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Boire beaucoup et vomir tout de suite, une passion vietnamienne

Un historique de la biture dans le seul pays au monde où rendre tout l’alcool qu’on a bu est socialement accepté.

Il n'existe pas d'expression vietnamienne pour désigner une « gueule de bois ». Quand on connaît la passion de ce pays pour la biture expresse, on ne peut qu'en être étonné. En revanche, on trouve à Hô-Chi-Minh-Ville un bar à bière qui s'appelle le Hangover IV. Il s'agit d'une usine à houblon où une armée de jolies serveuses déversent des quantités inimaginables de cervoises dans des gosiers assoiffés. Les murs sont décorés de slogans de type 1984 exhortant les nombreuses vertus de la bière, dont voici quelques exemples :

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« Une bonne bière pour les bonnes personnes ! »

« Détends-toi et bois une bière »

« Tu ne peux pas acheter le bonheur mais tu peux te payer une bière – ce qui revient au même. »

Le Hangover IV a ouvert ses portes il y a un an. Dans son sillage, des bars à bières se sont implantés un peu partout dans Hô-Chi-Minh-Ville. Pour vous donner un ordre de grandeur, les « bars à bières » sont historiquement aussi populaires au Vietnam que les bistrots à Paris. Pendant des générations, les mecs allaient boire un coup au bia hoi, ces troquets qui sentent la testostérone et où des serveuses plantureuses servaient des bières tièdes accompagnées de cacahuètes périmées. Des groupes de potes se mélangeaient aux travailleurs et buvaient à l'unisson, sans compter. Les bars à bières d'aujourd'hui sont un peu différents. On y boit des litres de bières certes, mais servis dans ces abominations modernes que sont les girafes, pendant que de la musique électronique vous pète les oreilles juste à côté.

Et puis, tout est prévu pour que vous buviez jusqu'à ce que vous finissiez par tout rendre dans une grande explosion de tristesse.

Le mois dernier, un vendredi soir à neuf heures, le Hangover IV faisait salle comble. Une DJ plutôt jolie dansait sur une estrade. Un jeune magicien vêtu de noir agitait un mouchoir devant des convives médusés. Sur plusieurs tables trônaient des gâteaux d'anniversaire géants. Tout le monde avait l'air d'excellente humeur ; les gens prenaient la pose, pâtisserie à la main, invitant les étrangers à trinquer et vider leurs verres.

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En bref, tout allait bien. Jusqu'à ce que je découvre aux toilettes un grand évier en plastique. Le tuyau d'évacuation était lui aussi excessivement large. Un truc clochait.

J'ai demandé à Tam, une serveuse qui travaillait là depuis dix jours, à quoi servait ce truc. En se grattant le nez, elle m'a répondu : « Ah, tu parles du lavabo ? C'est pour, euh, tu vois. » Elle a appelé son manager pour me confirmer l'impensable. Un lavabo, au Vietnam, c'est en quelque sorte un vide-vomi.

Vers onze heures, je suis donc tombé sur deux mecs qui se vidaient les tripes dans le lavabo. Un dessin, juste au dessus, représentait un homme, la tête dans les chiottes.

« C'est ce qu'on appelle une gueule de bois ! », disait l'écriteau.

Durant la même semaine, je suis tombé sur six bars similaires à Saïgon. Dans tous, j'ai croisé le même genre d'évier, ce que les Vietnamiens appellent un bồn ói/nôn.

Ceci dit, ce phénomène est très récent. Après avoir été l'un des pays les plus pauvres du monde, le Vietnam est devenu en vingt ans un pays où vomir lors d'une fête d'anniversaire est entré dans les mœurs. Mais tout le monde n'est pas satisfait de cette situation. De fait, la plupart des Vietnamiens détestent le virage éthylique qu'a pris le pays. Mais personne ne sait comment régler le problème.

Au niveau politique, les officiels donnent l'impression de faire la sourde oreille à ces excès alcooliques. Un responsable de la santé publique a au moins admis que cette nouvelle mode avait causé une hausse des cas de femmes battues et des accidents de la route. Le seul effort législatif consenti fut d'essayer d'interdire la vente de bière dans la rue après 22h, de même que la vente d'alcool pour les femmes enceintes ou allaitantes. Cette ébauche de loi a vite été ridiculisée par les éditorialistes du pays, et abandonnée.

