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LE NUMÉRO FICTION 2012

Trois spécimens d'autochtones dans le bus

Il m'arrive de ne pas sortir de chez moi. Quand j'aborde le sujet avec des gens, selon cette propension au débordement qu'ont parfois les êtres humains...

Traduit de l'anglais par François Morice

I

l m'arrive de ne pas sortir de chez moi. Quand j'aborde le sujet avec des gens, selon cette propension au débordement qu'ont parfois les êtres humains, ils s'arrangent pour changer de sujet. Quand je suis chez moi, je regarde la télévision. Je ne fais presque rien d’autre que regarder la télévision chez moi. Je dors, bien sûr, et je prends des douches. J’ai une très chouette douche chez moi, et quand je ne regarde pas la télévision, c’est que je suis sous la douche. Parfois, oui, je mange, normalement deux fois par jour, un genre de petit déjeuner que je prends aux alentours de midi, des œufs à la coque et des toasts, par exemple, puis je mange à nouveau le soir, généralement à la va-vite. Je me fais une soupe ou je commande des plats à emporter que je me fais livrer. Cela dit, ça ne m’empêche pas de regarder la télévision. Je zappe de chaîne en chaîne, de la 2 à la 80, dans un sens puis dans l’autre, que je sois ou non en train de manger. Je m’attarde cinq secondes sur chaque chaîne. Je n’attache pas d’importance à ce qui se passe à la télévision. C’est le fait de toujours chercher autre chose qui est important. Je suis un chercheur. Je cherche. Ce que je n’ai jamais cherché, c’est un boulot consistant à regarder la télévision. De la même manière, je n’ai jamais cherché la gloire, la fortune, ni des conditions de vie plus acceptables, ni Trina, mais ce n’est peut-être pas le bon moment pour parler de Trina. Trina a son appartement à elle, et ce n’est pas ici. Trina prétend n’avoir que récemment fait l’acquisition d’une télévision, alors qu’elle s’en passait depuis des années. J’ignore à quoi elle consacrait ses journées, et à quoi pouvait bien ressembler son quotidien. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce n’est pas le moment de penser à Trina. Parfois, je suis bien obligé de quitter la maison. À chaque fois, c’est un véritable calvaire. Il arrive que je sois contraint de me présenter à un endroit précis et à une heure précise, pour m’adonner à diverses tâches, plusieurs heures durant. Après quoi, je prends l’itinéraire le plus rapide pour rejoindre mon domicile et ma télévision. Pour rejoindre ces endroits précis à des heures précises, il faut que je prenne le bus. En général, je me réveille difficilement, je me douche, je me rase, j’ingère un peu d’une nourriture triste, je m’habille et je quitte la maison. Tout cela me prend quinze minutes. Je sais qu’il faut parfois aux autres une bonne heure pour faire la même chose, ce que je n’ai jamais pu comprendre. Les bus de cette ville font un raffut insupportable quand ils s’arrêtent. Chaque fois que j’entends ça, j’ai l’impression qu’on me dévisse la tête. Je suis obligé de me boucher les oreilles avec les deux mains pour ne pas avoir à supporter le bruit, et les autres me regardent. Je me demande ce qui leur passe alors par la tête. Invariablement, les gens qui patientent à l’arrêt de bus ont tous un truc de travers. On ne voit jamais ce genre de personnes à la télévision. Bien qu’en y réfléchissant, je réalise en fait que si. Je n’ai rien à voir avec ces gens. On ne devrait pas établir le moindre contact avec ces gens, et la plupart du temps, on fait en sorte de ne pas le faire. Dans cette ville, les passagers du bus sont essentiellement des sans-intérêt et des vieilles dames. La plupart sont obèses et souvent gentils, bien que ce ne soit pas toujours le cas. Parfois, quand je développe une hypothèse qui me semble fondée, c’est pour m’apercevoir un instant plus tard qu’elle ne l’est pas. En définitive, il me faut un moment avant de pouvoir être absolument certain de quoi que ce soit. Le souci, c’est qu’on n’a pas toujours le temps de bien évaluer les choses. C’est précisément ce qui s’est passé avec Trina.

