Voir le Guatemala bourré, et mourir
Photos : Liz Cowie

FYI.

This story is over 5 years old.

LE NUMÉRO VOUS NOUS AVEZ MANQUÉ

Voir le Guatemala bourré, et mourir

Pour célébrer le début des moissons, les habitants de Todos Santos se bourrent la gueule, pissent le sang, vomissent et organisent des courses de chevaux.

Pour voir notre documentaire sur les courses de chevaux du Guatémala, rendez-vous ici.

Cet article est extrait du numéro « Vous nous avez manqué »

Chaque année, le village de Todos Santos organise une grande fête afin de célébrer le début des moissons. Jusqu'ici, rien de bien original. Sauf que cette bourgade guatémaltèque peuplée principalement de Mayas ne se contente pas d'organiser quelques célébrations familiales. Pendant plusieurs jours, les habitants se bourrent la gueule, pissent le sang et vomissent un peu partout. Certains tombent ivres morts, d'autres sont blessés lors de courses de chevaux. Des épaules se déboîtent, des clavicules se brisent. Les femmes du coin prétendent que la mort d'un participant est un signe annonciateur d'une très bonne récolte l'année suivante.

Publicité

Cette fête traditionnelle, aussi connue sous le nom de Skach Koyl, célèbre un héros issu des heures les plus sombres de l'histoire du village. Au début du xvie siècle, les conquistadors espagnols fraîchement débarqués prirent soin de traverser le Guatemala en massacrant les Mayas rencontrés sur leur passage. Les premiers portaient épées et cottes de mailles, les seconds ne connaissaient pas encore l'existence de la roue. Les Mayas ne firent pas long feu. Ceux qui ne moururent pas de la main des Espagnols succombèrent aux maladies rapportées du Vieux Continent.

L'auteur vêtu d'une tenue traditionnelle typique de Todos Santos, en train de se préparer avant le début de la course.

En atteignant Todos Santos vers 1525, les conquistadors se heurtèrent à la bravoure de l'un de ses habitants – qui réussit à leur voler un cheval d'une très grande valeur avant d'entamer une course-poursuite dans les ruelles du village. Finalement rattrapé et tué, cet homme a donné naissance à Skach Koyl, une fête célébrée le 1er novembre de chaque année et qui voit les autochtones boire, cavaler et parfois mourir au nom de la liberté défendue par leur ancêtre.

Todos Santos, perché à près de 2 500 mètres au-dessus du niveau de la mer, ne se situe qu'à 161 kilomètres de la capitale du pays, Guatemala City. Malgré cette apparente proximité, le voyage peut durer une journée entière. Si vous décidez de louer une voiture et de faire confiance aux panneaux routiers, bon courage : il n'y en a aucun. On ne dénombre même plus les voyageurs qui se sont perdus dans les rues de Huehuetenango – une ville au pied de la Sierra de los Cuchumatanes. Le 31 octobre dernier, j'ai pris la direction de Guatemala City. Après mon atterrissage, j'ai déboursé un peu moins de 5 dollars pour accéder à un bus rempli de gens tenant des poulets sur leurs genoux. Anciennement utilisés pour transporter des gamins à l'école, ces « bus à poulets » ont la réputation de ne pas être très fiables. Un gamin croisé dans Guatemala City m'a d'ailleurs conseillé de choisir le bus le plus clinquant, avec des jantes chromées – ce détail luxueux indiquant soi-disant des plaquettes de frein décentes.

Publicité

Des villageois se rassemblent le long de la piste poussiéreuse pour regarder la course de chevaux. Skach Koyl allant de pair avec une grande consommation d'alcool, l'essentiel pour les cavaliers est de rester sur leur monture. La vitesse n'a aucune importance car personne n'atteint la ligne d'arrivée.

Mon bus m'a déposé à Huehuetenango ; les 25 kilomètres de route restant à parcourir jusqu'à Todos Santos étant impraticables pour un véhicule de cette dimension. J'ai alors hélé un pick-up, filé quelques quetzals à son propriétaire et passé les heures suivantes à essayer de faire fi de l'immense ravin situé à quelques centimètres des roues de la bagnole.

Arrivé sain et sauf dans le village, j'ai pu m'y balader et me rendre compte de son apparente simplicité : quelques immeubles modestes, une place centrale, et c'est à peu près tout. Les villageois eux-mêmes incarnaient cette sobriété. Les hommes portaient des chemises bleues et blanches brodées au niveau du col et des pantalons à rayures rouges. Les femmes, quant à elles, affichaient des robes bleu nuit, simples et amples. Des petits garçons, copies conformes de leurs pères, me saluaient discrètement depuis les balcons, murmurant un simple buenas. L'impression dégagée par Todos Santos était celle d'un bond dans le passé – sensation uniquement atténuée par la présence de types en chaussures de sécurité tenant à la main un gobelet rempli de Quetzalteca, un alcool local.

Près de 3 000 personnes vivent à Todos Santos pendant l'année, subvenant à leurs besoins grâce à l'élevage de bétail et à la culture de la pomme de terre, du café et du blé. Durant Skach Koyl, des milliers de visiteurs transforment le village en un immense capharnaüm. Ces gens de passage sont souvent d'anciens habitants de Todos Santos ayant pris la direction des États-Unis. Ce sont eux qui prennent part aux courses de chevaux, les habitants à l'année étant trop pauvres pour se permettre d'en acheter. Ces expatriés permettent aux traditions de perdurer, achetant de l'alcool, de la nourriture et des chevaux sur place.

