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Toutes les couv' oubliées du New-Yorker

Et la raison pour laquelle l'hebdo préféré des 35-60 ans a refusé le dessin de Crumb.

C'est pas tous les jours qu'on interviewe Robert Crumb. En octobre dernier, j'ai eu la chance de discuter avec le légendaire dessinateur pour évoquer sa couverture en faveur du mariage gay, rejetée par le New Yorker peu avant l'impression. Crumb nous avait dit que ni la directrice artistique Françoise Mouly, ni le rédacteur en chef David Remnick ne lui avaient donné d'explications concernant ce choix.

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En réponse, Crumb a transformé son illustration en marque-page, qui fut inséré dans le catalogue du pavillon danois (dont le thème était « la censure ») de la biennale de Venise – c'est d'ailleurs là où j'ai découvert l'existence du dessin. Quand je lui ai parlé de cette histoire, il m'a annoncé qu'il ne retravaillerait plus jamais pour le New Yorker s'ils ne lui donnaient pas plus d'explications sur leurs critères de sélection concernant leurs covers.

Quelques mois après la parution de l'article, Mouly a annoncé qu'elle allait publier un bouquin intitulé Blown Covers : New Yorker Covers You Were Never Meant to See.

Le livre est sorti le mois dernier. Il contient quelques bonnes couv' « classiques », mais c'est surtout l'occasion de retrouver des dessins complètement fous, drôles, cons et – disons-le franchement, d'« avant-garde ». Il y a un site internet, aussi.

Mouly nous a offert un peu de son temps pour parler de Robert Crumb, nous expliquer pourquoi sa couverture sur le mariage gay avait été refusée, et pourquoi travailler avec des artistes revient en gros, à consoler de gros bébés pleurnichards.

VICE : Je m'appelle Nadja, j'écris pour VICE, et je porte le même nom que votre fille.
Françoise Mouly : C'est vrai ! Pendant nos échanges de mail, ma fille a vu votre nom, et m'a avoué qu'elle connaissait très peu d'autres Nadja. Savez-vous s'il y a une raison particulière pour que vous portiez ce nom ?

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J'ai changé mon nom de Nadia à Nadja à cause du roman d'André Breton.
Je l'ai lu aussi. Je n'ai jamais aimé le livre, mais j'ai tout de suite adoré ce prénom. Je me suis dit, « Si jamais j'ai une petite fille… ça pourrait être un bon choix. »

Vous sortez aujourd'hui ce livre intitulé Blown Covers.
Tout à fait.

Êtes-vous la directrice des couvertures et la directrice artistique du New Yorker ? Juste pour savoir…
Je ne peux pas vraiment répondre à votre question, étant donné que le New Yorker ne fonctionne comme aucun autre magazine. Je suis la directrice artistique, ce qui signifie que je m'occupe des artistes qui publient dans notre magazine. Ce job inclut la couverture, les strips et tous les autres dessins à l'intérieur. Le New Yorker, surtout à sa création en 1925, était un magazine humoristique, qui faisait collaborer artistes et écrivains. Nous n'appelons pas les artistes qui travaillent avec nous des « illustrateurs ». Ce sont des artistes, des vrais, et je suis la directrice artistique du magazine.

C'est vrai que dans votre bureau, les murs sont couverts des couvertures rejetées par le New Yorker ?
[rires]Comme beaucoup de mythes, il y a une part de vrai là-dedans. Les murs de mon bureau sont recouverts des esquisses et premiers jets que les artistes m'envoient. Certaines ne verront jamais le jour – et m'ont juste fait beaucoup rire – et d'autres ont servi à bâtir la version finale du dessin. Les covers que l'on publie passent par différents stades d'évolution, avant de devenir la version finale, c'est à dire celle que nous imprimerons. Nous avons des réserves de couvertures, sur différents thèmes qui reviennent, comme le printemps, le mariage, des thèmes en rapport avec le calendrier. Nous sommes toujours à l'affut de l'événement politique ou d'actualité qui nous servira pour l'illustration. Certaines sont refusées, simplement parce que nous ne savons pas encore quel sujet sera en mesure de faire la couverture.