Parmi eux, oui, les gros, là… il y en a qui sont sympas, sauf ceux qui ne le sont pas, mais sérieusement on s’en moque, après tout. Je n’accorde pas particulièrement d’importance aux obèses du bus, mais on peut difficilement faire comme s’ils n’existaient pas. Ils prennent trop de place pour ça. Certains sont des collègues, il me semble. Je ne peux pas l’affirmer, puisque je n’adresse jamais la parole à mes collègues, sauf à Trina, depuis ce jour où je lui ai glissé après vous à la machine à café. Mais le fait que la plupart de mes collègues soient obèses n’est pas nouveau. Tous les jours, je les vois se dandiner dans les couloirs du bureau, toujours à grignoter et à parler boulot. Dans le bus, ils portent leurs habits du dimanche et se servent de leur programme d’église comme d’un éventail. Ces sans-intérêt transpirent énormément, vu que le bus n’a pas d’air conditionné, mais aussi parce que les gros transpirent généralement beaucoup plus que la normale.
Les gros du boulot transpirent aussi beaucoup. Je les vois s’éponger, se rafraîchir et tomber dans les pommes. Trina fait partie de ceux-là, et je crois que le moment est venu de parler un peu d’elle. Elle met beaucoup de crème dans son café et ramène toujours un donut avec elle dans son box. Je ne l’ai jamais vue manger ses donuts, mais on peut supposer que c’est effectivement ce qu’elle en fait. Je crois que ça ne dérange pas Trina d’être grosse. Ces choses-là se remarquent chez les gens, par la façon dont ils marchent, par leur manière de se mouvoir, de se tenir, à travers les fringues qu’ils portent, à cette manière de manger avec la main devant la bouche… c’est-à-dire que je ne fais pas ce genre de choses, et je n’y peux rien, désolé. Trina se déplace normalement, comme tout le monde. Elle se tient bien, droite, avec une certaine élégance, et porte des vêtements qui mettent en valeur sa charpente, ainsi que tout le reste. Ce qui s’est passé, c’est qu’à la fin de cette journée où je lui ai glissé mon après vous, quelques heures plus tard, elle
est venue me voir dans mon box et m’a demandé ce que je faisais après le travail. Sept ans que je bossais dans cette boîte, et personne ne m’avait jamais posé cette question. J’ai eu l’impression de subir un interrogatoire, d’être soupçonné de préparer un sale coup. Je lui ai demandé où elle voulait en venir. À ce moment précis, j’ai prié pour que l’alarme incendie se déclenche. Ça arrive parfois, et il faut alors évacuer l’immeuble. Elle m’a dit je t’emmène dîner. Apparemment, je n’avais pas le choix. J’aurais pu dire que j’avais déjà mangé, ce qui était faux, mais elle n’avait aucun moyen de le savoir. Voilà comment je me suis retrouvé à rassembler mes affaires et à quitter le bureau en compagnie de Trina pour aller dîner. J’ai oublié ce qu’il y avait à dîner, je ne sais même plus si c’était bon ou pas. J’apprécie rarement le fait de manger au restaurant, il y a toujours trop de monde, toujours un truc qui ne va pas qui fait que tu te retrouves à payer pour les erreurs des autres. Ce soir-là, j’étais trop occupé à chercher un truc à dire, une question à poser. Trina avait l’air à l’aise, elle a ri un peu, souri un peu, m’a posé des questions sur le boulot, sur mon appartement, sur ce que j’aime faire, sur mon enfance. Je pense avoir répondu honnêtement à la plupart de ses questions, sauf celles qui ne la regardaient pas. Il n’était pas nécessaire de lui parler de l’oncle et de la tante qui m’ont élevé, de la manière dont ils gagnaient leur vie, de ce qu’ils me faisaient vendre aux gosses de l’école, m’utilisant également comme guetteur, à l’occasion. Je ne pense pas avoir déjà parlé à qui que ce soit de mon enfance, car ce n’était pas aussi glauque que ça en a l’air. Les gens espèrent toujours que les choses soient effectivement aussi glauques qu’elles en ont l’air, et sur ce point, Trina était comme les autres. Je lui ai dit que j’aimais regarder la télévision et prendre des douches. Des douches qui durent des heures. Elle a dit qu’elle préférait prendre des bains. Je lui ai dit que je n’avais qu’une cabine de douche, mais qu’elle était absolument parfaite. Je lui ai parlé de la pression de l’eau et du carrelage, et c’est à ce moment qu’elle a fait signe au serveur pour qu’il ramène une nouvelle bouteille de vin. Nous n’avons pas pris de dessert, car les gros sont souvent gênés par le fait de manger un dessert quand il y a du monde autour.
