Satanistes et musulmans de tous les pays, unissez-vous !

À la suite de pressions initiées par l’Église catholique, une messe noire qui devait se tenir à Harvard a été annulée. Cet événement était organisé par le Temple satanique, un groupe qui désirait installer une statue de Baphomet devant le Capitole de l’État d'Oklahoma. Néanmoins, malgré cette annulation de dernière minute, le Temple a pu célébrer sa messe dans un restaurant du campus. L'annulation originelle a été vue par certains comme le triomphe de la tolérance religieuse. Je suis persuadé que c'est tout le contraire, et que c'est un exemple classique de la soumission forcée d'un petit groupe qui a eu le malheur d'offenser une grande religion monothéiste.

Dans un éditorial du Harvard Crimson, Francis X. Clooney, professeur et directeur du centre d'études des religions de Harvard, a exprimé ses inquiétudes au sujet de ce « troublant incident ». Il a estimé que s'ouvrir à des pratiques culturelles différentes pourrait aboutir à la renaissance de cérémonies antisémites et racistes ou insultantes à l'encontre de cultures minoritaires.

Le scénario catastrophe de Clooney ignore un point essentiel, qui est celui du privilège institutionnel : alors que le racisme est un instrument de domination aux mains de la majorité, le satanisme a pour cible une institution bien plus puissante que lui-même. Les catholiques de Harvard qui se plaignent des offenses des satanistes ressemblent aux Blancs qui se plaignent constamment du racisme anti-blanc.

En plus de son statut académique, Clooney est aussi un prêtre catholique. Je connais l'histoire du catholicisme aux États-Unis et je suis sûr qu'il en va de même pour Clooney. Les catholiques ont été persécutés par le passé et stigmatisés comme membres d'une religion non-américaine. Au XIXème siècle, la position privilégiée du protestantisme libéral au sein du milieu universitaire a conduit à de nombreuses discriminations anti-catholiques dans le corps professoral. Le catholicisme a dû se battre pour être reconnu comme religion authentiquement chrétienne et américaine.

Mais aujourd'hui, les temps ont changé et j'aimerais dire à M. Clooney à quoi ressemble désormais le paysage religieux des États-Unis. Je suis musulman et je dois subir constamment les clichés de notre société post-11 septembre. Je supporte en permanence des discours anti-Islam similaires aux arguments employés à l'encontre des satanistes. Dans de nombreuses villes américaines, les islamophobes se sont opposés à la construction de mosquées en prétextant que les musulmans étaient intolérants et incapables de cohabiter avec d'autres communautés, voire même que l'Islam n'était pas une « vraie » religion et ne pouvait donc pas se voir attribuer les mêmes ressources que les autres cultes. Lors de la polémique concernant la mosquée de Ground Zero, des gens se sont opposés à la présence d'une communauté musulmane simplement parce qu'elle les dérangeait.

En tant que musulman, je me dois donc d'apporter mon soutien aux satanistes. Le dégoût public envers l'Islam est tellement grand que je me place du côté des religions considérées comme inférieures et intolérantes. Je ne cherche pas à rejoindre le camp des anti-satanistes outragés en essayant de convaincre les chrétiens que les musulmans font partie de la grande famille des religions abrahamiques. Je souhaite simplement que les musulmans défendent une liberté de religion universelle et non pas cantonnée à l'Islam. Les gens qui insultent l'Islam ne sont pas seulement des marginaux ou des pasteurs extrémistes qui brûlent le Coran, mais surtout des activistes très bien organisés et disposant de moyens financiers importants. L'islamophobie est une pratique tellement répandue que nous devons, nous musulmans, défendre une liberté certaine pour toutes les religions marginalisées.

