« J’espère que tu te feras violer ! » ou comment être femme et journaliste sportif en 2016
ILLUSTRATION D'ELEANOR DOUGHTY

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Sport

« J’espère que tu te feras violer ! » ou comment être femme et journaliste sportif en 2016

Dans mon corps de métier, harcèlement sexuel et menaces de mort font partie du job.

Dans une vidéo publiée un peu plus tôt dans l'année, les journalistes sportives Sarah Spain et Julie Dicaro ont repris une séquence populaire d'une émission de TV présentée par Jimmy Kimmel, dans laquelle des célébrités lisent des tweets plutôt méchants à leur encontre. Mais dans la séquence concoctée par ces deux femmes, des hommes lisent eux-mêmes des tweets envoyés par d'autres types alors qu'ils se trouvent en face de Sarah et Julie, donnant un visage à cette haine anonyme. « J'espère que tu te feras encore violer », « j'espère que ton copain te bat », « j'espère que tu vas te faire éclater la tête avec un palet de hockey » – voilà en substance ce que vivent ces deux journalistes au quotidien. Les hommes à l'écran semblent avoir du mal à lire ces tweets et vont jusqu'à s'excuser alors qu'ils ne sont en rien coupables.

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Sarah Spain, qui travaille chez ESPN, est l'une des journalistes sportives les plus connues dans le milieu. Tandis qu'elle et d'autres femmes accédaient à la notoriété dans un univers très masculin, elles sont devenues la cible de menaces d'une extrême violence. « Certains types dans ce milieu ne sont absolument pas de notre côté », nous déclarait Sarah Spain le week-end dernier. Et cela n'a rien à voir avec un prétendu parachutage de ces femmes. En effet, Jessica Mendoza, médaillée d'or en 2004 à Athènes, est régulièrement critiquée lorsqu'elle commente des matches de baseball de la MLB, la ligue professionnelle américaine. Pourtant très compétente, elle est la cible de nombreux trolls, mais pas que. Au tout début de sa carrière de journaliste sportive, un mec a priori respectable, journaliste sportif lui aussi, n'a pas hésité à déclarer la chose suivante : « Pourquoi y a-t-il une paire de seins qui parle de baseball à la télé ? »

« Parfois, c'est marrant tellement c'en est ridicule », précise Jessica Mendoza, sachant pertinemment qu'une bonne partie de ce harcèlement n'est pas pris au sérieux par les gens. « Après, certains harceleurs sont tout ce qu'il y a de plus déterminés, poursuit-elle. Parfois, des types veulent vraiment me faire du mal. »

Selon Sarah Spain, de nombreuses voix n'hésitent pas à minimiser ce harcèlement, considérant qu'il est tout à fait logique lorsque l'on est une figure médiatique au XXIe siècle. Le problème, c'est que les critiques les plus violentes visent toujours les femmes, qui sont encore la cible de nombreuses agressions de nos jours.

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« C'était comme un électrochoc. Je n'avais pas compris que j'avais autant d'impact sur ces hommes fragiles. » – Kavitha Davidson

« Les femmes vivent avec cette menace implicite toute leur vie, tout le temps », tient à rappeler Sarah Spain, rejetant l'idée selon laquelle les commentaires sur Internet devraient simplement être ignorés. « Lorsque vous menacez quelqu'un de viol, vous sortez du cadre de l'agressivité typique d'Internet. »

Kavitha Davidson, journaliste sportive, précise qu'elle reçoit des menaces de mort depuis qu'elle a commencé à bosser chez Bloomberg. « J'avais l'habitude des "Kavitha est grosse, Kavitha est moche" mais là, ça allait beaucoup plus loin, c'était flippant », dit-elle.

Tout ça a débuté à l'automne 2014, lorsqu'elle a réalisé un reportage au sujet des derniers rebondissements dans l'affaire des abus sexuels sur mineurs ayant eu lieu au sein de l'équipe de football américain de l'université de Penn State. La journaliste critiquait la levée des sanctions à l'encontre de cette équipe alors qu'une large partie des dirigeants avaient tout fait pour dissimuler cette affaire sordide.

« Sanctionner Penn State devait aller au-delà de la simple remontrance, avance-t-elle. Les responsables de la ligue universitaire de football américain auraient dû tout faire pour changer cette culture très ancrée dans le milieu, qui est de détourner le regard. » La journaliste était stupéfaite de constater que de nombreux fans défendaient les dirigeants de l'université et plus particulièrement de l'équipe de football.

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Des tweets hostiles ont commencé à lui être envoyés. Après cela, quelqu'un a posté un message sur un forum rassemblant des étudiants de Penn State. La plupart se sont mis à l'attaquer. « Un mec a tweeté : "J'espère que Kavitha se fera violer aujourd'hui", m'a précisé la journaliste. Après ça, il a posté une photo de Google Maps avec l'adresse de Bloomberg, là où je bosse. » Elle a été temporairement mise sous protection policière.

