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On a demandé à six experts pourquoi il y avait autant d'attentats en France

Si vous pensiez que l'Islam était la réponse : vous aviez tort.
Photo de couverture : Les frères Kouachi après l'attentat contre Charlie Hebdo

« La France est au beau milieu d'une guerre de civilisation ». Ce n'est pas moi qui le dis, mais le Premier ministre Manuel Valls. L'attaque perpétrée vendredi dernier contre une usine iséroise a entraîné de multiples réactions de la part de personnalités médiatiques employant à tort et à travers les mots « barbarie » et « attentat », surtout lorsqu'il s'agissait d'évoquer la décapitation d'Hervé Cornara par son ancien employé Yassin Salhi. Au-delà des querelles sémantiques entourant ces deux notions, ces déclarations traduisent bien l'état d'esprit d'une partie des Français, persuadés que l'Islam est l'un des facteurs clés qui expliquent la multiplication relative des attaques en France.

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Évidemment, il est facile de modérer ce discours médiatique un poil anxiogène. Sur le territoire national, on dénombre 31 victimes du « terrorisme islamique » depuis une dizaine d'années, ce qui n'est pas négligeable, mais pas non plus le symptôme d'une « guerre » censée avoir lieu en ce moment même. La probabilité de mourir dans un accident d'avion est toujours bien plus importante que celle de se faire couper la tête par un mec dont vous êtes l'ancien boss.

Dès lors, comment expliquer ces attaques ? Certains mettent l'accent sur des facteurs internationaux. D'autres insistent avant tout sur des problématiques propres à notre pays. Comme il me paraît impossible de mettre en évidence une seule et unique explication causale, j'ai interrogé plusieurs intellectuels et spécialistes des questions de défense et de terrorisme – venant d'horizons très divers – afin qu'ils puissent me donner leur avis sur les raisons qui expliquent la recrudescence présumée des attentats en France.

Michel Wieviorka, sociologue, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales

« Si l'on veut comprendre ce qu'il se passe en France depuis l'affaire Khaled Kelkal, il faut prendre en considération deux logiques, à l'œuvre simultanément.

Tout d'abord, on a affaire à des logiques internes à la société française, qui sont multiples. Elles renvoient aux problématiques de difficultés sociales, d'intégration, de discriminations, de chômage, etc. Ces éléments affectent des individus de plusieurs types. Certains ont le sentiment qu'ils n'ont aucun espace dans la société. D'autres, en dépit d'une intégration sociale poussée, peuvent être à la recherche de sens dans une société qui n'offre plus aucune perspective. Enfin, on doit souligner la présence individus ayant une place dans la société qui ne correspond pas à leurs attentes personnelles – c'est peut-être le cas de Yassin Salhi, même s'il est très difficile d'affirmer quoi que ce soit dans cette affaire pour le moment.

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Viennent ensuite les considérations géopolitiques. Selon moi, le point de départ est la Révolution iranienne de 1979, qui a profondément chamboulé le monde arabo-musulman.

La rencontre entre ces logiques internes et externes – dans les prisons, lors de voyages initiatiques ou dans les mosquées – peut contribuer à l'émergence de nouveaux djihadistes.

Bien entendu, la puissance publique a plus de marge de manœuvre pour agir sur les problématiques internes. Malgré tout, il ne faut pas oublier qu'elles sont subordonnées à des phénomènes globaux, comme la mondialisation ou la construction (ou non-construction) de l'Europe. La France n'est pas un isolat. De plus, notre pays a toujours assez de poids diplomatique pour avoir une influence internationale. Certains spécialistes vous diront que l'intervention française en Libye était assez inconsidérée. Les deux registres se mêlent donc en permanence. »

Simon*, fonctionnaire au ministère de l'Intérieur

« Je pense qu'il est important de rappeler que le terrorisme en France n'est pas un fait nouveau, qu'il a toujours existé et qu'il ne disparaîtra sans doute jamais. Cette "succession" d'attentats, si elle est bien réelle, ne doit pas non plus faire sombrer le pays dans une hystérie de masse. En ce qui concerne l'attaque en Isère et la décapitation de M. Cornara, j'ai l'impression que l'on a affaire à un individu isolé qui a décidé de se venger de la société en réalisant ce qui constitue à ses yeux un acte de rébellion, et aux yeux de la population une preuve de la barbarie de certains musulmans français. Le contexte est donc bien différent en comparaison des attentats du mois de janvier.

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Si l'engagement de la France dans la coalition contre l'État islamique n'a sans doute pas amélioré l'image du pays aux yeux de certains extrémistes, il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas les seuls à être touchés par cette hostilité meurtrière : regardez la Tunisie, le Koweït ou encore le Yémen.

Sans céder à la panique, il est de notre devoir de nous montrer fermes face à de tels actes, qui n'ont leur place ni en Europe, ni en Afrique, ni au Moyen-Orient. »

François-Bernard Huyghe, chercheur associé à l'Institut de Relations Internationales et Stratégiques

« Les causes pouvant expliquer ces attentats sont multiples. Évidemment, l'engagement de la France en Irak ou au Mali l'a transformée en cible prioritaire – avec un gouvernement actuel qui est loin d'être le moins atlantiste de l'Histoire.

De toute façon, des groupes salafistes violents sont présents depuis assez longtemps dans le pays, comme le prouvent les attentats du GIA dans les années 1990. En ayant la plus grande population musulmane d'Europe, il y a statistiquement plus de chances que la France soit la cible d'un attentat.