Après le dîner, elle m’a ramené chez elle. Je me suis installé sur le côté gauche du canapé pendant qu’elle s’agitait à l’étage inférieur. J’ignorais ce qui l’occupait mais j’étais content qu’elle me laisse seul. J’essayais de rassembler mes esprits, d’évaluer la situation et de deviner ce qui allait bien pouvoir se passer par la suite. J’espérais trouver une issue de secours, rentrer chez moi, rejoindre ma télévision. J’avais encore le temps de la regarder une heure ou deux avant d’aller me coucher. Je n’arrive pas à m’endormir sans passer une heure ou deux devant la télévision, et j’ai besoin de mes dix heures de sommeil. En vérité, je n’avais aucune idée de ce que Trina avait en tête, si tel était le cas. Je me suis rarement retrouvé chez quelqu’un d’autre, et je n’étais pas bien sûr du protocole à respecter. Elle m’a dit de me mettre à l’aise avant de disparaître dans la cuisine. Je n’ai pas très bien compris ce qu’elle entendait par là, si ça voulait dire enlever ma veste ou bien le reste de mes vêtements. Je me suis contenté de défaire mon nœud de cravate, prêt à expliquer que c’était ma manière de me mettre à l’aise au cas où elle aurait posé la question. Je lui aurais dit que j’ai si rarement l’occasion de me mettre à l’aise que le problème ne se pose généralement pas. Par la suite, il me semble que nous avons eu un rapport sexuel. Alors que nous regardions un film d’horreur, et sans sommation, elle m’a grimpé dessus et a retiré ses sous-vêtements. Juste avant cela, nous étions côte à côte sur le canapé, sans aucun contact, bien qu’elle eût dégagé le coussin-barrière que j’avais placé entre nous. Je crois qu’elle a ajouté quelque chose comme on n’en aura pas besoin. Je crois que j’ai dit quelque chose comme si tu le dis. Un peu plus tôt, elle avait rapporté deux verres de vin de la cuisine et les avait posés sur la table basse devant le canapé. C’est aussi là qu’elle a mis le coussin, à côté du vin sur la table basse. L’écran de la télé était devenu le théâtre de toutes sortes de carnages, un psychopathe mutilant sans vergogne une jeune femme. Impossible de me concentrer sur le film, à cause de Trina et de ce qu’elle était en train de faire. Après s’être installée sur mes genoux, elle s’est attaquée à la boucle de ma ceinture. Elle m’a harponné sous le caleçon et s’est mise à me toucher. J’ai essayé de regarder l’écran par dessus elle, mais c’était difficile. Ainsi positionnée sur mes genoux, elle était particulièrement énorme. Je crois que pendant ce temps-là, le psychopathe se planquait dans une cave, à l’insu des occupants de la maison. Apparemment, il avait l’intention de faire la peau à toute la famille. Je ne voulais pas regarder plus bas. Je sentais bien ce qu’elle me faisait, mais je ne voulais pas voir ça. Je crois qu’elle a dit très joli pendant qu’elle me caressait, et que j’ai répondu merci. À ce moment-là, elle a pris une grande inspiration. J’ignorais ce qu’on attendait de moi, ou si je devais dire quelque chose. Mes mains étaient posées à plat sur le canapé et mes pieds bien ancrés au sol. J’ai attendu qu’il se passe quelque chose, que l’alarme incendie se déclenche, ou que l’un de nous deux succombe à une crise cardiaque. J’ai déjà vu ça à la télévision, des gens qui meurent d’un infarctus en pleine action. Je me suis dit que si ça m’arrivait, Trina pourrait être inculpée de meurtre, alors que si c’était elle, aucune charge ne pourrait être retenue contre moi, étant donné ma position par rapport à la sienne. Trina avait fermé les yeux, on aurait dit qu’elle allait s’évanouir. Je lui ai demandé ça va ?
Elle m’a dit tais-toi.
