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Culture

The Tribe est le meilleur – et l’unique – film sur la mafia des jeunes sourds et muets ukrainiens

Une interview du réalisateur Myroslav Slaboshpytskiy à propos des racailleux sourds-muets de Kiev et de leur organisation criminelle en vase clos.

Une nuit à Kiev, capitale de l'Ukraine. Six adolescents emmitouflés dans leurs doudounes sont en train de boire une bière dans la cour de leur lycée, un institut pour jeunes malentendants. Au loin, ils aperçoivent une personne, qui elle aussi a l'air d'avoir froid, et qui transporte un gros sac plastique. Le gang la suit. L'autre n'entend rien, puisqu'il est vraisemblablement sourd, comme eux. Lorsque les six maraudeurs arrivent à son niveau, ils lui lancent un coup dans la nuque avant de le rouer de coups. Le malheureux tombe par terre, l'un des mecs lui dérobe son sac tandis que les cinq autres continuent de le frapper, par pur plaisir sinistre, dans l'estomac puis à la tête, jusqu'au moment où l'on comprend que l'inconnu est inconscient, ou dans le coma – ou mort.

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Ceci est une scène du film The Tribe, de Myroslav Slaboshpytskiy, sorti mercredi 1er octobre dans les salles françaises. Outre sa réussite totale – qui lui a valu le Grand prix de la Semaine de la critique du Festival de Cannes – ce film est également un document journalistique inédit, puisqu'il raconte de l'intérieur les méfaits d'une organisation criminelle organisée autour de la communauté des sourds-muets de la capitale ukrainienne. Et ce n'est pas étonnant, dans la mesure où Slaboshpytskiy a lui-même été journaliste à Kiev dans les lugubres années 1990 de l'après-URSS, où il tenait une colonne sur les faits divers locaux. Je lui ai posé plusieurs questions au sujet du film, de la violence qu'il met en scène, du fait qu'aucun mot ne soit prononcé dedans, et de cette mafia d'Europe de l'Est méconnue, celle des malentendants.

VICE : Avant de vous lancer dans le cinéma au tournant des années 2000, vous avez été journaliste-reporter à Kiev. Votre idée de pitch pour The Tribe – documentation minutieuse de l'activité criminelle dans un internat de la capitale ukrainienne accueillant des sourds-muets – vient-elle de votre expérience en tant que journaliste ?
Myroslav Slaboshpytskiy : Je n'invente rien, c'est mon expérience personnelle qui me fait dire tout ça. En effet, j'ai été journaliste spécialisé dans les faits divers et les chroniques criminelles. À l'époque, je venais de terminer mon école de cinéma et j'ai un peu travaillé en télévision. C'était intéressant, surtout pour un mec jeune – j'avais la vingtaine à l'époque. On était au début des années 1990, et il se trouve qu'à cette période la guerre des gangs régnait en Ukraine. J'ai vu beaucoup d'horreurs mais comme j'étais jeune, je pouvais le supporter, les regarder en face et écrire dessus. Ce fut une expérience formatrice.

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L'ultraviolence que l'on voit tout au long du film correspond-elle à la réalité ou est-ce exagéré pour les besoins du scénario ?
Cette « mafia » des malentendants locaux est absolument réaliste, malheureusement. Le lieu, c'est un institut pour sourds-muets où la plupart des malentendants adolescents de Kiev suivent des cours, notamment un petit groupe de délinquants juvéniles extrêmement violents.

D'où vient cette organisation ?
Il existe en Ukraine des bandes organisées qui gèrent une société parallèle autour des sourds-muets – impliquant racket, trafics, prostitution, et même un certain maintien de l'ordre au sein du mouvement : ceux qui désobéissent sont sévèrement punis. Dans mon film, tous les événements se déroulent au lycée. Du coup, on ne voit que l'échelon le plus bas de la hiérarchie.

Je sais qu'évoquer une sorte de « mafia sourde » peut paraître très étrange pour quelqu'un qui n'a jamais été témoin de ça. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que tout est lié à la difficulté de communication. En Ukraine, les malentendants sont seuls, livrés à eux-mêmes. Du coup il se forme tout un monde parallèle et personne ne bouge le petit doigt pour le démanteler

Vous avez été vous-même été témoin de ce genre de choses ?
Dans cet institut de sourds-muets – dans la vraie vie, j'entends – j'ai fait la connaissance de la directrice. La plupart du temps les professeurs et autres sont eux-mêmes des enfants de malentendants, et c'était son cas. Cette femme m'a dit qu'à l'époque où elle devait faire ses études, il avait fallu que ses parents paient pour qu'on la laisse aller à Kiev poursuivre sa formation. Sans ça, le parrain sourd-muet local ne l'aurait pas autorisé. On parle quand même de liberté de déplacement pour faire des études, ce n'est pas rien. Même pour ça, il fallait payer, c'était contrôlé.