Je ne doute pas que, dans sa défense du pluralisme religieux et de l'œcuménisme, Clooney se porte garant de l'intégration des musulmans dans le pays. Spécialiste de théologie comparée, son travail est centré sur le dialogue entre les catholiques et les hindous, ce qui prouve son attrait pour l'enrichissement que peut nous offrir les traditions originellement très différentes des nôtres. Malheureusement, ce dialogue inter-religieux laisse de côté les religions plus récentes et plus modestes. Par exemple, lors d'un dialogue entre chrétiens et musulmans, il y a peu de chances que des mormons et des ahmadis soient invités à venir s'exprimer.

Dans son analyse de la messe satanique, Clooney insiste sur ces religions privilégiées qui ont la capacité de nommer ce qui est du domaine du religieux et du sacré. C'est une tendance destructrice dont j'ai pu voir les conséquences au sein de la Five-Percent Nation, une branche dissidente de l'islam. Dans les prisons américaines, les Five Percenters ont toujours été ostracisés et n'ont jamais pu profiter de la liberté de culte et de réunion accordée aux autres communautés. Warith Deen Mohammed, un des leaders du sunnisme aux États-Unis, dénonce depuis longtemps ce mouvement et l'a jugé « dangereux et corrompu ». Les Five Percenters incarcérés sont régulièrement confinés à l'isolement simplement en raison de leurs convictions personnelles. En dehors du système carcéral, les Five Percenters ont régulièrement vu leur droit à changer de nom au profit de celui d'Allah être bafoué. De nombreux magistrats ont jugés cette demande inappropriée et blasphématoire.

Les discriminations envers les Five Percenters menées par les musulmans et les non-musulmans, l'islamophobie rampante et les attaques de Clooney envers les messes sataniques ont pour origine les mêmes problèmes : une négation de l'empathie et l'absence de considération des croyances minoritaires. Réduire la messe satanique à une parodie d'une messe catholique revient à supposer que les satanistes n'ont pas de conviction personnelle qui puisse justifier leurs actes et donner un sens à leurs croyances.

Mais il faut savoir que ces satanistes ne croient pas en Satan comme une entité surnaturelle. Satan est avant tout une incarnation de la pluralité religieuse. Organiser une messe satanique revient en quelque sorte à protester contre l'oppression des grandes religions monothéistes. L'athéisme radical que les participants professent est une religion à part entière et a tout à fait le droit de cité face aux religions reconnues institutionnellement.

Clooney justifie son propos en insistant sur la possibilité que cette messe constitue une atteinte à une foi « pratiquée chaque jour dans de nombreuses congrégations au sein de l'université de Harvard ». Au nom de l'université, afin de « réaffirmer notre respect de la foi catholique et de montrer que la réponse la plus efficace n'est pas la censure mais un discours résonné et ferme », Drew Faust, directeur de Harvard, a exprimé son intention d'organiser une célébration eucharistique dans l'église Saint Paul du campus. Pour Clooney et Faust, la dignité du catholicisme doit être protégée car les catholiques sont reconnus à Harvard, ce qui n'est bien sûr pas le cas des satanistes.

Ce qu'oublient Clooney et Faust, c'est que certains d'entre nous considèrent l'aspect prophétique de Jésus-Christ comme un fait incroyablement offensant. Toutes les traditions qui prétendent être l'unique vérité dans le monde déplaisent forcément à certaines personnes. Si les religieux ne sont pas capables de faire preuve de compréhension entre eux, je ne m'inquiète pas vraiment quant au pouvoir supposé des satanistes de corrompre Harvard. Ce qui me paraît plus problématique, c'est avant tout le renforcement des grandes religions face aux cultes minoritaires. C'est là ou Clooney se trompe complètement. Il n'y jamais eu – il n'y aura sans doute jamais – de satanistes ouvertement identifiés à Harvard tant que le pouvoir institutionnel de Clooney existe. Je me soucie de la liberté de religions pour tous et c'est pour cela que les satanistes peuvent compter sur mon soutien.

Michael Muhammad Knight a obtenu un master en théologie à Harvard en 2011. Il prépare actuellement un doctorat d'études islamiques à l'université de Caroline du Nord. Il a écrit neuf livres, dont Tripping with Allah : Islam, Drugs and Writing. Suivez-le sur Twitter.