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Musique

Le Son du djihad

John le djihadiste, assassin présumé de sept journalistes et travailleurs humanitaires occidentaux, n'est pas le seul ex-rappeur raté de l'EI.
Capture d'écran du clip Dirty Kuffar : Digihad. Capture via YouTube

Depuis l'été dernier et la sanglante exécution du journaliste américain James Foley, le monde occidental s'interroge sur l'identité de son bourreau, depuis réapparu à de nombreuses autres sinistres occasions. Surnommé « John le djihadiste » par ses compagnons d'arme et par les anciens otages qui ont eu à subir leurs exactions, il se pourrait que l'assassin soit l'ex-rappeur amateur Abdel-Majed Abdel Barry alias L. Jinny.

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John le djihadiste. Capture via YouTube

Si des experts en reconnaissance vocale ont depuis émis des doutes sur cette hypothèse, ce Britannique de 23 ans reste le principal suspect. De nationalités anglaise et égyptienne, fils d'un terroriste ancien bras droit d'Oussama ben Laden, Abdel Barry aurait rejoint la Syrie et l'organisation État islamique (EI) en juillet 2013, peu après avoir annoncé arrêter la musique pour se consacrer à la religion. Il se serait radicalisé aux côtés de Anjem Choudary, un prédicateur radical londonien que VICE News a rencontré début 2014. Mi-août dernier, quelques jours avant la première exécution d'un otage occidental, L. Jinny avait fait parler de lui en postant sur Twitter une photo qui le montrait tenant la tête décapitée d'un soldat syrien. S'il était évidemment impossible de deviner que le rappeur partirait faire le djihad en écoutant simplement sa musique, sa dernière œuvre semblait néanmoins marquer une rupture avec les précédentes en raison de ses paroles controversées :

« Donne-moi la fierté et l'honneur de mon père / Je jure que le jour où ils sont venus le chercher, j'aurais pu tuer un flic ou deux »

L. Jinny dans l'un de ses clips. Capture via YouTube

Si la musique est interdite dans le sunnisme, la branche majoritaire de l'islam – où seuls les nasheeds, les poèmes musicaux, sont autorisés –, certains musulmans radicaux semblent pourtant l'utiliser comme outil de propagande. Ainsi, parmi les milliers d'occidentaux partis combattre en Syrie ou dans d'autres terres du djihad comme l'Afghanistan, la Somalie ou le Mali, quelques-uns se sont essayés au rap.

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Le phénomène est apparu en 2004, durant les guerres d'Afghanistan et d'Irak, avec un morceau intitulé Dirty Kuffar : Digihad ( Sales mécréants : Digihad – un mot-valise pour « Digital » et « Djihad »). Aujourd'hui, on pourrait considérer ce texte comme précurseur de la culture du « djihad cool ». Écrit par les mystérieux Sheikh Terra et le Soul Salah Crew, il fait l'apologie de Oussama ben Laden et des attaques du 11 septembre. Le clip vidéo du morceau commence par un reportage de CNN dans lequel des soldats américains tuent une cible et s'en réjouissent. On y voit ensuite les rappeurs, Coran et arme en mains, chanter sur le beat de la chanson Never Leave You de Lumidee. Si les premières images laissent penser à une mauvaise parodie du film Ali G , la violence des paroles rappellent vite le véritable caractère du morceau :

« Respect au Hamas et au Hezbollah / Le Crew Oussama ben Laden resplendit autant qu'une étoile filante / Autant que la façon dont on a détruit les deux tours – ah ah ! / Ronald Reagan était un sale mécréant / Tony Blair est un sale mécréant / M. Bush est un sale mécréant / Jetez-les au feu »

Rapidement, la vidéo a fait le tour d'Internet et des médias internationaux. « Le morceau [se vendait] en grande quantité dans les mosquées parmi la jeune génération et il [y avait] une grande demande à l'international », a expliqué au Guardian Mohammed al-Massari, militant islamiste saoudien basé en Angleterre. « Je ne connais pas de jeune musulman qui n'a pas vu le clip. Il [était] diffusé partout. Tout le monde à la mosquée le [réclamait] », a-t-il ajouté.

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Ses auteurs ont depuis composé By Any Means Necessary, générique du documentaire Malcolm X : Prince of Islam . Les autres morceaux du DVD avaient notamment pour titre The Torture Question ( La question de la torture), Son of Al-Qaida ( Fils d'al-Qaïda) ou encore Hamas : Resistance in Palestine ( Hamas : Résistance en Palestine).

Peu après, en 2006, Aki Nawaz du groupe Fun-Da-Mental sortait son album All is War (The Benefits of G-had) dans lequel il comparait Oussama ben Laden à Che Guevara et la statue de la Liberté à un prisonnier d'Abou Ghraib. Le morceau Cookbook DIY , écrit en référence au livre The Anarchist Cookbook, expliquait lui comment fabriquer une bombe artisanale et retraçait le parcours d'un kamikaze. Suite à sa mise en ligne, deux membres du Parlement britannique ont demandé l'arrestation du musicien. Dans une interview, si Nawaz niait faire l'apologie du terrorisme et se désolidarisait de tout extrémisme, il a admis s'être attendu à ce que son album suscite un certain rejet.