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Plus récemment, des gars brillants ont vaguement proposé une loi obligeant les bars à bières à installer l'air conditionné. Résultat, boire beaucoup est devenu encore plus confortable. Et bien entendu, aucune de ces dispositions n'a entamé l'enthousiaste débordant des Vietnamiens pour l'alcool.

Un nouvel exemple de dérive : le 12 août dernier, dans un karaoké de la province rurale de Binh Phuoc, le Directeur adjoint des Affaires étrangères a éclaté sa pinte sur le crâne du Directeur adjoint du Ministère de l'Intérieur. Tandis qu'il s'enfuyait en hurlant, la tête en sang, son acolyte l'a poursuivi, le traitant de tous les noms.

L'origine de la baston est elle aussi, sordide. Selon les personnes présentes, l'un des deux hommes avait seulement oublié de trinquer. C'était un mardi, à midi. Ils venaient juste d'achever une longue et pénible réunion. Ils se sont excusés après coup ; « ce n'était pas de [leur] faute, [ils] étaient bourrés. »

Ce genre de fait divers n'est cependant pas si courant au Vietnam. Pour preuve, cette affaire a fait la une des journaux nationaux. Mais cet affrontement a eu lieu un an après que le Premier ministre a demandé aux officiels de province d'appliquer plus sévèrement une loi de 2012 qui interdisait les Vietnamiens de boire pendant les heures de travail.

« Refuser une tournée, c'est très difficile ici », explique Lukas Parker, professeur de marketing actuellement au Vietnam pour y faire des recherches sur le marché local. « Lors d'une tournée de shooters, vous subissez une pression très forte. Impossible d'y couper. »

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Et le phénomène empire. Parker a étudié le comportement des clients de bars de type Hangover IV. Le vice (ou le génie) de ces nouveaux établissements, c'est de vendre des boissons que les clients sont incapables de refuser.

Au Hangover IV, et comme dans beaucoup d'autres bars, dès que vous rentrez, des jolies serveuses se jettent sur vous en vous demandant quelles marques de bières vous voulez boire. Toutes sont listées sur leur tablier. Après votre première commande, elles ne laisseront plus jamais votre verre vide.

Toutefois, la consommation de bières des Vietnamiens ne représente que la moitié de celle des Européens. Mais l'écart se réduit sensiblement chaque année.

Aussi, le Vietnam est le troisième plus grand consommateur de bière en Asie, derrière le Japon et la Chine, et ce, bien que les travailleurs vietnamiens disposent de revenus bien moins élevés. Un promoteur immobilier à la retraite résidant à Hanoi m'a décrit comment les éviers à vomi avaient envahi ces dix dernières années les restaurants dans le Delta du Mékong. Ils les appellent , rapport au son que font les gens en vomissant – et au cri des rameurs pendant une course.

L'analogie se comprend ; avec la même régularité que le rameur rame, le Vietnamien ivre doit vider sa bière.

«  Dieu merci, les rendez-vous d'affaire ont lieu ailleurs », a-t-il soupiré.

Ceci dit, quand j'ai expliqué le principe de ces éviers à un ami irlandais expatrié à Hanoi depuis vingt ans, un bar lui est revenu à l'esprit : « l'Army Bia Hoi ». Ce rade, qui servait des pressions à des prix défiant toute concurrence, s'appelait ainsi parce qu'il était mitoyen au Musée de l'Armée. Selon lui, avant de fermer à la fin de la dernière décennie, c'était un lieu où les fraîcheurs de la capitale venaient pour boire jusqu'à plus soif.

« À n'importe quelle heure, tu rentrais dans ce bar, et tu tombais sur des flaques de vomi partout – sauf dans les toilettes » m'a-t-il dit sans ciller. « C'est le genre de rade qui puait la bière, le vomi, la viande de chien et la pâte de crevette… Mais y a pas à dire – on se marrait bien. »