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J'ai aussi connu un jeune homme qui était simplement muet – mais qui pouvait entendre – qui travaillait à la télévision avec moi. Ce garçon venait d'un tout petit village près de Kiev. Une fois embauché, il a commencé à plutôt bien gagner sa vie. À compter de ce moment, des types sont venus le voir régulièrement pour exiger qu'il les paie. Une sorte d'impôt non-officiel censé assurer sa « protection ».

Ça fonctionne presque comme une vraie organisation de type Camorra, en fait.
Oui, comme une mafia classique – avec sa propre hiérarchie. Il y a l'équivalent d'un « parrain », qui a l'autorité absolue. Il va ordonner d'éliminer quelqu'un ou de le blesser si besoin. Mais ce sont aussi eux qui contrôlent tous ces petits vendeurs sourds-muets qui proposent des petits gadgets dans le métro. Mais attention : il faut rappeler que même si la communauté des malentendants est durement touchée par ce phénomène, ce n'est pas parce que tu es sourd-muet que tu es délinquant. Et tous les malentendants ne sont heureusement pas victimes de ça non plus.

De quelle façon ce crime organisé spécifique coexiste-t-il avec la mafia ukrainienne traditionnelle ?
Eh bien, ils ne coexistent pas vraiment – ils ne communiquent pas entre eux, tout simplement. La communauté des malentendants de mon pays ressemble un peu à celle des gens du voyage ; je veux dire, cette mafia existe dans son milieu naturel, et n'en sort pas. Tout se règle en interne. D'ailleurs, cela s'explique. La communauté des sourds-muets ne fait pas confiance au monde extérieur, aux non-malentendants. La parole d'un membre extérieur à la communauté ne va rien peser face à celle d'un sourd-muet. Certains ont été tellement délaissés qu'ils ont fini par réagir comme ça et se méfier de tout le monde.

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L'autre point important c'est qu'il n'y a pas vraiment de solution proposée par la société ukrainienne. Ce n'est pas aussi bien organisé qu'ailleurs. Tu peux aller voir la police bien sûr, mais ça ne va rien changer la plupart du temps.

Votre film peut sembler sombre et pessimiste, surtout en regard des événements actuels en Ukraine. Est-ce voulu ?
Hmm, je ne sais pas. Pendant les événements de la place Maïdan l'hiver dernier, il y a eu une centaine de morts. Et les corps étaient simplement placés là… une centaine de cadavres entreposés à côté du McDo. En pleine rue. Je passais devant tous les jours, c'était à quoi, même pas trois kilomètres de là où j'habitais. Je ne vois pas quoi dire après ça, la violence ne t'apparaît plus comme avant. En revanche, je dirais que la violence de mon film va de pair avec l'histoire qu'elle met en scène. Je ne veux pas qu'on pense que celle-ci reflète tous les Ukrainiens. The Tribe représente simplement un point de vue particulier sur l'Ukraine d'aujourd'hui.

Pourtant, beaucoup de critiques voient dans votre focus sur la violence de ces jeunes malentendants un symbole de la situation géopolitique ukrainienne en 2014.
Je pense que l'Ukraine a été maudite dans cette histoire. L'Ukraine est un pays proeuropéen. La situation actuelle est aussi la faute de l'Union Européenne. Se détacher de l'influence de la Russie, sans aide, c'est très difficile et ça fait des morts. Ce n'est pas seulement l'Ukraine qui paie, c'est toute l'Europe à travers elle. C'est très triste ; il aurait fallu plus d'implication de tout le monde dès le départ.

Dans le film, il y a effectivement un passage symbolique, celui où les deux filles prostituées obtiennent un tampon sur leur passeport pour émigrer en Italie. Ça concerne évidemment un grand nombre de jeunes femmes sans avenir. Et le pire c'est que ça ne se limite pas à la prostitution. Beaucoup de gens partent pour l'Italie ou l'Espagne, plein d'ouvriers et d'autres corps de métier. Ces gens-là veulent juste tenter leur chance, ailleurs.

Yérim est sur Twitter.