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LE NUMÉRO C'EST UN PEU CHELOU, NON ?

Vivre grâce à la mort

Ça fait des années que je prends le tram chaque jour pour aller au travail. Son itinéraire traverse les coins les plus huppés de Mexico...

Photos : Mauricio Palos

Yovani pompe les fluides d'un corps.

Ça fait des années que je prends le tram chaque jour pour aller au travail. Son itinéraire traverse les coins les plus huppés de Mexico (Colonia Roma, notamment) mais aussi les quartiers les plus défavorisés de la capitale, type Doctores – où étonnamment, chaque rue porte le nom d’un illustre scientifique. L’année dernière, je regardais par la fenêtre quand mon attention s’est portée sur deux énormes remorques attenantes à un pavillon d’apparence relativement anodine. Des photographes attroupés prenaient des photos près des deux remorques gardées par des soldats qui formaient un périmètre de sécurité autour de la maison. Le quartier entier était bouclé et toutes les rues bloquées. C’était quelque chose de plutôt étrange à voir de bon matin, mais pas assez pour me faire croire qu’un ovni allait atterrir dans le coin. Plus tard, j’ai appris en regardant le JT de 20 h que les deux remorques que j’avais aperçues appartenaient en réalité à une clinique de thanatopraxie. Une sorte de salon de beauté pour macchabées avant leur dernier voyage, si vous voulez. Comme je n’arrivais pas oublier la scène à laquelle j’avais assisté en regardant par la fenêtre du tram, ma curiosité m’a poussée à aller jeter un œil pour voir qui pouvait bien travailler là-dedans. Je me suis donc rendue sur les lieux. Je m’attendais à voir un type avec une tronche de Dracula sortir de la maison, mais à ma grande surprise, j’ai été reçue par un jeune homme tout à fait sympathique qui parlait à voix basse. Yovani González Solís – c’est son nom – est le seul employé de l’entreprise de thanatopraxie La Embalsamadora la Piedad (littéralement, « les Embaumements de la Compassion »). Le premier truc que j’ai demandé à Yovani, c’était sur la fonction des deux remorques. L’une des deux était garée sur le trottoir à côté de la maison. Il m’a répondu que les conteneurs frigorifiques fixés sur les remorques étaient pleins des corps qu’il recevait. Au Mexique, les autopsies sont effectuées par un service médico-légal dépendant du gouvernement (SEMEFO) dont la tâche est d’identifier les corps et d’enquêter sur les morts violentes. Les gens comme Yovani se chargent quant à eux de l’embellissement et de la préparation des cadavres avant les funérailles. C’est de l’externalisation mortuaire, pour ainsi dire. Lorsque j’ai demandé à Yovani d’où provenaient les corps stockés à l’intérieur des conteneurs, il m’a répondu que les cadavres venaient des charniers trouvés dans l’État du Tamaulipas. Ces fosses sont aussi l’endroit où ont été jetées l’année dernière les dépouilles des victimes des exécutions liées à la guerre entre cartels de narcotrafiquants du pays. En apprenant ça, j’étais sous le choc ; je me suis dit qu’il fallait que je prenne un peu l’air, histoire de méditer deux secondes sur tout ce qui pouvait bien se passer à l’intérieur de cette maison. Je lui ai donc demandé s’il voulait bien que je passe un peu plus tard pour parler de son job. Il a accepté. Les jours qui ont suivi, j’ai passé de longs après-midi en compagnie de Yovani à évoquer la décomposition des cadavres, les mystères de l’existence, de la mort et plus précisément, de sa vie à lui. Alors que la plupart des enfants de 15 ans fêtent leur anniversaire en se cuitant pour la première fois à la tequila, Yovani s’est vu forcé de travailler dans la thanatopraxie – plus par nécessité que par goût. À 27 ans, il est désormais respecté dans le milieu. Il a même acquis une telle renommée qu’il a réussi à fidéliser des clients aussi prestigieux que la SEMEFO et le Heróico Colegio Militar – l’école qui forme les officiers de l’armée mexicaine.

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Yovani pose dans la chambre de thanatopraxie après une dure journée de travail.