Publicité

Plusieurs femmes, assez âgées, crachaient du Quetzalteca dans notre direction tout en marmonnant quelques prières censées protéger les membres de leur famille.

Gildardo Ranferi Ramirez Mendoza est âgé de 28 ans. Il participe aux courses de chevaux de Todos Santos depuis ses 14 ans. Chaque année, il parcourt des milliers de kilomètres depuis Stockton, en Californie, pour rentrer au pays. Lorsque je lui ai demandé pourquoi il avait quitté le Guatemala, il m'a repris sans attendre.

« Je ne suis jamais parti, m'a-t-il précisé. J'ai pris la direction des États-Unis afin de gagner un peu d'argent, mais ma culture est ici. »

Cette nuit-là, la place du village s'est animée au son du marimba. Les gens buvaient, dansaient et m'invitaient à les rejoindre. Des shots de Quetzalteca étaient avalés d'une traite. J'ai appris les rudiments d'une danse locale : un pas en avant, un pas en arrière, pour mimer un cheval au trot. Les habitants étaient fiers d'évoquer leur culture avec moi. Ils m'incitaient à participer à la course du lendemain. Ils espéraient qu'aucun accident ne vienne gâcher la fête – même s'ils ne manquaient pas d'évoquer le fait qu'un décès serait une bonne nouvelle pour leurs futures récoltes.

Après avoir picolé toute la nuit, nous avons dû nous préparer à monter à cheval. Quelqu'un m'a prêté une tenue traditionnelle et un chapeau à plumes attaché sous le menton. Plusieurs femmes, assez âgées, crachaient du Quetzalteca dans notre direction tout en marmonnant quelques prières censées protéger les membres de leur famille. En m'asseyant sur mon cheval, j'ai essayé de calculer la durée nécessaire d'un hypothétique transfert vers l'hôpital le plus proche.

Publicité

Le village de Todos Santos est situé dans la Sierra de los Cuchumatanes, près du plus haut sommet non volcanique d'Amérique centrale.

L'adrénaline avait beau m'avoir redonné un semblant de lucidité, les mecs du coin continuaient à m'offrir des shots. Je regardais des groupes de cinq à huit concurrents s'affronter dans une rue poussiéreuse s'étirant sur plus de 800 mètres. Les habitants les encourageaient, bien protégés par de grandes palissades en bois. En fait, il s'agissait surtout de courses d'endurance – le vainqueur était toujours le dernier mec capable de tenir sur son cheval.

Un type a alors décidé de frapper un grand coup sur la croupe de mon cheval, lequel s'est mis à galoper sans mon accord. Un concurrent m'a félicité en hurlant. Je fus incapable de lui rendre la pareille, étant cramponné aux brides comme si ma vie en dépendait.

Au beau milieu de la course, ce mec s'est effondré sur le sol. J'étais sur le point de gagner, avant de réaliser que les autres participants avaient ralenti leur allure. Mon cheval a alors heurté une grande barrière servant à protéger les spectateurs. J'ai décollé dans les airs, avant d'atterrir lourdement par terre. Je me suis râpé les mains jusqu'au sang. Une vieille dame s'est approchée pour verser de grandes rasades de Quetzalteca sur mes coupures. Elle a montré du doigt mon cheval, tandis que mon partenaire de course m'a rejoint pour me féliciter.

Des écharpes et des plumes sont cousues sur les vêtements des cavaliers. Ils ne changeront pas de tenue avant la fin du festival.

La nuit tombée, les courses se sont achevées. Aucune victime n'était à déplorer, malgré quelques chutes impressionnantes. Afin de célébrer l'événement, certains villageois ont décapité des poulets avant de rentrer rejoindre leur famille, laissant derrière eux une longue traînée de sang. Des marimbas se sont fait entendre de nouveau. Nous avons bu jusqu'à ce que la blessure à ma main ne soit qu'un souvenir brumeux.

Le lendemain, le réveil a été très pénible. Nous étions le 2 novembre – le jour des morts à Todos Santos. Il s'agissait du dernier jour de festivités et de beuverie. Les villageois ont fait grimper des joueurs de marimba dans un camion pour les conduire jusqu'au cimetière. La foule les a suivis, afin que tout le monde rende hommage aux ancêtres décédés.

Le jour des morts honore la mémoire de tous les disparus de Todos Santos, et pas seulement ceux ayant eu la malchance de se briser la nuque en tombant de cheval. Près de deux tiers des villageois ont péri dans les années 1980 lors de massacres orchestrés par le président de l'époque. Ses milices ont détruit 440 villages mayas et assassiné quelque 75 000 indigènes. Lors du passage de l'armée à Todos Santos en 1982, 2 000 villageois ont trouvé la mort.

Les habitants du village partagent un fardeau commun, qui continue de les hanter. Leurs vêtements leur rappellent constamment cette funeste période. Le rouge sur leurs pantalons symbolise le sang versé par leurs ancêtres. Le bleu et le blanc évoquent les esprits, présents dans le ciel.

Le souvenir des défunts est particulièrement présent durant Skach Koyl. Parfois, lorsqu'un villageois décède lors d'une épreuve, l'atmosphère de deuil est encore plus palpable. Mais, après des siècles passés à tenter de survivre face aux différents envahisseurs, mourir bourré à cause d'un accident de cheval n'est sans doute pas le pire moyen de dire adieu à notre monde. Au moins, les récoltes seront bonnes l'année suivante. Suivez River sur Twitter.