Je me suis redressé. Elle a commencé à bouger, à se balancer d’avant en arrière, comme si j’étais un cheval à bascule. La sensation n’était pas désagréable, mais mes cuisses ont commencé à me brûler. Mes mains étaient posées sur ses hanches, ou du moins ce qui me semblait être ses hanches. Pas moyen de distinguer clairement ce qui lui tenait lieu de taille. Indépendamment de cela, j’ai pensé qu’elle avait besoin d’être soutenue, je ne voulais pas qu’elle tombe. Je me disais que si elle trébuchait, la situation nous aurait tous deux embarrassés. Pendant tout ce temps, elle a gardé la tête baissée, comme si elle s’efforçait de rester concentrée sur quelque chose de précis. Ses allers-retours ont encore duré un moment. J’avais envie de regarder ma montre, mais je ne voulais pas ôter ma main de sa hanche. Le film était fini et un autre venait de commencer. Je ne sais pas ce qu’est devenu le psychopathe, ni cette famille qu’il avait l’intention de massacrer. J’ai compris qu’on en avait terminé quand elle a cessé de se balancer, m’a administré une petite claque sur la joue avant de convulser. Ça a duré une minute, puis elle s’est calmée et sa respiration a repris un rythme normal. Elle a laissé tomber sa tête et, pendant une seconde ou deux, j’ai cru qu’elle était morte, que j’allais devoir m’expliquer avec les flics, leur dire que nous étions des collègues de bureau, leur parler de la machine à café, du dîner, du coussin que j’avais installé sur le canapé. Enfin, elle a relevé la tête. Elle avait l’air K.O, lessivée. J’ai dit ça va ?
Elle a dit il va falloir qu’on remette ça.
J’ai dit tu es sûre ?
Elle a dit certaine.

Il y a un type du quartier qui traîne toujours devant l’immeuble, un mec inévitable que je croise le matin en me rendant au travail. Je ne sais pas ce qu’il fait ni où il vit. Ses fringues sont toujours raccord avec la météo, mais il y a un truc qui cloche chez lui. Il m’appelle Chef. Je ne me suis jamais présenté à lui en tant que tel, et il n’a jamais exprimé l’envie d’être mon subordonné. Moi, je l’appelle Salut. Salut ne ressemble à aucun de mes collègues, il est donc impossible qu’il puisse me prendre pour un supérieur. Je ne suis le supérieur de personne. Au boulot, mes responsabilités sont minimes. Il n’y a personne en dessous de moi. Je me positionne toujours sous Trina parce que c’est ce qu’elle aime. Trina n’a jamais rencontré Salut. Je l’ai mentionné une fois dans une conversation et elle n’a pas compris de qui je parlais. Ça prouve bien, à mon avis, que Salut n’est pas un collègue. Ce matin, Salut était devant l’immeuble et m’a dit quelque chose comme quelle belle journée, je lui ai répondu quelque chose comme tu l’as dit. Trina est pareille. La première chose dont elle parle le matin concerne la météo, et je me dois d’être d’accord avec elle. Les gens ont toujours besoin d’être rassurés, de sentir qu’on partage leur point de vue. En vérité, j’ignore ce dont ils ont besoin. Trina me tripote sous le caleçon autant que ça lui plaît, mais je doute qu’elle en ait réellement besoin. Je ne pense pas que la vie de quiconque en dépende. La météo est toujours la même ici, et tout le monde le sait. Malgré cela, les gens continuent d’entretenir ce genre de relation, à base de il fait froid dehors ou c’est moi ? Il fait si froid que ça ? Je ne pose jamais de question aux autres car je n’attends pas de réponse de leur part. C’était pareil avec mon oncle et ma tante. Je ne leur ai jamais demandé comment je devais m’y prendre pour dealer auprès des gosses de l’école, mais je crois me souvenir d’eux en train de me donner des conseils, donc je ne suis pas sûr que ça prouve quoi que ce soit. Je crois qu’une fois, mon oncle m’a pris à part pour m’expliquer ce que j’étais censé faire, où j’étais censé le faire, ainsi que les choses à éviter et ce que je devais dire si je me faisais choper par les profs ou les surveillants : la fermer et compter sur leur indulgence. Je pense que mon après vous a été pris à tort pour de la galanterie, ce qui explique ce qui s’est passé avec Trina. La vérité, c’est que je ne supporte pas qu’on me regarde remplir une tasse de café, car je suis incapable de le faire proprement. J’en mets toujours la moitié à côté. Quand je suis seul chez moi, enfermé depuis des jours à zapper frénétiquement de chaîne en chaîne, il m’arrive de dénombrer vingt femmes plus grosses que Trina, et