Yovani passe le plus clair de ses journées enfermé dans son bunker à Doctores. Le reste du voisinage s’est aussi spécialisé dans le funèbre : deux hôpitaux de l’assistance publique se trouvent à un pâté de maisons de là, les funérariums et ébénistes spécialisés dans le cercueil se comptent par dizaines et les bureaux de la SEMEFO sont implantés à proximité. Le quartier est un véritable paradis pour adolescents goths. Avoir une vie sociale normale est une tâche difficile quand on est thanato à plein temps comme Yovani. Le pauvre ne peut même pas se prendre une petite semaine de vacances parce que le travail n’en finit jamais, et surtout, parce qu’il n’arrive pas à se dégoter une assistante à plein temps capable de faire face à la charge de travail engendrée par l’afflux continuel de cadavres à la clinique. Par conséquent, Yovani s’occupe de son business tout seul. Le truc drôle, c’est que dans un pays où chaque môme de 15 ans est prêt à devenir un sicarios pour se faire 50 dollars en défouraillant comme un cow-boy, personne n’est prêt à nettoyer les dégâts. Yovani souligne d’ailleurs que tout le monde n’arrive pas dans sa clinique dans le même état, et que certains cadavres demandent plus d’attention que d’autres. Les victimes de meurtres sont d’abord transférées dans les locaux de la SEMEFO pour se voir administrer une autopsie, un cercueil et – s’ils ont de la chance – des funérailles en bonne et due forme. Après l’autopsie du défunt, le corps doit être embaumé selon des méthodes « légales ». On injecte au moins deux litres de formol dans chaque corps ; d’abord par la veine jugulaire, puis la carotide, la veine sous-clavière et enfin, dans les artères des jambes. Lorsque le corps arrive à la clinique, les organes sont placés dans des sacs plastique afin de ralentir leur décomposition.

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Yovani retire le drap d'un cadavre avant de le placer sur la table d'opération.

Lorsque quelqu’un meurt dans des conditions particulièrement horribles, Yovani utilise une poudre à base de formol permettant de rendre le sang gélatineux ; cette astuce permet de s’assurer que le sang reste bien à l’intérieur du corps et ne gicle pas au moment des obsèques. Afin d’aspirer toute l’eau prisonnière dans la cavité abdominale, Yovani perce l’abdomen juste au-dessus du nombril avec une canule destinée à aspirer les fluides. Cet outil est le symbole de la profession. Quand on lui demande quelle est la partie la plus difficile à perforer, Yovani répond sobrement « le cœur ». Selon lui, « quand les corps quittent la clinique, on dirait qu’on les sort de la douche. On les lave, on leur redonne des couleurs, parfois on leur met même du maquillage ». Son atelier regorge de tous les ustensiles qu’on peut espérer apercevoir dans un tel endroit – plus quelques spécificités maison : des scalpels, des forceps, du fil à suture et quelques tables à roulettes pour transporter les corps. « Je ne peux pas me passer de super glu parce que je dois souvent reboucher les trous par lesquels j’ai aspiré les fluides. Je n’aime pas recoudre ; d’ailleurs, les proches détestent voir des fils lors des obsèques. Coller la peau, c’est toujours plus propre. » Il garde aussi à portée de main du rouge à lèvres et de la poudre, pour les mêmes raisons. Les familles se montrent parfois trop exigeantes et réclament des soins qui dépassent ses incroyables talents : « Lorsque les gens amènent les corps de très vieilles femmes, ils sont pointilleux. Ils me montrent des photos d’elles jeunes, avec de beaux cheveux, mais souvent, il en reste tellement peu que je ne peux rien faire. Je ne suis pas magicien. » Pendant que je regardais Yovani aspirer des litres de sang, d’urine, d’eau ou d’autres fluides moins identifiables, je me suis demandé ce qu’il pouvait bien faire de tous les déchets engendrés par l’opération. Il m’a dit qu’il les balançait dans les toilettes et qu’ensuite, il tirait la chasse d’eau. Il ne le faisait qu’après avoir ajouté une solution chimique qui change le mélange en « eau ». Je n’ai pas compris de quoi il voulait parler. « Ce n’est pas vraiment de l’eau, pour être franc. Ce n’est pas comme si ça devenait de l’eau potable. Ça sert juste à se débarrasser de la couleur et de l’odeur. Quand j’en ai fini, j’appuie sur le bouton et tout part à l’égout. » Quant aux déchets solides, ils sont collectés par les éboueurs du quartier. Pour cette besogne, il les gratifie d’un généreux pourboire. Au fil du temps, j’ai commencé à y voir plus clair. Je me suis rendu compte que Yovani avait déjà embaumé des centaines sinon des milliers de corps. Cela dit, la personne la plus célèbre que Yovani ait embaumée est sans conteste José López Portillo, feu président du Mexique. Il a aussi procuré ses soins à Espectrito Junior – un catcheur atteint de nanisme, mort dans une affaire relatée par tous les tabloïds. À l’époque, on avait retrouvé le pauvre Espectrito dans une chambre d’hôtel avec son frère – et partenaire sur le ring –, La Parkita. Selon la rumeur, ils auraient été drogués puis volés par deux prostituées. Le cas le plus célèbre – et accessoirement, le plus crade – sur lequel Yovani ait travaillé concerne les corps entreposés à l’intérieur des chambres froides montées sur les remorques garées à l’extérieur de la maison – celles que j’avais aperçues par la fenêtre du tramway. Les dépouilles ont été retrouvées dans la petite ville de San Fernando, située plus au nord dans l’État de Tamaulipas. Cette région du Mexique est connue pour être un point de passage très prisé des clandestins en provenance d’Amérique du Sud et en transit vers les États-Unis. Selon nos sources, le cartel Zetas a kidnappé des bus entiers d’immigrants afin de les rançonner ou de les réduire en esclavage. Certains auraient même été forcés à se battre jusqu’à ce que mort s’ensuive. Dans ce cas, les gangsters jetaient les cadavres dans d’immenses  trous béants. Quand l’existence de ces fosses a été révélée, les thanatopracteurs de Doctores ont transféré tous les corps sur lesquels ils travaillaient dans d’autres quartiers de la ville pour former une équipe improvisée de spécialistes de l’embaumement et ainsi, faire face à la recrudescence soudaine de demandes en soins funéraires. « Le premier jour, on a eu une fournée de 80 corps, puis de 75 le deuxième. » À en croire Yovani, « la plupart arrivaient dans un état de décomposition avancé qui rendait toute identification impossible. Dans certains cas, tout ce qu’on pouvait faire se résumait à plonger les os et les restes de chair dans du formol. Pour travailler, on a formé un groupe de dix thanatos, regroupés en binômes ». Quand je lui ai demandé si l’odeur n’était pas trop insupportable, il m’a répondu qu’après deux ans passés à travailler sur des cadavres, l’odeur n’était « plus un problème ». Après plein d’informations contradictoires sur le nombre exact de corps retrouvés à San Fernando, le gouvernement a rédigé un communiqué confirmant que 193 cadavres avaient été comptabilisés – dont 47 provenant des charniers. Les cliniques de thanatopraxie du nord du Mexique n’étant pas en mesure de gérer une telle arrivée de corps, la solution a été de transporter les dépouilles à Mexico à l’aide de camions frigorifiques. Après avoir reçu les soins nécessaires, les corps ont été transférés dans les locaux de la SEMEFO. Selon les chiffres du PGR – l’équivalent mexicain du ministère de la Justice – seuls 34 des 47 corps ont pu être identifiés.