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Comment se passe le processus de sélection de la couverture au sein de la rédaction ?
La plupart du temps, nous privilégions les meilleures idées. Ce que je veux dire par là, c'est que l'on peut être séduit directement par la qualité graphique de la couverture, mais de mon point de vue, j'essaie d'y être imperméable. J'ai la chance de pouvoir travailler avec les meilleurs artistes au Monde. J'essaye de faire en sorte que mon jugement ne soit pas altéré par la qualité du dessin. Le but est d'obtenir un portrait de notre époque, un instantané.

Quel est le pouvoir de décision de David Remnick, le rédacteur-en-chef, sur le choix de la couverture ? 50-50 ?
C'est lui qui choisit. Rien ne sort des l'imprimeur s'il n'a pas donné son accord. C'est à lui qu'appartient la décision finale. Je lui présente diverses idées. J'essaye toujours de le faire rire, surtout en lui proposant des sujets qui le passionnent. Il s'intéresse beaucoup à la politique. J'essaye toujours d'encourager les artistes à s'exprimer sur la politique. Mais c'est David qui possède 100% du pouvoir décisionnel.

D'où vous est venue l'idée de ce livre ?
De l'auteur de BD Dan Clowes. Il était dans mon bureau. J'encourage les artistes avec qui je travaille de venir à la rédaction pour voir ce que les autres ont produit ; vous savez, ils sont toujours en compétition, et ont tendance à devenir facilement jaloux. Ça crée une saine émulation entre eux.

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C'est une drôle de manière de travailler.
Il y a des moments où je me vois comme une DA, mais des fois, je me considère plus comme une maitresse d'école, car les artistes ont beaucoup de traits de caractère en commun avec les enfants en bas âge – des gens charmants, certes, mais complètement égocentriques. Dan était donc de passage en ville, et m'a rendu visite au bureau. Dan parle peu, mais chacun de ses mots est choisi avec soin. Il a vu les murs de mon bureau recouverts de dessins, et dans un coin, il a remarqué tous les dessins non retenus. Il m'a simplement dit «Tu as de quoi faire un livre avec ça. » J'ai du y réfléchir à deux fois, mais il avait raison. Les dessins non publiés sont aussi très intéressants, on peut voir tout le cheminement de l'artiste avant le résultat final. Ce cheminement permet de comprendre la manière de travailler de l'artiste, ce qui lui est passé par la tête, tout son processus de réflexion. J'adore mon travail ; c'est un réel plaisir de faire ce que je fais, tous les jours. J'aide des artistes qui veulent trouver de bonnes idées sur des sujets qui font l'actualité. Et réussir à faire rire David Remnick… Il existe peu de personnes au monde dont leur rôle est de faire rire leur patron. Mais c'est seulement la partie visible de l'iceberg qui est publiée. Il n'y a qu'une couv' par semaine, malheureusement. Nous avons plein de dessin formidables, mais que nous avons dû refuser pour différentes raisons ; ce sont ceux-là que je veux montrer dans le livre.

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Vous êtes proche de Dan Clowes ?
Oui. Avez-vous vu Art School Confidential ?

Oui, c'est un bon aperçu de mon parcours en école d'art.
Et de la BD de laquelle le film s'est inspiré.

Avez-vous entendu parler de l'article pour VICE dans lequel j'ai interviewé Robert Crumb ?
Oh, ça devait parler de la couverture que nous avons refusé, celle sur le mariage gay. On en a beaucoup discuté avec Robert. Vous voulez savoir pourquoi nous avons refusé son dessin ?

Euh, oui.
Ce qui nous a gêné, c'est qu'il évoquait le mariage gay, un fait de société qui tend à être accepté de nos jours – et Robert a dessiné des personnages gay hyper vieux jeu, de mon point de vue. Ça ressemblait plus à de gros stéréotypes, et ça n'allait pas vraiment dans le sens du dessin. Le dessin était supposé se moquer des opposants au mariage gay ; les clichés dont il s'est servi pouvaient bien marcher à une époque, mais aujourd'hui, ils pourraient être mal interprétés. Je sais bien que les clichés et stéréotypes sont le fond de commerce des dessinateurs, mais son dessin représentait un travesti, un homme en talons hauts, et vu que nous voulions montrer la normalisation du mariage gay, je ne pense pas que représenter un freak soit forcément le meilleur moyen pour lutter en faveur de l'égalité des droits.

