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Le livre « Gangs Story » est désormais illégal

Le génial photographe Yan Morvan et son éditeur de La Manufacture de Livre, Pierre Fourniaud, viennent d'être condamnés par le TGI de Paris.

La photo litigieuse, prise par Yan Morvan, et qui figure dans Gangs Story. Pour des raisons évidentes, nous avons flouté le visage.

Acte I : l’audience, 10 juillet 2013

Le 10 juillet dernier s’est tenu au Tribunal de Grande Instance de Paris une audience concernant Gangs Story, le fruit d’une collaboration entre le photographe Yan Morvan et Kizo, soit l’un des meilleurs bouquins sorti en 2012, dont on vous a déjà parlé ici. En effet, un ancien skinhead d’extrême droite a assigné en référé Yan Morvan, sa maison d’éditions La Manufacture de Livres ainsi que Le Nouvel Observateur, demandant le retrait de cette photographie, ainsi que deux fois 50 000 euros de dommages et intérêts (à la maison d’éditions mais également au Nouvel Observateur). Dans le bouquin, cet ancien skin pose armé et l’air plutôt castagneur, dans sa chambre décorée d’affiches de la Waffen SS. Sauf que le type a aujourd’hui tourné le dos à « ses errements de jeunesse », et affirme n’avoir plus rien à voir avec le folklore nazillon dans lequel il évoluait en 1987, année où la photo a été prise. D’où son action en justice. Vingt-cinq ans plus tôt, il est probable qu'un règlement de l'affaire à coups de marteau eut été privilégié par le jeune homme.

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Je suis arrivé un peu en retard à l’audience, publique, étant donné que je me suis perdu dans le Palais de justice ; je pensais que les différentes parties s’exprimeraient dans une grande salle, avec du public et tout ce qu’on peut imaginer quand on ne connaît pas très bien le fonctionnement de la justice dans ce genre d’affaires. Au lieu de ça, tout le monde – c’est-à-dire huit personnes en tout et pour tout, ayant toutes un rôle dans cette histoire (plaignant, avocats, juges, etc.) – s’était donné rendez-vous dans un genre de salon de la 17e Chambre correctionnelle du TGI de Paris. Autant dire que l’ambiance était particulière, et relativement tendue.

Les avocats du plaignant ont exposé les faits : M.B. n’est plus adepte du sieg-heil bras tendu, il considère cette photographie comme bafouant son droit à l’image et revendique également un droit à l’oubli pour son passé ; pour appuyer ses dires, ses avocats ont d’ailleurs produit la lettre d’un expert-psychiatre soulignant le fait qu’il y avait chez M.B. un vrai risque de décompensation. J’ai ensuite pu parler avec Maître Chouai, l’un de ses deux avocats, qui m’a assuré que son client était « bouleversé », « qu’il avait aujourd’hui deux gosses » et « que son passé était derrière lui ». Il m’a également certifié qu’il n’avait « rien contre ce livre ». Au passage, l’avocat de M.B. trouve aussi que « VICE est un super magazine ». Mais que l’image de son client n’était pas respectée, « à nouveau ». « À nouveau » car ce n’est effectivement pas la première fois que M.B. et Yan Morvan se tapent sur la gueule à coup d’avocats interposés (enfin, pas vraiment, Yan Morvan a tenu à se défendre seul, sans faire appel à un homme de loi). Il y a donc une forme de « récidive » selon le plaignant, étant donné que la même photo (accompagnée d’une légende différente, et ce détail compte) avait déjà été publiée dans Gang, en 2000, précédent bouquin de Yan Morvan sur les bandes en France depuis les années 1970. A l’époque, M.B. avait obtenu le retrait de cette photo, et déjà des dommages et intérêts.

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Dans un premier temps, le juge qui avait prononcé le premier jugement a été nommé pour trancher à nouveau cette nouvelle/ancienne affaire. L’avocate de la Manufacture de Livres et Yan Morvan ont donc demandé à ce qu’il soit débouté, ce qu’ils ont obtenu sans mal. Un nouveau juge est donc en charge du dossier. Cette question de la récidive est effectivement centrale dans cette histoire. C’est vrai qu’on peut se demander pourquoi Yan Morvan a pris la décision de republier cette photo alors qu’elle ne lui avait apporté que des emmerdes suite à sa première publication ? C’est assez simple et assez compliqué en même temps : si Yan et sa maison d’édition ont tenu à faire figurer à nouveau cette photo, c’est simplement parce que leur point de vue n’a pas changé : ils arguent que leur droit à l’information est toujours le même, aujourd’hui comme il y a dix ans. Et que celui-ci prime, en quelque sorte, sur le droit à l’image du plaignant. Qu’il s’agit là d’un travail de documentation sur la société française et ses marges, un travail qui revêt par ailleurs une dimension artistique.

