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Crime et châtiment modéré

Rick Van Wickler veut révolutionner le milieu carcéral.

Photos : Roc Morin

« Dans les autres prisons que vous avez visitées, vous avez vu des détenus crier et taper sur les barreaux ? » me demande Rick Van Wickler.

Je hoche la tête, tout en jetant un œil aux hommes du bloc D qui nous regardent à travers l'étroite fenêtre de leurs cellules, l'air hagard.

« Vous m’avez demandé comment on faisait pour savoir si nos méthodes étaient efficaces. Voilà un moyen de le savoir. Tout le monde nous regarde, et il n'y a pas un bruit. Ils nous observent, et ils n’ont qu’une envie : crier. C’est juste là, dans leur gorge ». Le gardien illustre son propos en plaçant son poing serré sous son menton. « Mais même s'ils meurent d'envie de crier et de taper sur la porte de leurs cellules, ils ne le feront pas, parce qu'ils savent qu'ici, c'est un comportement inacceptable qui entraînerait des conséquences. »

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Van Wickler parle lentement, en pesant bien ses mots, comme s'il était indifférent au temps qui passe.

Ce quinquagénaire est à la tête du centre de détention de Cheshire County, dans le New Hampshire. Je suis venu passer une journée avec lui dans cet établissement de 230 places, considéré comme l'un des plus modernes et progressistes du pays. Conscient des critiques qui affirment que les prisons sont trop confortables et indulgentes avec leurs détenus, Van Wickler a tenu à insister sur les aspects les plus déplaisants de l'incarcération. Il pense que son devoir est avant tout de garantir que les détenus soient bien punis, mais que la sanction peut être administrée de telle sorte qu'elle encourage la réhabilitation, qu'elle soit moins coûteuse et qu'elle réduise à terme le nombre de citoyens derrière les barreaux.

« Ça n'a pas toujours été comme ça », me confie-t-il. En 1993, nous avons hérité d'une institution minée par la corruption. Le directeur de l'époque était dans une affaire de trafic d'armes à feu, qu'il revendait aux mêmes criminels qui entraient et sortaient de son établissement. Quand un inspecteur est venu l'informer qu'une enquête allait être ouverte, il a sorti un revolver et tiré sur l'inspecteur avant de retourner l'arme contre lui. Il préférait se suicider plutôt que finir dans une de ses propres cellules.

« C'était une époque terrible parce qu’il n'y avait aucun standard en ce qui concerne les conditions de détention », se rappelle Van Wickler à propos de ses débuts dans le milieu carcéral, à la fin des années 1980. « Il y avait un manque total de professionnalisme. Quand j'y repense, je me demande comment j'ai fait pour continuer. »

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« La prison était dans un autre bâtiment à l'époque », poursuit-t-il. « C'était surpeuplé, et il faisait une chaleur étouffante l'été et un froid polaire l'hiver. De la glace se formait littéralement à l'intérieur des murs. »

« Quand je suis devenu directeur, j'ai réclamé des fonds pour construire une nouvelle prison. Il a fallu attendre 13 ans pour les obtenir. Mais avec le recul, ces 13 années ont été très bénéfiques. Elles m'ont donné l'occasion de visiter de nombreuses prisons à travers le pays, et j'ai pu demander aux différents directeurs : ''Si vous deviez tout reconstruire, qu'est-ce que vous changeriez ?''. Ça m'a permis de tirer le meilleur de chaque prison.

– Quelles idées cela vous a-t-il donné ?

– Eh bien, pour commencer, je suis certain que vous avez remarqué qu'il n'y a pas de barrière de sécurité.

– C'est vrai, je me suis perdu en arrivant ce matin, Je cherchais un endroit avec du barbelé.