J'aurais beaucoup aimé avoir cette conversation avec Robert, mais la mésentente était telle que nous n'avons même pas pu lui soumettre nos critiques. Ça a créé quelques problèmes. Il ne nous a pas envoyé d'ébauche, de premier jet, mais directement la version définitive, et ça a été un gros dilemme pour nous de savoir quoi faire de cette couverture.

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Nous n'aurions sûrement pas accepté un tel dessin de n'importe quel autre artiste. Nous nous sommes donc posé la question : « Doit-on le faire uniquement parce qu'il s'agit de Robert Crumb ? » Les gens auraient reconnu le dessin de Crumb, et auraient compris le sens de la couverture, car ils connaissent son travail, mais nous avons décidé qu'il n'était pas juste de changer les règles pour un seul artiste en particulier. Nous avons renvoyé son dessin, sans malheureusement expliquer suffisamment nos raisons, car, la dernière fois que je lui ai parlé, récemment, il m'a avoué ne pas avoir compris les raisons de ce refus. Robert, à travers ses BD, veut mettre au grand jour l'hypocrisie de notre société, et pour cela il dessine des choses comme « When the Niggers Take Over America » qui vont loin dans la provocation. Je ne crois pas que ça soit ma tasse de thé, ni que ce soit là que son talent s'exprime le mieux. Je trouve que Barry Blitt ou Art Spiegelman réussissent mieux à créer des images visant à « provoquer un débat ».

Ah, ah. Mais Art Spiegelman est votre mari !
J'ai écrit un essai sur Robert pour le Hammer Museum, et j'ai critiqué le portrait qu'il dresse des femmes. La plupart de ses lecteurs sont des hommes, et laissent libre cours à leurs fantaisies masculines. Pourquoi pas. Mais le lectorat féminin ? Ça dépend des goûts. Nous sommes un magazine à très large diffusion, plus d'un million d'exemplaires, on doit donc faire attention à ne pas offenser une partie de nos lecteurs. Bon, en fait, cette vérité est un peu biaisée, car nous choisissons souvent des couvertures assez provocantes, mais que nous pouvons soutenir à 100%. Et nous avions émis quelques réserves sur celle-ci.

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Est-ce que vous et Crumb vous parlez toujours ?
On se parle tout le temps. On est amis, bien entendu. Cette histoire n'a jamais posé de problèmes. Il s'agit juste d'un malentendu. On se connait depuis trop longtemps pour ça.

Est-ce que vous aviez pensé qu'il irait mettre cette histoire sur un marque-page distribué à la biennale de Venise ? Même en temps qu'amis, j'ai du mal à croire que vous auriez pu deviner ça.
En effet, mais c'est juste qu'il voulait parler de ce qui lui était arrivé. Robert est l'un des plus grands dessinateurs et artistes du XXème et XXIème siècle, c'est normal que les gens s'intéressent à lui. J'ai eu tort de ne pas lui communiquer les raisons de notre refus. Je ne voulais surtout pas l'offenser. Avec beaucoup d'artistes, un pieu mensonge vaut mieux qu'une critique en bonne et due forme. Les artistes savent souvent quand une couv marche ou ne marche pas. Mais ça n'a pas paru clair à Robert. Il pensait que quoi qu'il nous propose, nous l'accepterions. Il a déclaré plus tard avoir réalisé que nous faisions attention à ne rien publier de trop blessant, mais il ne se gène pas de nous envoyer des dessins un peu limites. Il n'a pas peur de me proposer des dessins complètement impubliables – des choses racistes, ou très explicites.

Fait-il partie du livre ?
Bien sûr ! Il a réalisé de nombreuses covers pour nous, et celle dont nous parlons figure dans le livre, accompagnée de commentaires de la part de Robert. Je l'ai laissé s'exprimer.

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Extrait: « R. Crumb nous a proposé cette couverture sur le mariage gay en 2009, mais nous l'avons refusée, jugeant qu'elle faisait trop datée. "Je ne sais pas si les couples d'homosexuels s'habillent comme ça, mais au départ, je voulais les dessiner d'une manière à ce qu'on ne puisse pas distinguer si on a affaire à un homme ou une femme… Souvent, je dessine des choses qui me paraissent drôles, et ça finit par choquer des gens," explique-t-il. R.Crumb avoue que son intention est de "ramener à la surface le cancer qui sommeille en chacun de nous, sans que nous le sachions, et pour les gens qui l'ont remarqué, et qui rient déjà de l'absurdité de notre monde."

