Nos souvenirs de la JAPD
Toutes les illustrations sont de Sarah-Louise Barbett

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Nos souvenirs de la JAPD

Cordon-bleu frites, premiers secours et dénonciation des analphabètes : on a compilé les moments les plus intéressants de la journée la moins intéressante de votre vie.

Pour la plupart des Françaises et des Français, la Journée défense et citoyenneté (JDC), anciennement JAPD, est la seule rencontre avec l'armée nationale de toute une vie. Vous recevez une convocation pour ledit jour environ 45 jours avant votre majorité, puis vous vous retrouvez quelques mois plus tard avec une centaine d'humains de votre âge dans la base militaire la plus proche de chez vous. À partir de 8 heures du matin et tout au long de la journée, vous êtes censés apprendre quelques bases rudimentaires de fierté nationale et de défense de votre prochain – notamment via une leçon éclair de « secourisme » – avant de repartir sur le coup des 17 heures, fier de cette courte introduction à l'idée de nation. Ce sont les derniers restes de feu le Service militaire, long de seize mois et disparu en 1996, auquel la plupart d'entre vous ont échappé – à moins que vous soyez né avant 1980.

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Ce que les faits ne disent pas, c'est que la JDC est aussi et surtout l'une des journées les plus étranges dans la vie de tout Français, du fait de la crainte qu'elle inspire (via les longs discours de vos parents à propos de « l'horreur du Service ») et la réalité du terrain (une rencontre somme toute agréable avec des hauts fonctionnaires et des gens qui n'ont rien en commun avec vous, si ce n'est la date de naissance). À l'heure où plusieurs voix s'élèvent en faveur d'un retour du Service militaire en France en vue de « recréer du lien entre les citoyens », nous avons décidé de compiler les ressentis de plusieurs rédacteurs et contributeurs de VICE à propos de ce jour si particulier, la JAPD.

J'ai passé ma JAPD sur la base aérienne de Mérignac, alors que j'étais en prépa littéraire et aussi éloigné que possible de tout ce qui pouvait s'apparenter au monde réel. Fort de mes trois mois d'hypokhâgne, d'une dissertation réussie sur Pascal et de convictions politiques solidement ancrées à la gauche du catalogue Goéland, j'avais le sentiment d'être le petit malin rompu à déjouer tous les pièges de la propagande militariste, sorte de Noam Chomsky à sac Eastpak qui, en traînant des pieds, abattait à chaque pas maladroit un couplet de la Marseillaise pour le remplacer par un break de Guerilla Poubelle. J'avais plutôt bien réussi à identifier les moments forts de la programmation de France 3 lors de l'épreuve de lecture, renforçant encore ma conviction d'appartenir à une élite informée. Finalement, c'était une parfaite synthèse de ce qu'est la JAPD – des petits cons fiers d'être petits cons, des mecs en échec scolaire qui se font humilier par des mecs qui l'ont été avant eux, et des nerds timides dont le corps laisse entrevoir ses failles dans un espace virilisé. 
– SÉBASTIEN CHAVIGNER

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Alors que j'avais passé toute mon adolescence en banlieue parisienne, bercée par le roulis des RER et les week-ends à Châtelet, ma mère m'a envoyé faire mon année de terminale dans un pensionnat d'Aurillac. Pour revenir à Paris, il me suffisait de passer mon bac et d'effectuer ma journée d'appel. La veille, j'avais obtenu l'autorisation exceptionnelle de passer ma dernière nuit à l'extérieur. J'étais toute excitée à l'idée de me rendre au Volcan, seule discothèque de la ville, quand le videur m'a fermement refusé l'accès au lieu. Mes amis ayant déjà disparu à l'intérieur, je n'avais aucun moyen de retourner chez moi. Je me suis recroquevillée sur un banc, dans un parc proche de la caserne où j'avais rendez-vous quelques heures plus tard, et j'y ai passé la nuit. Le matin venu, j'étais tombée malade, et je n'avais pas fermé l'œil plus d'une heure. À mon plus grand bonheur, l'après-midi s'est composé d'une projection en salle, au cours de laquelle je me suis endormie sur ma table. On m'a réveillée d'un mouvement brusque, et j'ai constaté que tout le monde avait quitté les lieux – à l'exception d'un caporal qui me fixait d'un air mauvais. Visiblement contrarié par mon manque d'engagement civique, il m'a demandé ce que je faisais le week-end suivant : « Parce que vous allez devoir repasser votre JAPD – les yeux ouverts, cette fois-ci. » Heureusement, le torrent de larmes qui a instantanément jailli de mes yeux a eu raison de lui, et il m'a intimée de partir, « vite avant [qu'il] ne change d'avis ».
– ZELDA MAUGER