– C'est l'idée. Personne ne veut habiter près d'une prison, et nous ne voulions pas que ça y ressemble. La plupart des gens ne savent même pas que c'en est une. Ils pensent que c'est une école. »

Quand je lui demande si cette absence de clôture d'enceinte a eu un impact négatif sur leur sécurité, Van Wickler me répond :

« C'est le problème avec les prisons aujourd'hui. On nous dit qu'il faut plus de barbelés, plus de caméras de surveillance, plus d'instruments de sécurité. Mais en réalité, il suffit de garder les yeux ouverts et de faire son putain de travail correctement, et tout cet équipement devient inutile. Pourquoi mettre une clôture pour éviter que les détenus ne s'évadent ? Il me semble préférable de commencer par faire en sorte que personne n'essaye de s'échapper. Mais ce n'est pas la raison principale pour laquelle je ne veux pas de clôture : je pense plutôt aux enfants qui viennent rendre visite à leur maman ou leur papa. C'est déjà suffisamment angoissant pour des adultes d'être entouré de barbelés, alors imaginez l'effet que ça peut avoir sur un enfant de quatre ans.

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– Et il n'y a jamais eu d'évasion ici ?

– Jamais ».

Van Wickler me propose alors de le suivre dans un hall baigné de soleil qui ressemble plus à la salle d'attente d'un médecin qu'à l'entrée d'une prison de près de 9 000 mètres carrés – et c'est exactement le but, m'explique le directeur.

« Bonjour, Becky ! », lance-t-il joyeusement à l'hôtesse d'accueil. « Bonjour ! », répond-elle avec la douceur d'une institutrice de maternelle.

« Comme vous pouvez le voir », continue Van Wickler, « nous exposons les projets artistiques des détenus. Nos femmes viennent tout juste de finir ces fleurs en tissu. Certains détenus ignorait qu'ils étaient capables de dessiner, et commencent à peine à se découvrir un talent ».

Les lieux sont si peu intimidants qu'il n'est pas rare que des visiteurs osent voler les œuvres des détenus.

« Comme la pièce est sous surveillance vidéo, on sait toujours qui prend quoi. On les contacte, on leur parle, et ils finissent toujours par rendre ce qu'ils ont pris ».

Nous sommes alors entrés dans la zone de sécurité sans que je ne m'en rende vraiment compte. Je n'ai été fouillé à aucun moment. Alors que nous déambulons dans le dédales des couloirs de la prison, des gardiens observent nos déplacement depuis une salle de surveillance vidéo. De lourdes portes en acier s'ouvrent quand nous arrivons à proximité et se referment derrière nous. Pendant un instant, j'ai comme l'impression d'être fait de vapeur : c'était comme si nous étions éthérés, dérivant sans effort entre les murs qui retiennent les corps denses des prisonniers ; comme s'ils étaient lourds et que nous étions légers.

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« Faites comme chez vous », me dit Van Wickler sans la moindre ironie. « Vous pouvez photographier ce que vous voulez ». Ce libre accès était rendu possible par l'autonomie administrative de la prison. Contrairement à la plupart des centres pénitentiaires des États-Unis, celui-ci a été financé par le comté. C'est le directeur et lui seul qui fixe les règles. « Nous ne sommes pas financés par l'État fédéral, il n'a donc pas son mot à dire dans la manière dont la prison est gérée », m'explique-t-il. « Je détermine moi-même les procédures et les règles à suivre. Cela nous évite de nombreuses difficultés bureaucratiques et nous permet d'être très efficaces ».

La politique de la prison est centrée sur les relations humaines. « Je pense que ce qui nous différencie des autres prisons, c'est que nous fixons des limites et que nous veillons à ce qu'elles soient vraiment respectées. Pas seulement pour les détenus, mais aussi pour nos employés. Le but des prisons américaines a été défini ainsi : ''prendre soin, garder, contrôler''. Ici, nous pensons que ça devrait être : ''prendre soin, garder et gérer''. C'est la première règle que je fixe aux gardiens : ils ne contrôlent personne. Ce n'est même pas la peine d'essayer. Deuxième règle : en revanche, tout peut être géré. Il faut se rendre à l'évidence, nous n'avons pas l'avantage du nombre. C'est du 1 contre 64, en gros. La seule possibilité qu'on a pour que les choses se passent bien, c'est de faire en sorte que les détenus coopèrent. S'ils veulent vraiment prendre le dessus, ils y arriveront. Dans ces conditions, la meilleure chose à faire est, je crois, de s'assurer que les prisonniers sont dociles, et que cette docilité est volontaire et non forcée. La vraie question devient alors : comment obtient-on une telle chose ? »