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Avant d'envoyer un corps vers l'au-delà, Yovani s'assure une dernière fois qu'il est propre comme il faut. 

Mais Yovani n’en était pas à son coup d’essai. En septembre 2010, il s’était déjà occupé de 54 des 72 victimes exécutées par les Zetas à San Fernando. Ce massacre demeure l’un des événements les plus tristement célèbres de ces dernières années, notamment parce que la plupart de ces immigrés – sinon tous – venaient de divers pays d’Amérique latine : Honduras, Guatemala, Salvador et Brésil. Un Indien avait même été retrouvé parmi les défunts. Comme tant d’autres avant eux, toutes ces personnes aspiraient simplement à une vie meilleure. 14 des 72 victimes ont longtemps attendu d’être identifiées. Elles ont plus tard été transférées dans la ville voisine de Toluca. L’une des victimes a été reconnue par sa famille en juin 2011, et les 13 autres ont finalement dû être enterrées anonymement. Ironiquement, ils ont été inhumés dans une fosse commune, mais cette fois-ci avec l’aval de la ville de Mexico. Les cimetières clandestins ne sont pas une nouveauté au Mexique mais ceux liés aux narcotrafiquants – répondant au doux nom de narcofosas – poussent comme des champignons depuis 2006, année du début de la croisade du président Felipe Calderón contre les cartels. Entre 2006 et 2011, près de 174 charniers contenant quelque 1029 corps ont été découverts dans 19 États mexicains – principalement ceux de Guerrero, Tamaulipas, Durango et Chihuahua. Les statistiques sur le nombre de victimes des cartels au cours des cinq dernières années varient du simple au double ; de même, on n’a pas la moindre idée du nombre de corps perdus au fond des charniers. En janvier 2012, les chiffres officiels annoncés par le PGR étaient de 47 515 morts alors que le Semanario Zeta – un hebdomadaire politique basé à Tijuana – avançait un chiffre dépassant les 60 000. L’association Mexico United Against Crime, quant à elle, affirme que 80 000 personnes auraient été tuées. Il faut toujours voir le bon côté des choses : aussi longtemps que la guerre fera rage entre les cartels et le gouvernement et que les cadavres s’amasseront dans les charniers, les entreprises comme celles de Yovani continueront de prospérer. J’ai la chance d’avoir trouvé en Yovani un ami sincère avec qui je peux longuement discourir de choses aussi importantes que la vie, la mort et surtout, de la nouvelle saison de ma série préférée, The Walking Dead.

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