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J'ai passé ma journée d'appel dès ma première convocation, parce que c'était indispensable pour avoir le permis. Dans cette vaste jungle qu'est la campagne vauclusienne, les types qui ne disposent pas d'une R5 à 18 ans sont considérés comme des ratés. Sur place, personne ne semblait heureux d'être là, sauf un type en survêtement vert bouteille prénommé Vernon. Il ramassait des mégots par terre et les enfermait dans une petite boîte en métal, afin de se rouler des cigarettes avec les restes de tabac. Durant la présentation, un gradé de réserve nous a parlé pendant 20 minutes de sa fille, figurante dans Plus Belle La Vie, avant de nous faire un discours sur le développement durable au son des mirages qui décollaient tous les quarts d'heure en brûlant des mètres cube de kérosène. C'était déroutant, mais tout le monde s'en battait les reins, sauf Vernon, enthousiaste, qui continuait d'applaudir à chaque décollage. Après un test consistant à décrypter un programme de cinéma, on a tous été libérés. Tous sauf Vernon, ce sale carriériste, qui avait sûrement dû faire exprès de rendre copie blanche pour se faire engager.
– EMMANUEL HILAIRE

À l'époque, mon régime alimentaire se composait principalement de weed et de l'ensemble des conneries solides qu'on peut s'enfiler entre deux « bons gros bédos ». Ma routine était assez rodée. Je me levais vers 7H30 et je petit-déjeunais autour du dernier cul-de-joint de la veille. La première chose à s'inviter dans mon estomac le matin était une barre de Snickers, suivie très rapidement par les effluves de mon premier vrai joint de la journée. À midi, je mangeais rarement plus d'un quignon de pain mayonnaise. En sortant des cours, je mangeais un ou deux Spéculoos, en fonction de ma dextérité à les voler sur les terrasses de café. Je m'installais ensuite en tailleur sur une pelouse, avec un petit poste stéréo qui crachait de la musique « tribe » et je goûtais autour d'un bong artisanal. Ensuite, je dînais à peu près convenablement avant de m'enfermer dans ma chambre avec une boulette de shit, trois paquets de chips et la bibliographie complète de Carlos Castaneda. Je pense sincèrement que j'étais en état de sous-nutrition permanent.

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Autant vous dire que quand je me suis retrouvé convoqué sur le parking de la base du Centre de Service National, dans la banlieue de Nîmes, j'étais déjà passablement défoncé. Mais surtout, j'étais un ado faible et affamé. Ne pouvant m'adonner à mon régime habituel, j'étais condamné à patienter jusqu'à la pause en mâchouillant nerveusement un chewing-gum goût cassis-menthol que m'avait gentiment dépanné une fille à sweat-shirt Bullrot. Vers midi, l'officier instructeur nous a fait savoir que l'on pouvait enfin se rendre au réfectoire. Je me rappelle m'être jeté à corps perdu sur une assiette de cordon-bleu frites. En levant la tête vers un de mes congénères qui venait de me gratifier d'un « Yo le man » en pleine montée de cholestérol, je me suis rendu compte du cynique pot aux roses. L'institution contre laquelle je m'étais tant insurgé pendant les manifs anti-CPE avait réussi son coup : car je ne pensais plus une seconde à fumer « mon petit tarpé », je ne voulais plus être en marge de la société. Je voulais juste manger leur soupe.
– LÉO BOURDIN

