La Génération sacrifiée de Ceausescu, avant et après

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La Génération sacrifiée de Ceausescu, avant et après

Entre 1993 et 2011, une photographe française a documenté la vie des enfants abandonnés sous le régime ultra-nataliste du dictateur roumain.

Photo d'ouverture : En 1995, Daniel Hostic, alors âgé de douze ans, est envoyé à l'hôpital pour une ablation du rein. Personne à l'orphelinat n'a donné son accord pour la procédure – il a été victime de passeurs d'organes. Daniel loue désormais une maison dans le village de Popricani, où il a travaillé à l'orphelinat pendant plusieurs années. Il a perdu son emploi en 2014, quand l'orphelinat est devenu un centre pour adultes handicapés. Toutes les photos sont publiées avec l'aimable autorisation d'Elisabeth Blanchet.

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Nicolae Ceausescu a été le premier et dernier président de la République socialiste de Roumanie. Si on a pu lire ici et là qu'il était une personne tout à fait adorable – offrant des maisons aux personnes qui ont trimé toute leur vie et leur enseignant la vertu de la patience à travers l'art de la file d'attente – on ne prend pas vraiment de risques en le qualifiant de dictateur. Surtout que certaines de ses initiatives ont dé truit les vies de plusieurs géné rations, et ce, même après la chute de son régime communiste.

On peut notamment citer le décret 770, p romulgué en 1966 et abrogé en 1989, qui a marqué l'interdiction de l'avortement – le gouvernement souhaitait relancer la natalité. Suite à cette mesure, environ 10 000 femmes (le chiffre est officieux) sont mortes en ayant eu recours à des avortements illégaux. Par conséquent, près de deux millions d'enfants sont nés à cette période et sont depuis connus sous le nom de « Génération décret ». Beaucoup d'entre eux ont été abandonnés.

En 1993, la photographe Elisabeth Blanchet s'est rendue dans un orphelinat du village de Popricani et a documenté la vie des enfants. Elle a tissé des liens très forts avec eux et leur a rendu visite à plusieurs reprises. En 2006, elle est retournée en Roumanie pour retrouver les anciens de l'orphelinat afin de les reprendre en photo une fois adultes. Je lui ai posé quelques questions sur sa série.

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VICE : Comment vous est venue l 'idée de ce projet ?
Elisabeth Blanchet : Dans les années 1990, j'ai co-fondé l'association humanitaire Action Orphelins avec un ami. Nous nous rendions souvent dans un orphelinat de la ville de Popricani, près de Iași – on y allait trois à quatre fois par an, entre 1993 et 1998. Nous voulions améliorer un peu les conditions de vie des orphelins. Nous nettoyions leurs chambres, réparions l'eau chaude et les douches – des trucs comme ça. Nous avons également payé des gens pour qu'ils retrouvent les proches des enfants dans des institutions similaires. J'ai pris beaucoup de portraits des enfants sur cette période, notamment parce que je tenais à eux. La plupart des photos étaient en noir et blanc et sur pellicule.

En 2006, je travaillais pour Time Out. Les rédacteurs et moi cherchions à faire quelque chose de positif sur la Roumanie, qui s'apprêtait alors à rejoindre l'Union européenne. Nous avions prévu de suivre une personne qui venait chercher du travail au Royaume-Uni. J'ai contacté mon ami Dan, lui-même orphelin, qui était gardien à l'orphelinat de Popricani. Je lui ai demandé de m'aider à trouver des personnages.

A. et B. sont jumelles. En 1997, elles avaient 13 ans. En 2006, B. est tombée entre les mains de proxénètes et a été forcée à se prostituer en Italie. Elle a été arrêtée par la police et déportée en Roumanie, où vivait toujours sa sœur. En 2009, elles sont parties travailler en Suède en tant que nounous. Depuis, elle se sont toutes les deux installées en Suisse et mariées à des ressortissants suisses.

Comment se sont passées les retrouvailles avec Dan ?
C'était très émouvant. C'était en décembre 2006, sept ou huit ans après notre dernière rencontre. Il m'a montré un dictionnaire que je lui avais donné à l'époque et qu'il avait conservé. Après ces retrouvailles, je me suis demandé ce qu'avaient pu devenir les autres enfants. Ils représentent une période importante de ma vie. C'est pourquoi j'ai décidé de les retrouver et de les photographier à nouveau.

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Comment les avez-vous retrouvés ?
J'aimerais remercier Dan pour cela. Nous sommes partis d'une personne et nous avons fait passer le message. La plupart était toujours en contact, ce qui a beaucoup aidé.