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Le bloc des femmes se compose d'un espace central autour duquel se trouvent les cellules, sur plusieurs étages. Un seul gardien s'occupe de surveiller le bloc, assis, sans protection, devant un ordinateur à proximité de l'entrée. Le directeur m'explique les avantages de cette configuration : « La procédure classique est qualifiée de ''linéaire discontinue''. Elle consiste à toujours maintenir les prisonniers derrière des barreaux ou des portes. On les fait se déplacer sous surveillance. On les déplace pour qu'ils mangent, pour qu'ils aillent à des activités, et pour les ramener dans leurs cellules. Le problème, c'est que ces déplacements présentent toujours des risques de débordements. Ici, la structure de la prison permet la ''supervision directe'', ce qui signifie que les détenus sont avec les gardiens 24h/24, 7 jours/7. »

« Le système classique consiste surtout à surveiller les détenus à travers des vitres teintées ou des caméras », ajoute-t-il. « Ce type d'architecture carcérale envoie un signal aux détenus : le lieu où ils vivent leur appartient. Quand on y pénètre pour leur apporter leurs repas, ou pour les compter, on piétine sur leur territoire, et ils le font sentir : ''Vous êtes chez moi''. En procédant comme on le fait ici, nous sommes constamment avec eux dans la même zone. Il n'est plus question pour eux de se sentir chez eux ».

Le premier détenu que je rencontre dans le bloc réservé aux femmes s'avère être un chat, Polo. « Il vient d'un refuge », m'indique-t-on. « Nous avons passé un accord pour que les détenues s'occupent des animaux le temps qu'on leur trouve une famille d'adoption. Ça fait beaucoup de bien aux animaux – et aux détenues aussi ».

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Van Wickler me montre ensuite la salle de sport. Quelques femmes y trottinaient. « Une trappe au plafond s'ouvre pour que de l'air frais puisse rentrer. C'est la norme, leur permettre de respirer de l'air frais. Mais les détenus ne sont pas obligés d'avoir la possibilité de voir les nuages ou l'horizon, et ici, nous le leur interdisons. Ça fait partie de l'aspect punitif. Passer trois années ici sans voir l'horizon, vous imaginez ? Je pense que c'est une restriction significative de liberté. »

Le directeur me laisse seul un moment pour discuter avec un gardien, et j'en profite pour aller m'asseoir avec deux détenues, Amanda et Maria. Elles sont en train de jouer au Scrabble.

« Perdates ? », je demande, en montrant un des mots.

« C'est le passé simple de perdre », me dit Maria en riant.

« Elle invente tout le temps des mots, m'explique Amanda.

« Botée ? »

« Il me manquait un U pour écrire ''beauté''. »

« Eh bien, vous avez l'air de vous amuser, je leur dis en riant. Comment vont les choses, au quotidien ?

– Pas si bien que ça, vraiment pas, me confie Amanda. On fait semblant d'aller bien. Ici, c'est 30 femmes mais 50 personnalités !

– J'imagine que c'est un moyen comme un autre de lutter contre l'ennui. Qu'est-ce que vous pensez de cette prison, en général ?

– Ça pourrait être pire, me répond Amanda en haussant les épaules. On nous propose des activités. Les gardiens sont incroyables. C'est propre. La bouffe est pas si mal. On peut travailler. J'étais dans une autre prison avant, et c'était un endroit bien plus difficile, on avait pas autant de privilèges.

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– En quoi les gardiens sont-ils incroyables ?