J'imagine qu'il m'est arrivé pas mal de trucs en cette funeste journée de mai 2004 sur le plateau de Mérignac, proche Bordeaux, mais je les ai tous oubliés. Je peux simplement décomposer la journée en plusieurs grands moments : le test du matin dans une salle sans lumière à la recherche des analphabètes de ma tranche d'âge, la cantine dans laquelle je n'ai rien bouffé (si ce n'est l'un de ces mini-pains sur plaque d'environ 10 cm de longueur typiques des rencontres de la collectivité du troisième type et qui participent activement à la défiance de la jeunesse envers le monde adulte), la leçon de secourisme où tout le monde semblait très concentré et trop concerné à l'idée de maintenir un inconnu en « position de sécurité », puis le passage devant les avions d'assaut des différentes époques et guerres au cours desquelles la France fut l'un des belligérants. Enfin, j'ai le souvenir d'un vieux bus Citram tout claqué raccompagnant une trentaine d'adolescents vigoureux, dont moi, jusqu'à la sortie de la base, où des parents rieurs les attendaient. Les enfants, eux, avaient tous l'air grippés – possiblement à cause de l'exposition au pollen. Encore aujourd'hui, je suis déçu de n'avoir jamais croisé les prétendus « pièges » dissimulés dans les bois alentour dont un ou deux camarades m'avaient parlé. Selon eux, lors de chaque journée d'appel, quelques mecs désinvoltes profitaient de l'inattention des militaires pour s'aventurer parmi les arbres, et en revenaient avec la jambe prise dans un piège à loup, appelant à l'aide. À la place, j'ai écouté quelques soldats sympa m'enseigner deux-trois bases à propos de la défense de la République, que j'ai rapidement négligées.
– JULIEN MOREL

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J'ai toujours eu du mal à comprendre pourquoi certaines personnes sont attirées par une carrière dans les forces armées françaises. Ma JAPD ne m'a pas donné beaucoup d'indices pour dissiper ce brouillard. Je me souviens de n'avoir pas prononcé un seul mot de la journée. Mon seul bonheur a été de participer au quizz le plus facile de ma vie. Je dois avouer avoir un peu hésité lors de la dernière phase de tests, quand j'étais censé barrer des mots qui avaient été inventés par les grands penseurs de cette journée infernale – j'ai buté sur le « mot » taroul en me demandant si, après tout, il ne s'agissait pas d'une recette venue tout droit de l'Aveyron. Mais sinon, je pense m'en être plutôt bien sorti. Ma relation personnelle avec l'armée française n'aura donc duré que quelques heures, le temps qu'un type en uniforme me remette un certificat précisant que je suis « en règle au regard des obligations du code du service national », signé par le général de corps d'armée Claude Pernel.
– ROMAIN GONZALEZ

J'ai toujours haï les militaires – probablement sous l'influence de mon père, qui s'était débrouillé pour esquiver son service en feignant des problèmes psychologiques. Je n'habitais pas très loin de la base, et le chemin pour y aller était le même que celui que j'empruntais pour aller au collège. Je me suis rendu là-bas en traînant des pieds, un gros joint en main – ce qui limite d'office les souvenirs que j'en ai. Je me rappelle tout de même avoir eu droit dans une salle à la chaleur suffocante à la diffusion de clips vidéo de propagande. Sauf que nos bidasses à nous semblaient tout faire sauf la guerre. Ils sauvaient des enfants, distribuaient de la bouffe, s'occupaient de vieillards, parcouraient les sept mers, mais ne tuaient personne et ne mourraient jamais – chose que je me suis fait un plaisir de signifier à l'instructrice. À la fin de la journée, j'étais tout de même assez déçu de ne pas avoir davantage réussi à jouer le guignol, et d'avoir échoué à me faire renvoyer avant la fin.
– NICOLAS GUYON

On l'a entendu avant de le voir. Le type remplissait le couloir de vannes de caserne hurlées à en faire péter les cloisons de placo d'une salle de briefing dans une caserne de Nanterre. On déconnait avec les copains d'un jour sur le programme de Télé 7 jours qu'on avait lu pour le test d'alphabétisation, quand un colosse moustachu – un mélange de Hulk Hogan et de monsieur Mégot – a fracassé la table de son bureau en laissant tomber un magnétoscope. Il a commencé avec un speech passif-agressif sur le fait qu'on était les dernières chiées d'une génération toute pourrie. Après nous avoir bien vendu sa carrière de gendarme réserviste, Moustache a inséré une K-7 dans le magnéto avec un doigté impérial.