Capture d'écran du clip Cookbook DIY. Capture via YouTube

Depuis, de nombreux morceaux tout aussi ambigus ou ouvertement haineux sont sortis et, comme L. Jinny, d'autres rappeurs ont rejoint des mouvements terroristes. En août 2013, l'ex-artiste et ex-délinquant allemand Deso Dogg, de son vrai nom Denis Mamadou Cuspert, postait une vidéo sur Internet, depuis la Syrie, où il combattait aux côtés de l'EI. Le message était bien différent de ses morceaux de rap. « Notre devoir est d'aller à la guerre », déclarait-il. Avant son départ, il avait sorti quatre albums et participé à une tournée de DMX avant d'abandonner la musique en 2010, époque où il s'est rapproché de Pierre Vogel, prédicateur islamiste le plus connu d'Allemagne. Peu après, il cofondait le groupe djihadiste « Millatu Ibrahim », vite interdit par les autorités allemandes, et composait des nasheeds djihadistes – ce qui lui a valu d'être accusé par la justice d'avoir influencé Arid Uka, responsable d'un attentat en 2011 à l'aéroport de Francfort. Une autre séquence publiée à l'époque par son groupe le montrait en train de convertir un vieillard en pleine rue. Inquiets par sa propagande en ligne, les services de renseignements allemands avaient alors craint que d'autres jeunes puissent être poussés à la radicalisation.

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Déclaré mort à deux reprises depuis son arrivée en Syrie, il semblerait finalement que Cuspert alias Abou Talha l'Allemand – son nom de guerre – soit toujours en vie. En novembre dernier, il a été aperçu dans une vidéo de l'EI dans laquelle il tenait une tête décapitée et expliquait en allemand que « telle était la sentence » pour les ennemis de l'organisation terroriste.

Deso Dogg, avant et après sa radicalisation. Images via Google

Douglas Arthur McCain, ancien basketteur et ancien aspirant rappeur américain, et Fadel Chaker, ancien chanteur de variété libanais surnommé le « roi de la romance », ont eux-aussi rejoint la Syrie. Le premier, qui combattait avec l'EI, s'est fait tuer par l'Armée syrienne libre en août dernier. Le second, soldat du cheikh salafiste Ahmed al-Assir, a été condamné à mort par contumace par un tribunal militaire libanais. Il n'a plus donné signe de vie depuis un an, mais plusieurs rumeurs le disent « repenti » et « sur le point de se rendre à la justice libanaise ».

Un autre, Omar Shafik Hamaami, lui-aussi de nationalité américaine, a rejoint les rangs d'al-Shabbaab en Somalie en 2006. En 2012, le FBI l'a inscrit à sa liste de terroristes les plus recherchés. Suite à des divergences d'opinion avec ses leaders et ses ex-compagnons d'arme, Hamaami s'est fait tuer par les Shabbaab en 2013. Avant sa mort, il avait publié sur YouTube de grotesques acapellas propagandistes. Dans Make Jihad With Me et Blow by Blow, il chantait notamment :

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« Attaquons l'Amérique dès maintenant. La victoire ou le martyr ! »
« Bombe par bombe, explosion par explosion, le passé glorieux reviendra »

Les Sons of Hagar, les Lionz of Da Dezert, Asadaullah Alshishani, Anas El Abboubi et quelques autres se sont eux-aussi fait connaître sur le net pour leurs textes islamistes.

Selon Hisham Aidi, professeur à l'université Columbia et auteur du livre Rebel Music: Race, Empire and the New Muslim Youth Culture, si le phénomène du rap djihadiste semble avoir pris de l'importance ces dernières années, il reste « dérisoire », à la fois dans le monde du hip-hop et chez les jeunes musulmans. « Il n'y pas de preuve formelle que le rap soit à l'origine de quelconque violence, ni qu'il ait été officiellement utilisé par l'EI ou al-Shabbaab pour recruter en Occident, explique-t-il. Aujourd'hui, les politiciens occidentaux font ce rapprochement entre hip-hop et extrémisme pour ne pas parler de leur propre responsabilité dans ce même extrémisme. Avant, il définissait le rap par la violence, le matérialisme, la misogynie et la mauvaise éducation – ils n'ont fait que rajouter le terrorisme et le djihadisme à la liste. Certains jeunes occidentaux démunis considèrent malheureusement l'EI comme un moyen de combattre l'impérialisme occidental et la dictature de Bachar el-Assad, mais le rap n'a initialement rien à voir avec ça. »

Dans son essai, Aidi ajoute aussi que, afin de luter contre l'islam radical, les autorités occidentales ont tenté de faire la promotion d'un « islam modéré ». « Le gouvernement américain s'est par exemple rapproché de mouvements soufis comme Gülen, en Turquie, et a fait la promotion d'artistes modérés au détriment de d'autres considérés comme plus radicaux, explique-t-il. La même chose se voit en France, où le milieu culturel préférera toujours un artiste soufi comme Abd al Malik à un autre plus à gauche comme Médine. Étant donné l'opposition des salafistes à la musique, ce médium est devenu un moyen de faire la distinction entre musulmans "modérés" et musulmans "radicaux". Les autorités américaines ont aussi estimé que la musique avait le pouvoir de "déradicaliser" les jeunes musulmans "à risque". C'est pourquoi, en 2005, le département d'État a commencé à envoyer des "hip-hop ambassadors" en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient. »

Comme l'explique Aidi, si on retrouve aujourd'hui différents morceaux pro-djihad, il n'y a évidemment aucun lien établi entre ce genre musical et le fanatisme religieux. Au contraire, le rap s'est souvent fait remarquer pour ses paroles libertaires. Les rappeurs du Moyen-Orient et du Maghreb se sont d'ailleurs beaucoup mobilisés lors du printemps arabe. Les morceaux #Jan25 de Omar Offendum et Rais Lebled de El General se sont même transformés en hymnes du soulèvement démocratique qu'ont connu la Tunisie et l'Égypte et, en 2011, le Time classait ce dernier dans sa liste des 100 personnalités les plus influentes au monde.

@GlennCloarec