 lui-même inspiré par la bande-son d'un film de propagande soviétique des années 1960.

Napster, et tout ce qui a suivi, fut un moyen pour moi de prendre mes distances avec les idées de tabula rasa et de création ex-nihilo, des idées, à mon avis, tout à fait malhonnêtes lorsqu'on parle de création artistique. J'en ai tiré les conséquences : je préférerai déambuler joyeusement, faire du cut-up, du réagencement, plutôt que creuser le même sillon avec abnégation. Ma démarche serait donc celle d'un infidèle. Et c'est de cette infidélité en musique que j'aimerais parler.

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L'auteur avec des proches, 2007.

Entre 2003 et 2008, j'ai hurlé et j'ai joué du clavier dans un groupe de metal ambiant nommé Year of no Light. Le highlight de mon expérience dans ce groupe fut un concert très cool au festival hollandais Roadburn qui se solda par la fouille complète de notre camion par des bergers allemands à la recherche de psychotropes. Le groupe a continué sans moi et dans les crédits de l'album qui a suivi mon départ fut accolée à mon nom la mention « R.I.P ».

Outre le fait que de nombreuses personnes ont cru que j'étais réellement mort – Dieu merci ma mère n'étant pas une metalhead, elle n'est pas tombée sur ce disque un jour où je ne répondais pas au téléphone –, cette anecdote me semble particulièrement significative, sous deux aspects. D'abord, elle montre que chaque « scène », chaque genre musical possède un sens de l'humour spécifique. Ensuite, elle illustre le fait qu'un changement de style chez un musicien s'apparente souvent à une mort symbolique.

Personne ne reprochera à un réalisateur ou à un écrivain de s'essayer à différents genres. On dira : « t'as vu, le mec qui a fait ce chouette polar il y a deux ans va sortir une comédie. » On répondra : « ah c'est marrant, j'ai hâte de voir ce que ça va donner. » La même situation en musique aura plutôt tendance à susciter des réactions du type : « ah, je lui balancerais bien un verre d'acide sulfurique en pleine gueule à ce traître. » Les seuls équivalents qui me viennent à l'esprit sont un changement de bord politique, ou, pire, un changement d'équipe pour un joueur de foot.

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Comment expliquer cela ? Pourquoi les notions d'authenticité (on pourra aussi parler de realness pour les anglophiles et amateurs de rap) et de fidélité sont-elles si importantes en musique ?

Des gens m'ont fait écouter le Velvet Underground, les Cure, Nick Cave, Pulp. Des gens plus jeunes que moi m'ont fait écouter du rap, et j'ai même fini par aller en club écouter de la musique électronique. Au début je faisais ça en cachette. J'en parlais pas trop.

J'avancerais une première explication selon laquelle en musique, davantage que dans d'autres pratiques artistiques, il est communément admis que l'artiste exprime dans ses productions sa nature profonde. Pour le dire de manière plus prosaïque : faire un morceau revient à mettre ses tripes sur la table. Par conséquent, changer de registre revient à renier sa véritable nature et relève d'une duplicité quasi diabolique. Je ne m'attarderai pas sur l'avalanche de problèmes ontologiques et éthiques que pose cette conception de la nature humaine comme parfaitement stable et continue. Je me contenterai de formuler simplement la question : est-ce bien raisonnable d'envisager le rapport qu'entretient un musicien avec la musique qu'il joue sous l'angle de la « sincérité » ?

Pour moi, cela me semble tout aussi farfelu qu'un psychanalyste évoquant la sincérité des névroses de son client ou qu'un sociologue songeant à la sincérité du déterminisme social. Quand je me rappelle la manière dont j'en suis venu à aimer la musique hardcore, ça n'a pas la gueule d'une épiphanie – mais bien d'une construction.

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J'étais un adolescent bordelais, j'avais peu de potes, j'écoutais cette musique honteuse qui répondait au nom de « néo-metal », puis un mec un peu plus vieux que moi que je trouvais cool m'a filé une compilation de hardcore sur K7 en me disant « arrête d'écouter cette merde de néo-metal, ça c'est bien mieux. » J'ai aimé la radicalité, la brutalité, l'intensité de cette musique. J'y ai pleinement trouvé mon compte à un moment de mon existence et ça nous a donné envie de faire un groupe avec mon pote d'enfance. On l'a appelé Metronome Charisma. Le choc esthétique que nous avions ressenti en découvrant cette musique, s'il avait bien eu lieu, s'était aussi accompagné d'une possibilité de se distinguer, de faire des rencontres, d'appartenir à une communauté. Je n'étais pas né pour hurler dans un micro et faire des concerts de 15 minutes. J'avais emprunté un chemin qui m'y avait conduit.

L'auteur, âgé d'une vingtaine d'années.