– Ils nous traitent respectueusement. Ils nous appellent Monsieur ou Madame. Et en retour, on les appelle par leur nom de famille, pareil, en disant Monsieur ou Madame. Ça fait bizarre. »

– Et aussi, quand ils doivent fouiller une cellule, ils remettent les choses en place à la fin, ajoute Maria. Ils n'éparpillent pas nos affaires dans tous les sens. De là où je viens, c'était pas pareil. Toutes nos affaires finissaient en tas sur le sol. Ici, ils nous apprennent à respecter les autres et nous-mêmes, et ça, beaucoup d'entre nous ont besoin de l'apprendre ».

Je leur demande pourquoi elles sont là.

« Tentative de vol à l'étalage », me répond Maria.

« Tentative », souligne Amanda en riant.

« Et toi ? », je lui demande.

« Je suis soupçonnée d'avoir fabriqué de la meth ».

Quand je leur ai demandé si je pouvais les prendre en photo, elles ont joué le jeu et pris la pose comme des stars hollywoodiennes.

Amanda lâche un : « Sexy ! Et minces ! »

« Envoie-les nous quand elles seront développées, ou je te traque dès que je sors ! », me lance Maria avec un sourire narquois.

Je leur dis au revoir avant de rejoindre Van Wickler.

Alors que nous marchons, je remarque que le sol du corridor est composé de carreaux multicolores. « Quand les gens de l'extérieur le remarquent, ils se demandent toujours pourquoi on fait ça. Ils trouvent que ça rend les choses trop agréables. Je leur réponds toujours qu'il faut se souvenir que ce n'est pas qu'un lieu de détention mais aussi un lieu de travail. Il y a 80 employés ici, et ils ont le droit de travailler dans un endroit décent. Un petit peu de couleur n'est donc pas de trop ».

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Je lui demande quel genre de prisonniers je dois m'attendre à trouver derrière la prochaine porte, qui nous sépare de l'aile de haute sécurité.

« N'importe quel criminel soupçonné d'avoir commis un crime peut finir dans cette prison. Nous ne choisissons pas nos détenus au cas par cas. On a des prisonniers qui sont ici en détention provisoire sur décision fédérale.

– Comment déterminez-vous le niveau de sécurité qui convient à chaque prisonnier ?

– Dans le paradigme classique, on part du principe qu'environ 60% de la population carcérale doit être en quartier de haute sécurité. Mais ce chiffre est arbitraire. Ici, on fait les choses différemment. Nous évaluons les dossiers de manière objective avant de déterminer qui va où. Ce système nous permet d'avoir moins de 10% de détenus en quartier de haute sécurité. C'est important, parce que si on se met en tête que tout le monde est extrêmement dangereux, on les traite comme des gens dangereux, au risque de faire des amalgames. Ici, on essaye d'éviter ça, afin de réduire les risques de comportements violents ou d'agressions sexuelles ».

Nous pénétrons dans une pièce en verre. Le directeur m'indique des cellules : « Tous ces gens sont enfermés 23 heures par jour. Ils n'ont qu'une heure pour se doucher, passer un coup de téléphone, ou nettoyer leur cellule. Ils sont placés ici pour raisons disciplinaires. Normalement, on pourrait les laisser ici autant de temps qu'on veut, mais j'ai fixé la limite à 15 jours maximum. Nous essayons de mettre en place un système où tout le monde a l'opportunité de s'en sortir. Le message que nous souhaitons transmettre, en tant que gardiens de prison, c'est : ''Chaque jour est une occasion nouvelle de changer d'attitude, de faire les choses différemment ; et le jour où vous prendrez cette décision, nous serons là pour vous soutenir. »

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« Ils ont le droit d'emmener des choses dans ces cellules ?

– Ils peuvent prendre jusqu'à deux livres, mais pas de photos, pas de radio, pas de télé, rien. Dans ces conditions, 15 jours, ça peut être très long.