Personnellement, c'est la typologie des djihadistes français qui m'inquiète le plus. On fait face à des mecs qui partent en Syrie ou en Irak pour faire ce qu'on appelle la hijra – ils retournent en terre d'Islam, souvent pour s'y préparer à faire le djihad en suivant les prescriptions de l'État islamique. À côté, on trouve le profil des "durs", comme Merah, Coulibaly, Kouachi, Nemmouche, qui ont fait leurs premières armes dans la criminalité. Ce phénomène n'est pas nouveau non plus : rappelez-vous du gang de Roubaix dans les années 1990. Enfin, on trouve les "péteurs de plomb", des gens assez proches de l'Islam qui passent à l'acte du jour au lendemain. Est-ce lié à des problèmes psychiatriques ou personnels ? Difficile à dire.

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Face à ces risques multiples, défendre la nouvelle loi sur le renseignement est grotesque. Premièrement, ce n'est pas une loi uniquement sur le terrorisme, mais un texte bien plus global. Deuxièmement, cette loi – qui va attenter aux libertés individuelles – aura pour conséquence de rajouter des milliers de noms sur la liste des suspects alors que l'on est incapable de traiter les suspects déjà repérés. Tous les gars qui ont commis des attaques au cours des dernières années étaient fichés par la DCRI.

Cette loi, la 14e en seulement quelques années, ne va absolument pas améliorer la situation. »

Extrait de l'une des vidéos où Amedy Coulibaly se réclame de Daesh.

Carlos González, professeur de Relations Internationales à l'université Complutense de Madrid

« Si l'on prend en considération le contexte international, de telles attaques ne sont pas si surprenantes. La France, qui défend une position de premier plan au niveau mondial en s'engageant militairement lors de conflits risqués – Irak, Mali, etc. – ne peut être à l'abri de représailles terroristes menées par des individus aux motivations diverses. Certains sont simplement mus par un désir de vengeance personnelle contre une société qui n'intègre pas ses minorités, tandis que d'autres ont un véritable système de valeurs qui leur permet de justifier des actes qui vont à l'encontre de cinq siècles d'humanisme.

Il faut se souvenir que les autres pays du monde sont confrontés à des problèmes assez similaires et que "la roue tourne", même si c'est une réalité terrible à admettre. Les États-Unis ont été attaqués, la Grande-Bretagne a été attaquée, l'Indonésie a été attaquée, l'Espagne a été attaquée. La liste est interminable. Si la France est sans doute l'un des pays les plus menacés actuellement, cela est dû à des logiques internes spécifiques – importation du conflit israélo-palestinien, laïcité extrême qui étouffe certaines communautés – mais aussi à une part de hasard.

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Ça a beau être un poncif, mais n'oubliez pas que le risque zéro n'existe pas et qu'avec le développement tentaculaire des communications et des échanges, la présence en Europe de jeunes désireux de faire le djihad ne va pas diminuer. »

Comme le souligne Alain Bauer, l'hyperterrorisme post-2001 est remplacé aujourd'hui par un terrorisme de proximité ou "terrorisme du pauvre".

Jérôme*, gendarme en Île-de-France

« Il m'est assez difficile de m'exprimer au sujet de la situation géopolitique actuelle, je ne me sens pas assez légitime pour faire ça. En revanche, je peux vous parler de mon ressenti et de celui de pas mal de mes collègues. Lorsque vous évoluez dans un espace public aujourd'hui et que vous représentez l'ordre, vous devenez une cible. Prenez l'exemple du plan Vigipirate, qui oblige les militaires à déambuler dans les gares et les lieux touristiques pour essayer de dissuader un acte malveillant. Je suis persuadé qu'une telle mesure est contre-productive et dangereuse.

Les gendarmes ou les soldats de l'armée de Terre n'ont pas vraiment d'utilité dans un tel cas de figure, ils sont là pour donner l'impression que le pouvoir politique joue son rôle alors qu'il est impuissant, comme nous tous. Je ne sais pas vraiment quelles devraient être les mesures à adopter, je peux simplement vous dire qu'il me semble impossible de prévenir de nouveaux attentats. »

Karine Roudier, maître de conférences en Droit public à l'IEP de Lyon

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« Il est nécessaire dans un premier temps de relativiser la notion de répétition.

L'instruction en cours au sujet de l'attaque de Saint-Quentin-Fallavier ne permet pas encore d'avoir une idée précise quant aux intentions de Yassin Salhi. En conséquence, si nous regardons les mois passés, nous ne pouvons pas parler d'une répétition d'attaques en France.

Deux éléments sont, à mon sens, à prendre en considération. Tout d'abord, les attentats en 2015 ont été nombreux et se sont déroulés dans différentes parties du globe (France, Danemark, Tunisie, Koweït, Somalie, ou encore Égypte). Leur nombre est donc important mais doit être mis en perspective avec les nombreux attentats des années passées.

Ensuite, les attentats illustrent une évolution dans le mode d'action des terroristes. Comme le souligne Alain Bauer, l'hyperterrorisme post-2001 est remplacé aujourd'hui par un terrorisme de proximité ou "terrorisme du pauvre".

Cela doit nous conduire à "penser" de manière plus posée, dans le temps, ce que l'on qualifie de "terrorisme" et comment nous pouvons lutter contre lui – dans ce cas-là, je fais référence à la dernière loi du 13 novembre 2014 adoptée selon une procédure accélérée.

Enfin, pour conclure, il me semble essentiel de souligner que les causes du terrorisme ne peuvent alors être envisagées que dans une perspective multifactorielle, qui mettra en exergue la complexité du phénomène, comme le souligne Francesco Palazzo, un professeur de droit italien : "comme pour tous les phénomènes criminels […] il faut répéter qu'il est impossible de fournir une explication en termes unilatéraux ou mono-factoriels." Il conviendrait, à son sens, d'analyser séparément, mais sans pouvoir tout de même les éloigner, les causes politiques, sociales et individuelles qui poussent les individus vers ces mouvements. »

*Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.

Romain est sur Twitter.