Kavitha Davidson précise que cette expérience n'a fait que l'encourager à divulguer ce genre d'abus. « C'était comme un électrochoc. Je n'avais pas compris que j'avais autant d'impact sur ces hommes fragiles. »

Selon Andrew Smiler, psychologue, il n'est pas étonnant de voir des passionnés de sport défendre une conception tronquée de la virilité. Il explique que le sport a toujours été l'étendard d'une certaine masculinité et que son rôle « est devenu de plus en plus important ces dernières décennies – en gros, depuis que les usines ont fermé et que l'économie est devenue digitale. Le triomphe de la virilité a fait place à l'égalité entre les sexes partout, sauf dans le sport. »

Comme Kavitha Davidson, Sarah Spain couvre le sport ainsi que les problèmes culturels qui s'y rattachent. Toutes les deux soulèvent les questions de genre, de « race » et de sexe – contrairement à Jessica Mendoza, qui s'en tient à analyser les matches. Sarah Spain considère que de nombreuses menaces à son encontre viennent de cela : de sa couverture de faits qui dépassent le sport et lui permettent d'évoquer, par exemple, les relations hommes femmes. « Quand je parle d'affaires de violences ou de viols, c'est là que je suis insultée », explique-t-elle.

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Selon Sarah Spain, si certains hommes ne veulent pas que des femmes s'expriment sur le sport et ses enjeux sociétaux, c'est qu'ils veulent « protéger les autres hommes et leurs sportifs préférés, indépendamment des preuves ou des faits ». La journaliste d'ESPN me parle plus particulièrement « du nombre de gens qui ont pété les plombs pour défendre Ray Rice » lorsqu'a été publiée une vidéo le montrant en train de traîner sa fiancée inconsciente sur le sol.

Puis, quand une seconde vidéo a émergé – où l'on voit Ray Rice frapper sa fiancée –, toutes les critiques ont disparu. Sarah Spain y voit la preuve de la tendance généralisée et systématique à ne pas croire les allégations de violence contre les femmes, sauf si celles-si sont indiscutables.

« On s'immisce dans un monde qui, avant cela, était dominé par des hommes blancs », précise Kavitha Davidson. Lorsqu'une femme devient journaliste sportive, elle côtoie des mecs qui n'ont pas l'habitude de partager le même passe-temps que des femmes, des homosexuels, etc. « Ils se sentent menacés », affirme-t-elle.

Évidemment, ces problèmes ne concernent pas que le sport – l'hostilité générée par une insécurité masculine se retrouve dans la finance ou la Silicon Valley. Pour Kavitha Davidson, le harcèlement est une réaction culturelle face à des changements de fond, changements qui défendent les droits des femmes, de la communauté LGBT ou des personnes de couleur. « Les hommes blancs n'aiment pas quand on remet en cause leurs idées vu qu'elles sont la norme depuis des lustres », précise-t-elle.

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Et Kavitha Davidson de poursuivre : « Quand vous êtes journaliste, vous vous devez de maîtriser vos sujets – c'est notre boulot après tout. Quand vous remettez en cause l'opinion de quelqu'un de manière habile, cette personne peut devenir très agressive. »

La nature des menaces à l'encontre les femmes dans le journalisme sportif a poussé les entreprises comme ESPN à développer des mesures internes. Chez Bloomberg, Kavitha Davidson est protégée lorsqu'elle reçoit des menaces jugées crédibles. Chez ESPN, des employés sont chargés d'enquêter dès qu'un membre de l'entreprise est menacé.

Kavitha Davidson apprécie l'attitude de son entreprise, qui prend des mesures concrètes pour protéger ses employées. Malgré tout, elle n'oublie pas que de nombreuses journalistes n'ont pas cette chance et bossent pour des médias qui n'ont pas le même système de protection. « Elles sont livrées à elles-mêmes », précise-t-elle.

Ce problème est tellement vaste – surtout sur Internet – qu'il est difficile de savoir comment l'endiguer. J'imagine que la solution est en partie entre les mains des hommes. Andrew Smiler précise la chose suivante : « Nous avons besoin de modifier la définition de la masculinité afin d'y inclure la notion de compassion et d'éliminer cette compétition perpétuelle. » Il explique que les hommes partagent une telle conception car ils sont modelés dès leur plus jeune âge. « N'oubliez pas que les petits garçons sont valorisés lorsqu'ils se comportent de manière virile, précise le psychologue. Il ne faut surtout pas qu'ils puissent être comparés à une fille. »

Kavitha Davidson est persuadée que la visibilité des femmes et des minorités permettra de faire évoluer les mentalités. « En devenant moins homogène, ce milieu va développer une plus grande empathie, avance-telle. C'est étrange, mais l'amélioration de notre condition passe par là. »