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Drogue

Sur la route avec un livreur de weed à domicile

Paperasse, suivi client, gestion des commandes : livrer du cannabis à vélo est un métier comme un autre.

Un homme qui n'a aucun lien avec l'auteur de cet article, si ce n'est le fait qu'il se déplace rapidement à vélo. Photo via Flickr

Autour de moi, tout est flou. La pluie battante et la vitesse transforment la ville. J'ai froid aux mains, mal aux cuisses. Je pédale quand même, à bord de mon nouveau vélo de course. Je dois tracer : j'ai du retard. Mon client précédent n'a pas eu le temps de retirer du liquide et j'ai perdu cinq minutes. Rien de grave, bien sûr, mais il ne faut jamais faire attendre l'acheteur. J'arrive sur mon lieu de rendez-vous. Le quartier est cossu, la place est jolie. Deux jeunes filles, longs manteaux gris et yeux maquillés, sortent de leur immeuble en riant. J'attache mon vélo, prend mon sac et m'engouffre dans le hall. Coup de fil. Oui, je suis désolé du retard, j'arrive. Je frappe à la porte. Comme d'habitude, le couple que je livre est tout sourire. Je m'excuse encore, accepte le verre d'eau qu'on me propose, demande des nouvelles de leur gamin et leur donne leurs dix grammes de weed hebdomadaires. Je sors. Un type joue du violon dans la rue. Je lui laisse une pièce. Il est 20 heures. C'était la dernière livraison de ma journée, j'éteins mon téléphone. Des courses comme ça, j'en fais quinze par jour. Souvent, je livre des jeunes parents ou des trentenaires célibataires. Peu d'étudiants : ils ne sont pas toujours fiables. Mes règles sont simples. À 10 heures, j'allume mon téléphone. Jusqu'à 17 heures, je prends les commandes. J'exige toujours d'être prévenu une heure à l'avance. De 17 heures à 20 heures, j'enchaîne les livraisons – en moyenne, j'en fais une toutes les 15 minutes. Je livre dix grammes minimum, ce que réclament 60 % de mes clients. Les autres en prennent 20 ou 30. En fin de matinée ou en début d'après-midi, je livre aussi un peu par ci par là.

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J'ai 24 ans, et ça fait trois ans que j'ai lancé ce business. Je viens des Caraïbes. J'habite dans une grande ville française que je préfère ne pas citer. Dès que je suis arrivé, j'ai constaté que le marché était loin d'être saturé. Des dealers tenaient les murs mais, aucun ne proposait un service comme le mien : une livraison à domicile, professionnelle, calqué sur le modèle américain. Je suis toujours à l'heure, pas trop cher et mon herbe est bonne. Autant d'arguments qui me permettent de bien choisir ma clientèle. Mon fichier client, c'est 200 contacts, pas plus. La plupart sont des habitués. Dès que j'entre un nouvel acheteur, j'en supprime un ancien. J'évite les lourds et les borderlines. Si un mec m'envoie un texto sans forme de politesse et plein de fautes d'orthographe, je ne lui réponds même pas. La demande est forte, le marché vaste : je peux me permettre de faire le difficile. Je rencontre chacun de mes clients avant de travailler pour eux – et pour me rencontrer, ils doivent avoir été cooptés. Du parrainage, en quelque sorte. Du coup, mes acheteurs, je les chouchoute. Je suis social, poli, à l'écoute. C'est un exercice d'équilibre : il s'agit d'être amical sans devenir ami, d'être pro en paraissant proche. Plusieurs clientes m'ont déjà dragué, pour ma weed autant que pour ma gueule. Par chance, elles n'étaient pas mon style. Pour ne pas mélanger les genres, j'ai une autre règle : ne jamais fournir mes potes.