Pour être franche, on dirait que lorsqu'une couverture est choquante, elle a de grandes chances de se retrouver dans Blown Covers.
C'est le contraire, en fait. Nous sommes toujours à la recherche de dessins provocateurs, mais en vérité, la sélection est rude. Si tu regardes dans le livre, tu verras qu'un grand nombre de couvertures plutôt osées y ont été publiées – un policier qui tire sur des cibles en forme d'enfants, un lapin crucifié par Art Spiegelman, un Juif Hassidique qui embrasse une femme noire, deux marins qui s'embrassent sur Times Square par Barry Blitt… Plein d'autres images controversées ont été publiées chez nous.

Concernant la couverture de Robert, j'ai juste trouvé que sa manière de faire manquait d'efficacité. Son dessin était censé critiquer les Républicains – et les gens s'opposant au mariage homosexuel en général – mais donnait en même temps une image caricaturale de la communauté homosexuelle. Même si nos couvertures représentent le point de vue d'un artiste, il faut que nous partagions ce point de vue à 100%.

Est-ce qu'il est difficile de travailler tous les jours avec des artistes ?
J'adore tous ceux avec lesquels je travaille, ou que j'ai pu rencontrer. Mais il y a un prix à payer pour travailler avec des gens aussi talentueux. Il faut faire avec des gens qui ont tellement confiance en eux qu'ils n'hésiteront pas à te rappeler combien leurs idées sont géniales, et pourquoi il faut en faire profiter la Terre entière. Mais ils sont tout aussi angoissés, et cette mégalomanie est amortie par une sorte de dégoût d'eux-mêmes. Ce ne sont pas des gens très stables. Il faut être un peu dérangé pour croire tellement fort en ses idées – jusqu'à interrompre les gens en pleine réunion pour les imposer ! Peut-être que je m'intéresse seulement à ce genre d'artistes, dont les idées sortent du lot. Je ne m'intéresse pas aux artistes qui ne font que rajouter au status quo. Ceux qui m'intéressent dépassent les frontières, et pour les suivre il faut sortir de son trou. J'ai l'impression que nous entrons dans un nouveau Moyen-Âge, où la culture visuelle est la plus importante car elle est plus immédiate et plus rapide, mais cela entraîne un manque de vocabulaire, et un manque de compréhension du pouvoir de l'image.

Mais vous êtes toujours amis, non ?
Bien sûr ! Je pense que c'est l'un des plus grands artistes de notre époque. On se connait depuis une trentaine d'années, à l'époque où je m'occupais de RAW. Nous avions déjà des discussions brûlantes et interminables. Il pensait que RAW était trop prétentieux, trop intello, et que publier des bandes dessinées sur du beau papier allait aboutir à leur chant du cygne, car selon lui, le seul support valable était le papier journal, ou tout autre support qu'on pouvait lire dans les toilettes et jeter après. Je ne regrette en aucun cas d'avoir lancé RAW, et je suis très heureuse pour Weirdo. Il a sa façon de faire, et j'ai la mienne. Ce serait faux de dire que l'on ne travaille pas ensemble, car nous avons de très intéressantes et saines discussions.

Est-ce que les artistes sont payés même pour les couvertures non-retenues ?
Nous ne commissionnons pas les artistes, nous leur demandons des esquisses et des idées. Quand l'idée est retenue et que la version finale est réalisée, nous les payons. C'est ce qui est arrivé avec Robert. Si Robert avait d'abord envoyé une esquisse, je lui aurais dit ce qu'il aurait fallu changer. Mais en l'occurrence, je lui avais demandé une couverture, et donc j'ai dû le payer.

Combien rémunérez-vous les artistes pour une couverture ?
C'est le même tarif pour tout le monde, peu importe qui ils sont. Je ne vous dirais pas combien, mais c'est le boulot d'édito le mieux payé dans la profession. Ça ne paye pas autant que la publicité, parce que de toute façon, la publicité paye dix fois plus que l'édito.

Précédemment : L'HISTOIRE LA PLUS GAY QU'ON AIT JAMAIS ENTENDUE - Mais pourquoi le New Yorker a-t-il refusé la cover de Robert Crumb ?