La vidéo a commencé avec un générique pompé sur Amicalement vôtre, la Marseillaise en bande-son et le Charles de Gaulle à la place de Brett Sinclair. On était au début des années 2000. New York sentait encore les cendres, Ben Laden se cachait à Méribel, les Russes faisaient moins peur à l'OTAN, occupés par leur boucherie tchétchène, la ceinture djihadiste dans le Sahel relevait encore de la science-fiction – en revanche, tout le monde cherchait des armes de destruction massive en retournant l'Irak. Tout changeait, on ne ferait pas de nous de la chair à canon façon ligne Maginot, on avait la bombe nucléaire pour faire stresser les nations bagarreuses. Non, désormais la France avait besoin de troupes d'élite, de muscles à cerveaux pour les opérations spéciales. On serait l'élite, on irait fouiller les grottes du cachemire, on ferait des raids contre les preneurs d'otage à Jolo. Moustache s'est mis à nous faire la danse du ventre. Viens, on est bien, signe ici. Au retour, dans le RER, j'avais les poches pleines de paperasse pour mon futur recrutement.
– CYRIL HERGAULT

Je dois faire partie des rares personnes à ne pas avoir appréhendé ma journée d'appel à la défense. Pire que ça, je la voyais comme une sorte de rite de passage à l'âge adulte, et j'étais presque excitée à l'idée de passer une journée à l'école militaire d'Angers avec une tripotée de lycéens réfractaires. À l'époque, le simple fait de m'aventurer dans un coin inconnu de la ville suffisait à me réjouir – d'autant plus s'il se trouvait entre une voie ferrée et un concessionnaire automobile. Je m'étais dit que dans le pire des cas, j'aurais au moins le privilège de râler auprès de mes amis et de critiquer l'intégralité du corps militaire, ainsi que leurs repas de cantine et leurs faux témoignages de réservistes accomplis. C'est la même logique stupide qui m'a poussée à aller voir Avatar au multiplexe plus tôt dans l'année, même si j'étais persuadée qu'un film sur un Marine paraplégique s'acoquinant avec des indigènes de trois mètres n'était pas un film pour moi. Bien évidemment, c'était un des moments les plus ennuyeux de ma vie – mais le point d'orgue de ma journée s'est situé au moment de la visite du musée des mines, où se trouvait une reconstitution de zone de guerre truffée de fausses grenades. Quand j'ai été désignée pour arpenter une fausse maison accidentée en évitant les explosifs le plus longtemps possible, j'ai à peine eu le temps de poser la main sur la poignée du portail qu'un major est arrivé en hurlant : « TU ES MORTE, IL Y AVAIT UNE GRENADE SOUS TERRE ! » avant d'imiter approximativement le bruit que feraient mes entrailles au contact de l'explosion. L'assemblée entière s'est marrée – y compris la nouvelle amie que je m'étais faite autour du saumon-épinards du déjeuner – et le sentiment d'humiliation qui m'a submergée a suffi à me faire renoncer à toute carrière dans le génie.
– JULIE LE BARON

Posté devant l'accueil d'une caserne aux moulures normandes, j'ai vite découvert que ma journée se ferait sans l'ombre d'un visage familier. L'entrée s'est faite au compte-goutte par une petite porte blanchâtre. Ce seuil franchi, ma seule ligne de dialogue de la journée se résumera à demander du sel à un mec hagard assis en face de moi, à l'heure du déjeuner. J'avais l'impression que ma session avait tout d'une grande cuvée pour le recrutement militaire – cinq ou six personnes ont dû se rendre dans la fameuse « pièce d'à côté ». Par la suite, tout ce petit monde est revenu, l'officier présent nous a expliqué de manière implacable la supériorité d'une bonne cuite sur un malheureux joint, et a passé le reste de l'après midi à détailler les capacités des équipements phares de l'armement français. La puissance de feu du FAMAS et la portée des obus du char Leclerc (quatre kilomètres, quand même) sont les seules choses dont je me rappelle. La fin de journée était consacrée aux gestes de premiers secours, mais ne comptez pas sur moi pour raconter ici les mouvements maladroits qui ont ponctué la conclusion de cette journée, somme toute épatante.
– FRÉDÉRIC GENDARME