Une ligne de défense assez couillue, mais honnêtement, je voyais mal un type aussi burné que Morvan changer de position sur cette question et comme il me l’a dit lui-même avant l’audience : « À ce rythme-là, n’importe quel mec photographié dans le bouquin peut m’attaquer et demander des dommages et intérêts et l’interdiction du livre. Je peux m’arrêter de bosser tout de suite. » À la sortie du tribunal, Yan, de retour de Lybie, m’a raconté des anecdotes de Benghazi, de mecs de 16 ans armés de Kalach prêts à le buter pour un mot de travers, et ça a bizarrement détendu l’atmosphère, parce qu’il décrivait tout ça en se marrant et en faisant de grands gestes pour imiter les mecs qu’il avait croisés là-bas. Il était en grande forme.

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En tant qu’amateur de son travail et de photoreportages en règle générale, j’aurais du mal à concevoir un monde débarrassé de ce type de photos, tout simplement parce qu'elles donnent à voir une représentation de ce monde. Autant ne plus photographier qui que ce soit. En revanche, un monde débarrassé de fafs éviterait définitivement à des mecs de plus de quarante ans passés de se rendre compte qu’ils ont complètement déconné à l’âge de 16-17 ans et que, de surcroît, leur passé est très difficilement effaçable. Je ne suis malheureusement pas persuadé que tout cela constitue un argument antifasciste très efficace, dans le sens où, d’une part, ces mecs n’ont pas la réputation d’être des génies, d’autre part car le problème est un peu plus compliqué que ce simple raisonnement. Cela étant, ça me fait vraiment penser à ces personnes qui réalisent un jour combien leurs tatouages craignent et se lancent dans des séances de laser pour les faire disparaître : il en restera toujours un spectre. C’est franchement indélébile. Fallait simplement réfléchir avant… Même si on ne peut que se réjouir, dans le cas présent, qu’un ancien faf ait pris conscience de la merde qu’il a pu charrier et ait décidé d’arrêter les frais.

Le Nouvel Observateur était également attaqué, pour avoir publié cette même photo dans un dossier sur les antifas suite à la mort de Clément Méric. Leur avocat a bien souligné leur droit à l’information, et a rappelé qu’une condamnation remettrait en cause leur liberté d’expression. Ils ont aussi bien montré que M.B. n’avait produit aucune lettre ou document de proches l’ayant reconnu dans le livre, ce qui selon eux était symptomatique du fait que M.B. était un joueur de pipeau simplement motivé par le fric.

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La question de la récidive est également centrale dans ce dossier car elle justifie la somme demandée pour réparation du préjudice subi. Rappelons que les dommages et intérêts demandés par l’ancien skinhead s’élèvent tout de même à deux fois 50 000 euros. Bon, à bien y réfléchir, si un mec voulait se faire un peu de thunes avec le fait que qu’un photographe l’ait immortalisé arme à la main et affiches SS punaisées sur les murs de sa piaule il y a trente ans, il ne s’y prendrait pas autrement. Maitre Chaoui m’a pourtant assuré que « l’argent n’est pas l’objectif », son client souhaite surtout qu’on le laisse peinard, ce que je peux comprendre aussi. Mais cette tranquillité a visiblement un prix. Le jugement a été mis en délibéré jusqu'au 26 juillet.

Pierre Fourniaud et Yan Morvan dans le couloir du Palais de justice en attendant la décision du TGI

Acte II : la décision, 26 juillet 2013

Seize jours plus tard, il fait encore plus chaud, et je me perds encore une fois dans ce dédale qu’est le Palais de justice… Je finis par retrouver Pierre Fourniaud, de La Manufacture de Livres, et Yan Morvan, pour accueillir la décision du TGI : condamnation à 5 000 euros d’amende, pour la maison d’édition et Yan, assortie d’une interdiction de commercialiser le livre tant que la photo incriminée y figurera. Autrement dit, c’est assez lourd. D’autant plus que dès la semaine prochaine, une amende de 500 euros par jour s’appliquera tant que la photo ne sera pas retirée du bouquin (si vous voulez l’édition collector, c’est maintenant ou jamais). Le Nouvel Obs a quant à lui été condamné à verser 2 000 euros de dommages et intérêts à M.B. S’ils s’attendaient à être condamnés, Yan déconnant d’ailleurs à ce sujet dans les couloirs du Palais, rien n’empêche de trouver cette condamnation problématique : le droit à l’information ne primant toujours pas, dans le cas présent, sur le droit à l’image.

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Aussi, à l’avenir, faites bien attention aux photos que vous prendrez et à l’usage que vous en ferez, surtout si vous photographiez quelqu’un dans une situation qui risquerait plus tard de porter atteinte à son image, d’autant plus si cette personne est plutôt engagée à l’extrême droite et se réveille un matin en comprenant sa stupidité. En gros, le photojournalisme devient un métier plutôt compliqué avec la juridisation à l’anglo-saxonne de notre société, et ce n’est pas franchement une bonne nouvelle.

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