j’ai soudain très envie de sortir. Aucune raison d’en faire une raison de mettre le nez dehors mais ça m’arrive. Parfois, quand je ne bouge pas de chez moi pendant quelques jours, Trina me passe un coup de fil pour prendre de mes nouvelles. Elle veut savoir si je suis toujours vivant, si je suis malade, ce qui ne va pas. J’ai fait l’erreur de répondre, une fois. Je lui ai dit que oui, j’étais toujours vivant, mais que j’étais effectivement malade. Je lui ai dit que j’avais une bronchite et que c’était contagieux. Je lui ai dit que j’avais l’impression de suffoquer et que ma poitrine me faisait mal. J’ai toussé dans le téléphone, je m’en suis excusé et j’ai dit qu’il fallait que je m’allonge. Elle m’a demandé si j’avais besoin de quoi que ce soit, un bouillon de poulet ou du jus d’orange. Je lui ai dit non, merci. Je lui ai dit que je serais sur pied la semaine d’après, et qu’on se verrait à ce moment-là. Maintenant, quand je sais que c’est elle, je laisse le téléphone sonner. Je n’ai à me rendre au travail que deux fois par semaine, voire moins quand je les appelle pour leur dire que ça ne va pas être possible. À chaque fois, je leur dis que j’ai une bronchite, que c’est chronique. Dans ces cas-là, Trina dit ton visage me manque quand je fais l’erreur de répondre au téléphone. Je n’avais jamais entendu cette expression auparavant, un visage qui manque, ni dans la vraie vie, ni à la télé. Je ne crois pas que ce soit une vraie expression, et je ne crois pas non plus qu’elle dise la vérité. Mon visage n’a rien de particulier qui puisse manquer à qui que ce soit. Si j’arrive à dénombrer mes vingt grosses femmes, je sors de chez moi, mais une fois dehors, je réalise que je n’ai rien à y faire, au milieu des autres et de la météo glaciale. C’est la même chose dans le bus. J’essaie de trouver une place près de la fenêtre, de préférence un siège unique, mais la plupart du temps c’est sans espoir. Les sans-intérêt occupent toujours les meilleures places. Ces sans-intérêt sont comme ceux qu’on voit à la télévision, sauf qu’une fois assis à côté d’eux dans le bus, on peut sentir leur odeur de sueur et d’eau de Cologne. Parfois on y croise des gens ordinaires qui passent leur temps à faire des allées et venues en bus. Il sont trop gros pour se déplacer autrement donc on ne peut pas leur en vouloir. La plupart portent des jeans fatigués soutenus par des ceintures en cuir marron. Le truc bien chez Trina, c’est qu’elle ne porte jamais de jean. Les grosses n’ont aucun intérêt à porter de jean, et ça, Trina l’a bien compris. Dans le bus, ceux qui ne portent pas de ceinture préfèrent les bretelles qui leur donnent l’air d’être encore plus gros. Dans le bus, je n’adresse presque jamais la parole aux vieux sans-intérêt, pas plus qu’aux gens ordinaires en surpoids. Je préfère les écouter discuter entre eux. Je m’attarde environ cinq secondes sur chacun avant de passer au suivant. Ici aussi, je cherche.
Quand j’arrive au travail, je file vers mon box. Des fois, j’essaie de voir si Trina est dans le sien. Certains foncent vers la machine à café dès qu’ils arrivent, alors je jette aussi un œil là-bas. Je ne commence jamais ma journée par là, car j’attends qu’il n’y ait plus personne pour y aller. Je vois les autres fourmiller autour de mon box et je les entends parler, parfois. Le même genre de conversations que j’entends dans le bus. Personne n’est contraint de se balader au bureau et de boire du café, il me semble. Il y a effectivement des règles à observer au bureau, mais je ne pense pas que ça en fasse partie. On m’a donné un box, ici, et je m’assois dedans. On m’a aussi donné un bureau, sur lequel on a installé un ordinateur. Mon travail consiste à lire des choses sur l’ordinateur et à leur donner du sens. Je tape des rapports et je les envoie à certaines personnes. Les supérieurs. De temps en temps, on vient me poser une question. Parfois, j’ai la réponse. Quand je ne l’ai pas, je leur dis que je vais revenir vers eux. Il a presque fallu que je revienne vers eux, une fois, après un incident qui a eu lieu dans le bus. Un sans-intérêt s’est installé à côté de moi et s’est mis à dresser la liste de tout ce qui lui faisait peur. Il n’a pas dit bonjour, ne s’est pas présenté. Il a énuméré toutes ses phobies, les unes après les autres. Il m’a parlé de sa peur des pigeons, de sa peur de se réveiller en retard, sa peur des