Quelle a été votre expérience des orphelinats ?
Je viens d'un pays privilégié et j'ai été choquée par le manque d'affection que ces enfants enduraient. Ils dormaient dans des dortoirs immenses et dégoûtants qui sentaient l'urine. Il arrivait que trois d'entre eux se partagent un seul lit. Les plus petits étaient brutalisés par les plus grands. C'était dur.

Carmen Bobocel avait 10 ans en 1995. Il y a un an, elle a été envoyée à l'hôpital de Iași pour une infection pulmonaire. Elle est décédée quelques semaines plus tard. La photo de droite montre Dan, le gardien de l'orphelinat, devant sa tombe.

Était-ce compliqué d'avoir affaire aux institutions roumaines à l'époque ?
N'importe quel projet était difficile à réaliser. Il y avait beaucoup de compétition entre les orphelinats, car certains recevaient plus d'argent que d'autres. Il était difficile de faire bouger les choses – tout était très politisé.

Gheorghe « Dodo » Stîngaciu, le garçon du milieu, avait cinq ans en 1995. Il a été photographié à nouveau en 2011, à l'âge de 20 ans, dans un bar de Popricani. Dodo est ouvrier du bâtiment. Pendant un moment, il a travaillé avec son père dans un village près de Iași. Ils ne se sont pas très bien entendus et ont donc cessé de travailler ensemble.

Quelles réactions a suscité votre projet ?
Les gens ont été touchés par leurs histoires. Je pense que ce travail peut vraiment avoir un sens pour les plus jeunes générations, qui ne connaissent peut-être pas le régime de Ceausescu et ne savent pas combien de vies il a détruites. Ce projet attire l'attention sur l'obsession de Ceausescu, qui était d'augmenter la natalité, et peut permettre aussi bien aux étrangers qu'aux Roumains de comprendre ce passé sombre.

La première photo a été prise en 1995 dans l'orphelinat de Popricani, quand Adriana Lica avait 12 ans. La seconde photo a été prise en 2008 à Iași, dans le logement qu'elle partageait avec d'autres orphelins de Popricani. Elle vit désormais dans un petit appartement avec ses trois enfants. Elle ne travaille pas et dépend d'aides sociales

En 1997, Corina Darabană avait 11 ans. En octobre 2011, elle a été photographiée dans sa maison, située à 40 kilomètres de Iași. Elle est mariée et a trois enfants.

La première photo a été prise en 1997 et montre Daniela en compagnie de Daniel, son frère jumeau. Daniel loue désormais un logement à Iași et travaille dans une usine de vêtements. Son frère et elle ont récemment découvert qu'ils avaient neuf autres frères et sœurs et les ont depuis rencontrés.

Dragoș avait huit ans en 1993. En 2011, quand la seconde photo a été prise, il vivait dans le monastère Sihla, à Bucovina. Enfant, Dragoș était déjà très religieux. à 19 ans, il a décidé de devenir moine. Il vit à Silha depuis 2005, où il s'occupe principalement de la cuisine. « Je suis heureux ici, j'ai enfin trouvé ma place », a-t-il déclaré à Elisabeth quand ils se sont revus.

Ioana (deuxième en partant de la droite) avait 12 ans en 1993. La seconde photo a été prise à Popricani en 2011, avec son mari Mirel et trois de leurs quatre enfants. Ils vivent dans la maison de la famille de Mirel. Il travaille sur un chantier en France et rentre à la maison deux ou trois fois par an.

Liliana Condrea (à gauche) avait 16 ans en 1997. En ce moment, elle vit avec son compagnon et leurs trois enfants dans la maison de ses beaux-parents à Popricani.

M. avait 12 ans en 1997. Elle a emménagé en Suisse en 2009, où elle travaille comme fille au pair. Elle revient à Popricani pendant les vacances d'été.

Marian Juverdeanu (sur le lit du haut) avait 16 ans en 1997. La seconde photo a été prise dans un bar à Popricani, où il rencontrait des amis de l'orphelinat. Marian est agent d'entretien au centre commercial de Iași et partage un appartement avec des collègues de travail.

Radu Esanu (à gauche) avait 15 ans en 1993. La seconde photo a été prise en 2007 en Ecosse – jusqu'en 2013, il travaillait chaque été dans une exploitation agricole britannique. Il a épousé Andreea en 2008 et ils vivent à Botoșani avec leur fille. Radu a étudié l'agronomie à l'université mais n'a pas réussi à trouver un emploi dans ce secteur.

Ramona Stănică avait 12 ans en 1997. La seconde photo a été prise en 2009 devant l'orphelinat. Elle venait rendre visite à Dan et d'autres amis. Elle travaille dans une boulangerie dans une ville près de Iași.