– Et personne ne reste plus de 15 jours ? »

– C'est arrivé quelque fois qu'on prolonge le séjour dans ces cellules de quelques prisonniers parce qu'ils étaient trop violents pour qu'on les laisse avec les autres ».

– Pourquoi sont-ils si violents ?

– Je crois que cette violence est liée à l'institution carcérale. Ces gens ont très souvent passé la majeure partie de leur vie en prison. Ils ne peuvent pas retourner en société plus d'un mois ou deux sans faire un truc qui les ramène à la case prison. Ces gens sont en colère, ils n'ont plus rien à perdre, et leur seul moyen de s'affirmer socialement, c'est de travailler à être craints en prison. Ils ne peuvent pas se vanter d'être diplômés, ou d'être de bons parents, alors il ne leur reste plus qu'à devenir des caïds. Mais on leur fait comprendre que ça n'est pas possible ».

Nous sortons de l'aile de haute sécurité, et Van Wickler s'arrête pour s'adonner à son vice préféré : il allume un cigare. Il m'emmène ensuite dans la salle des machines, puis ouvre une porte en acier. Derrière, la forêt, le ciel, des oiseaux qui chantent : le contraste est saisissant. Je prends une bouffée d'air.

Le directeur regarde dehors tout en tirant sur son cigare.

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« Le futur des établissements pénitentiaires commence là, dehors », insiste-t-il. « Pas à l'intérieur. J'ai envie de croire que devant nous se profile une nouvelle ère, où le système correctionnel évoluerait vers quelque chose de plus communautaire, quelque chose qui permettrait de servir sa peine au sein de la société plutôt qu'à l'écart de celle-ci. Chaque détenu coûte 114 dollars par jour ici, vous savez ? »

« C'est beaucoup par rapport aux autres prisons ?

– C'est similaire. En moyenne, c'est 40 000 dollars par an et par détenu. »

Selon Van Wickler, une solution viable est le bracelet électronique. Sa prison commence déjà à l'utiliser.

« Les avantages sont énormes, ne serait-ce que sur le plan financier », me fait-il remarquer. « Les détenus doivent se nourrir et s'habiller eux-mêmes, ils sont en charge de leurs dépenses médicales, le tout sans pour autant être libre de faire ce qu'ils veulent ».

Le vétéran Hank Colby est responsable du programme des bracelets électroniques. Il me parle des questions qui lui sont le plus souvent posées.

« On me demande toujours ce qui se passerait si un détenu arrachait le sien et partait tuer quelqu'un. Je réponds que ce n'est pas impossible, mais que l'idée du programme est de ne pas proposer ce traitement à des individus à risques. C'est là que le fait de déterminer la dangerosité de chacun prend tout son sens ».

Parmi les détenus qui bénéficieraient le plus d'une généralisation des bracelets électroniques, on trouve les consommateurs de drogue ne présentant pas d'antécédents violents. Van Wickler n'hésite pas à se prononcer pour une évolution de la législation en matière de drogues.

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« J'ai vu de nombreuses personnes venir ici pour des crimes liés à la drogue. J'ai pu me rendre compte du coût que cela induisait, et je ne parle pas seulement des coûts supportés par les contribuables – je parle du coût psychologique supporté par des parents séparés de leurs enfants. Contrairement à ce cliché que les médias véhiculent, les consommateurs ne sont pas nécessairement des parents indignes.

– Pourquoi pensez-vous que l'opinion publique a si souvent cette image ?

– Les gens croient à ce qu'ils voient à la télé – qu'on commence par tirer sur un joint et qu'on finit dans des toilettes publiques une seringue dans le bras. Le public américain refuse de voir l'ampleur de la consommation de drogue dans le pays et les formes qu'elle prend vraiment.

– Comment pensez-vous qu'on puisse les sensibiliser à ça ?