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***

8 heures du matin. Le réveil sonne. Bouche sèche, yeux collés, mal au front. J'ai fait la fête hier. Je me traîne jusqu'à la douche. L'eau me sort de ma torpeur. J'enfile un jean et un t-shirt. En été, c'est tenue de sport ; l'hiver, j'ai l'air d'un type simple, habillé avec goût mais sans fioriture. Un smoothie plus tard, je suis opérationnel. Chaque semaine, j'écoule un kilo de weed. Hier, j'ai tout préparé. Aujourd'hui, c'est paperasse. Pour dealer, il ne suffit pas d'être commercial. Avant tout, il faut être un entrepreneur, ce qui implique aussi de faire des papiers. Pour blanchir l'argent, j'ai deux combines. J'achète des trucs en liquide que je revends après et j'ai aussi quelques entreprises légales qui me permettent de faire des factures. En ce moment, je suis sur mes impôts : j'essaie d'optimiser pour en payer le moins possible. Quand je vous disais que les dealers sont des entrepreneurs comme les autres. Je quitte mon appart pour une livraison. Il faut passer au stock. C'est une règle de base, que tous les gars sérieux respectent : pas de marchandise chez soi. L'autre truc, c'est que votre herbe ne doit jamais être au même endroit que votre trésorerie. Je fais deux livraisons, repasse à l'appart. J'ai des partenaires à gérer. Quand je dis partenaire, je parle de mes grossistes ; pour le reste, je travaille en solo. J'en ai plusieurs, histoire de ne jamais être à court. On est au début du mois et je vais changer de téléphone ; j'envoie un texto à tous mes clients. Ça, c'est une sécurité supplémentaire qui sert surtout à les rassurer. Mes acheteurs ne savent pas où j'habite, personne ne m'a jamais contrôlé et je n'ai pas de casier. Autant dire que les flics ne risquent pas de me mettre la main dessus.

Un jour, j'arrêterai. Soyons clairs : j'aime bien ce que je fais. Du risque mais pas trop, des récompenses à la hauteur de mes efforts et suffisamment d'argent pour jamais m'en soucier, c'est génial. Avec ça, j'ai découvert pleins d'endroits : des appartements exceptionnels, des cours intérieures luxuriantes ou des immeubles à l'architecture rare. J'ai aussi croisé des gens de tous les milieux : des glandeurs, des gosses de riches, des étudiants studieux, des couples installés ou des chefs d'entreprise. Mais j'ai fait le tour, je crois.

J'ai aussi peur que l'argent me monte à la tête. C'est un moyen, pas une finalité. L'objectif de tout ça, c'est le voyage. Je suis allé plusieurs fois à Rio, à la Barbade et dans beaucoup de villes d'Europe. Quand je me serai constitué une rente, je partirai faire le tour du monde. En plus, mon travail est monotone. J'aimerais entreprendre, mais c'est difficile quand il s'agit d'une entreprise illégale. Quand j'ai vu des applications comme Deliveroo sortir, j'étais en extase ! Imagine, là j'aurais vraiment créé Smoke It Easy. Mais même en étant dans la drogue, on peut tenter des choses. Pendant un an, j'avais une associée, une jeune fille qui vivait en colocation. C'était parfait : j'envoyais certains clients, ceux en qui j'avais confiance, faire les courses chez elle. Ça me déchargeait un peu et elle, ça lui faisait de l'argent. J'ai aussi essayé d'embaucher d'autres livreurs, des mecs de Take It Easy ou de Deliveroo, mais c'est très compliqué en termes de logistique. Je ne peux pas leur donner de stock – trop dangereux – et je ne peux pas non plus leur amener en permanence. Du coup, il faudrait qu'ils s'organisent eux-mêmes mais la plupart des gens n'ont pas la rigueur nécessaire pour ce genre de travail. Et c'est difficile de trouver une personne qui va se faire violence pour aller pédaler sous la flotte quand elle a la gueule de bois. Idéalement, il faudrait une grosse équipe et que je me contente de faire du management. Ne plus pédaler, ça serait génial, même si ce n'est pas pour tout de suite. Mais quand j'arrêterai, j'aimerais vraiment trouver quelqu'un pour reprendre le truc. Une meuf ou un mec bien, efficace, que je formerai avant de lui laisser le bébé en lui revendant la clientèle. Histoire de ne pas avoir fait tout ça pour rien.

Clément est sur Twitter.