réveils, des spaghettis et de tout un tas d’autres choses. Il m’a parlé de sa mère qui lui avait appris à avoir peur de tout, m’a raconté qu’elle-même avait peur du lait caillé, des feuilles mortes, des plantes d’intérieur, de la pâte à crêpes, des cartes postales, des coupe-ongles, des classeurs. Sa mère était morte cinq ans plus tôt, et depuis, c’est de son fantôme qu’il avait peur. Je n’ai pas reconnu ce sans-intérêt, mais c’était l’un de ceux qui passent leur temps à faire le tour de la ville en bus. Ses fringues et son odeur étaient celles des sans-intérêt. À chaque fois qu’on approchait d’un arrêt, je priais pour qu’il descende, mais il ne descendait pas. Il a continué à déblatérer sur tout ce qui lui foutait la trouille, des caniches nains aux épinards. C’est après m’avoir parlé des hélicoptères qu’il m’a fixé en plissant des yeux. Alors j’ai commencé à lui parler de mon oncle et de ma tante, de ce qu’ils me faisaient vendre aux gosses de l’école, des commissions dont ils me chargeaient. Je lui ai raconté ce que j’allais faire dans les toilettes des garçons, dans les recoins du terrain de baseball, à la station-service après l’école. Je lui ai dit que je ne m’étais jamais fait pincer, ni par les profs ni par les flics, et je lui ai raconté comment mon oncle et ma tante s’étaient fait buter par un concurrent, un dimanche matin, mais cet épisode était fictionnel. Je me suis dit qu’il avait besoin d’entendre un truc de ce genre pour se sentir mieux, pour se compter parmi les chanceux, pour qu’il dégage. Malgré tout, ce sans-intérêt n’avait que faire de mon oncle et ma tante. Au lieu de me poser des questions, il m’a parlé de la météo, du fait qu’il avait peur du froid glacial, des insolations et des tornades. Je lui ai dit qu’il avait raison, que tout cela m’effrayait également. Je lui ai dit que parfois, je ne sortais pas de chez moi. Je lui ai dit que parfois, il n’y avait aucune raison de mettre le nez dehors, que j’avais tout ce qu’il me fallait chez moi, une télévision et une douche. Mais je ne pense pas qu’il m’ait entendu, puisqu’il était déjà reparti sur les marées et le ressac. Je suis descendu du bus à ce moment-là, alors que j’étais censé descendre à l’arrêt précédent. J’ai dû revenir sur mes pas. C’est la seule conversation que j’aie eue avec quelqu’un dans le bus. J’ai voulu en parler à Trina une fois, mais ça aurait perturbé le rythme de ses mouvements, je me suis donc abstenu. Elle n’aime pas que je fasse des commentaires, comme ça, en plein milieu. Elle dit laisse-moi faire ce que j’ai à faire, on en parlera plus tard. Mais ça n’arrive jamais, on ne parle jamais de rien, ce qui n’est peut-être pas plus mal. Je ne lui ai donc jamais rien dit de tous ces spécimens de gens qui font l’aller-retour en bus pour traverser la ville. Il y a aussi les maigrichons, qui ne ressemblent ni aux sans-intérêt ni aux gens ordinaires. Je ne parle jamais de ces maigrichons à Trina, car elle ne veut pas en entendre parler. Il est certain qu’aucun de ces maigrichons ne fait partie de mes collègues. Je ne sais pas combien de temps va encore durer cette histoire avec Trina, mais je crois que ce n’est pas de mon ressort. À moins de ne plus jamais bouger de chez moi, ce que je n’exclus pas complètement. Je ne suis pas sorti depuis deux semaines, je crois. Mes supérieurs ne se sont pas déplacés jusqu’à mon box pour me poser des questions, je n’ai pas croisé Salut en allant prendre le bus, ni même entendu les pneus crisser, ce qui m’arrache habituellement la tête. Salut pourrait tout aussi bien être mort, pour ce que j’en sais. Je pourrais jeter un coup d’œil par la fenêtre, tenter de l’apercevoir, mais ça n’a pas beaucoup d’importance. La première chose que je fais le matin, c’est allumer la télévision. Un peu plus tard, j’entends le téléphone sonner et je sais que c’est elle. J’imagine qu’elle aimerait savoir quand je reviendrai au travail, quand elle pourra m’emmener dîner et me harponner de nouveau. C’est la pire des situations, quand ça arrive et que je suis au beau milieu d’une émission. Il arrive qu’elle m’appelle quand je suis sous la douche. Ça, ça ne me dérange pas. Je n’entends pas la sonnerie du téléphone, elle est couverte par la pression du jet d’eau et le vacarme de la télévision. Je fais toujours en sorte de monter le volume assez haut, comme ça je peux l’entendre depuis la douche. C’est parfait.