– Il suffit de réfléchir à l'alcool. La plupart des gens qui consomment de l'alcool dans ce pays n'ont aucun problème à en parler. Ce sont de simples consommateurs d'alcool. Après, ils y a ceux qui en consomment trop, mais cela ne les empêche pas de continuer à avoir un travail, une maison, un conjoint. Et puis il y a ceux qui ont une addiction, les alcooliques. Leur vie est détruite par l'alcool. La même distinction marche aussi pour les autres drogues. Héroine ? Cocaïne ? Cannabis ? Il y a ceux qui consomment, ceux qui consomment trop, et ceux qui ont une addiction. Il faut arrêter d'être aussi naïfs et de croire qu'il n'existe aucun travailleurs ayant des addictions. Cette vision est irréaliste. Certaines personnes travaillent alors qu'elles ont une addiction à l'héroïne, parfois depuis plusieurs années, mais ils continuent à correspondre à l'image de l'honnête travailleur. Ça existe, et je trouve que le nier est un comportement atroce ».

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« Les forces de l'ordre mettent toujours la sécurité publique en avant, même en matière de drogues. Que répondre à cela ? 500 000 américains meurent chaque année à cause du tabac, et pourtant personne ne parle d'interdire la cigarette. On va commencer à imprimer des mises en garde sur les paquets, tout au plus. 100 000 personnes décèdent à cause de l'alcool. 300 000 à cause de l'obésité. 100 000 à cause de médicaments. Et quand on regarde le nombre de décès liés aux drogues illicites : 16 000, dont la plupart auraient pu être évitées si les drogues consommées n'étaient pas de mauvaise qualité, ce qui est inévitable dès lors qu'il n'y a aucun contrôle sur ce qui est vendu dans nos rues ».

« Quelles mesures doivent être mises en place selon vous ? »

« On peut s'inspirer des européens. Ils traitent la toxicomanie comme un problème sanitaire, ce qu'elle est. Si vous lisez un livre sur les maladies mentales, vous apprendrez que la toxicomanie en est une. Est-ce vraiment la meilleure solution d'incarcérer des gens qui sont avant tout des malades ? »

Je lui demande : « J'ai fait un petit sondage auprès des femmes de la prison, et près des deux-tiers pensent que leur présence en prison est liée d'une manière ou d'une autre à la drogue. Ça vous semble normal ? »

« C'est la moyenne ».

« Qu'est-ce que ça vous fait d'avoir ce genre de détenus, alors que vous pensez que leur problème est avant tout mental ? »

« J'ai été militaire pendant 26 ans, et j'ai l'âme d'un soldat. Je suis des ordres. Je fais du mieux que je peux pour mener ma tâche à bien. Mais cela ne signifie pas que je vais me taire quand je pense qu'une idée est mauvaise. Je surveille des gens qui ont commis des crimes d'après la loi actuelle, mais je n'hésite pas à me prononcer publiquement contre ces mêmes lois qui font qu'ils sont ici ».

« Vous devez avoir l'impression d'être parfois face à un dilemme ? »

« Non, au contraire. Ce sont deux rôles distincts : je suis d'une part un gardien de prison qui fait son devoir, et d'autre part un citoyen qui se sert de son expérience et de ses observations pour aider à faire avancer les choses dans le bon sens ».

Notre conversation s'interrompt à la vue d'une ombre au sol : celle d'un oiseau de proie qui effectue des cercles au-dessus de nous. Je regarde la fin du cigare brûler lentement entre les doigts de Van Wickler. La braise finit par se rapprocher dangereusement de son index, ce qui le sort de ses pensées. Il écrase brusquement le mégot contre le mur, rentre dans la prison et referme la porte derrière nous.

Une dernière question me traverse l'esprit alors que nous retournons dans le dédale des couloirs : « Vos convictions vous incitent-elles à traiter les détenus qui sont là pour consommation de drogue différemment des autres ? »

« Non », me répond-il les yeux dans les miens. « Chaque détenu a droit au même niveau de dignité et de respect. »

Le nouveau livre de Roc, And, est sorti récemment. Vous pouvez trouver plus d'informations sur son site.