Et puis des gens plus vieux que moi m'ont fait écouter le Velvet Underground, les Cure, Nick Cave, Pulp. Des gens plus jeunes que moi m'ont fait écouter du rap, et j'ai même fini par aller en club écouter de la musique électronique. Au début je faisais tout ça en cachette. J'en parlais pas trop, j'osais à peine m'avouer à moi-même l'attirance que j'éprouvais pour des styles que je n'avais pas encore pratiqués. Puis un jour, j'ai sauté la barrière, et j'ai commis une infidélité.

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Avec ce même pote d'enfance, on s'est enfermé dans ma chambre pendant une semaine, et on a fait un disque de pop sous le nom d'Adam Kesher. Quand on a commencé à jouer les morceaux en concert, certaines personnes qu'on avait rencontrées dans le milieu hardcore et avec qui on s'entendait très bien ne nous ont plus adressé la parole. Notre nouveau groupe, au bout d'une dizaine de concerts, a été accusé de participer à la gentrification des quartiers populaires de Bordeaux. Nous étions devenus de sinistres opportunistes, professionnels du retournement de veste, bien évidemment complices de la politique municipale car nous avions fait une première partie dans une salle subventionnée.

Je ne nous savais pas capable d'un tel pouvoir de nuisance avec un simple Bac en poche. Cette franche animosité m'a toujours posé question. Pouvait-on en vouloir autant à des ados parce qu'ils s'étaient mis à écrire des refrains et à baisser la distorsion sur leurs guitares ? Bien sûr que non.

C'est pourquoi j'en viens à oser une deuxième explication : changer de style musical ne va pas de soi car dans le monde de la musique, il ne s'agit jamais seulement de musique.

En vous posant à une terrasse de café et en regardant les passants défiler, vous aurez, j'en suis sûr, beaucoup de difficultés à affirmer que telle dame est une inconditionnelle de Michel Houellebecq ou que tel monsieur est un fan hardcore de Kathryn Bigelow. En revanche, vous aurez très certainement une chance de toucher dans le mille en vous disant que ce grand barbu gominé a un petit faible pour Woodkid, que ce mec en survet/catogan a écouté PNL ce matin, ou encore que ce type chevelu habillé tout en noir adore le groupe de metal dont le nom est marqué en énorme sur le t-shirt qu'il arbore. OK, c'est peut-être moins évident pour les fans de Snow Patrol, mais vous voyez où je veux en venir. Adhérer à un style musical, c'est aussi adhérer à un style de vie, avec ses mythologies, ses codes vestimentaires, ses danses, ses grands-messes (on peut parler de festoch' aussi), ses réseaux de diffusion, ses modes de consommation, son sens de l'humour, parfois son orientation politique, parfois même sa gastronomie. On ne peut pas être un fan de Slayer et ne jamais avoir fait une blague sur le IIIe Reich. On ne peut pas aimer le garage et ne pas avoir un 45T d'un groupe acheté à un concert. Tout comme on ne peut pas être de gauche et aimer Michel Sardou.

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La cover de l'album de PEREZ, « Saltos ».

Aussi, le milieu ultra codé que constitue une scène est propice à la suspicion et à l'inspection constante des troupes. Paranoïa à tous les étages. « Tiens, tu me dis que t'adores ce groupe mais tous les morceaux que tu cites viennent d'un seul et même disque. Dois-je en conclure que tu ne connais pas les deux albums précédents, crevure d'imposteur ? » « Tiens, tu ne t'es pas pointé à ce concert en dépit du fait qu'il s'agissait DU concert de l'année. Qu'avais-tu de mieux à faire ? Un dîner avec des amis ? Finir un bouquin ? Saloperie bourgeoise ! Social-traître !! » Si décider de faire partie d'une scène apporte le confort de l'appartenance à une communauté, le fait d'en sortir comporte les désagréments du lynchage.

Ceci étant, on ne m'a jamais attaché à une voiture pour me traîner sur la rocade bordelaise – l'humble équivalent du périph parisien – parce que j'étais passé du metal à la pop. Au final, tout cela reste plutôt bon enfant et je suis content d'être musicien. Dans d'autres milieux, ce genre de choix semble coûter plus cher. Shout out to Valbuena.

De fait, je pourrais dire : « j'ai un rêve ! » Je rêve d'un monde de la musique débarrassé de ses guerres intestines. Je rêve d'un monde de la musique sans ayatollahs. Je rêve de fils de commentaires débarrassés des pugilats, vierges et immaculés. Je rêve pour ainsi dire de la disparition des pages de commentaires. Sauf que soudain, ce monde me paraît bien terne. C'est vrai qu'à bien y réfléchir, ce qu'il y a de pire dans la musique ce sont les gens qui disent : moi j'écoute vraiment de tout, franchement je prends autant mon pied sur un pur son reggae que sur du gros rock des familles, dans le jazz aussi y'a des trucs mortels quand tu cherches un peu, et la musique classique, m'en parle pas, c'est carrément mental.

OK. Oubliez donc tout ce que je viens d'écrire et choisissez votre camp.

L'album de PEREZ, Saltos, vient de sortir chez Barclay. Il est sur Twitter et sur Facebook.