D'Europe et d'ailleurs

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D'Europe et d'ailleurs

Plagistes ukrainiens et cocktails Molotov : les jeunes photographes européens nous parlent de ce qu'ils ont vu au cours de leurs voyages.

« Butterflies - Chapter 3 » par Scott Typaldos (Suisse)

Difficultés de vieillir, fantasmes d'hommes qui désirent plus que tout poser nus et balades sur les plages ukrainiennes : jusqu'au 22 mai, le festival des Boutographies, organisé à Montpellier, célèbre la photographie contemporaine et sa diversité. Pour cette 16e édition, le jury, présidé par Françoise Huguier, a invité plus d'une trentaine de photographes originaires de différents pays européens à venir exposer leurs travaux. À cette occasion, plusieurs d'entre eux ont accepté de commenter pour VICE l'un de leurs clichés et de revenir sur sa réalisation.

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« Libre maintenant » par Pierre Liebaert (Belgique), récompensé par le Prix du Jury des Boutographies 2016

« Ce projet est né un peu par hasard, sans véritable idée précise de départ. Je menais un travail de plusieurs semaines, en immersion sur les aires d'autoroute. Durant ce reportage, je me suis rendu compte que des hommes qui semblaient banaux sous tous rapports se retrouvaient régulièrement là, sur leurs trajets reliant leur lieu de travail à leur famille, pour avoir des relations sexuelles cachées et très discrètes avec d'autres hommes.

« Ce travail initial m'a poussé à me questionner sur la double vie que pouvaient avoir certaines personnes dans nos sociétés d'aujourd'hui. Ainsi, il a amorcé ce projet.

« J'ai voulu revenir à la source de la relation de confiance entre le photographe et celui qui pose pour lui. Pour ce faire, j'ai publié une petite annonce sur Internet et dans les journaux pour trouver des modèles. J'ai reçu uniquement des réponses d'hommes et j'en ai rencontré – et photographié – environ 70.

« Ce travail est régi par un protocole très stricte que je n'ai pas dû instaurer ; il s'est imposé à moi. Les volontaires répondaient à mon annonce et s'en suivait une vaste relation épistolaire. J'y percevais une note d'urgence, d'impatience, mais également beaucoup de méfiance et de prudence. Les conditions étaient qu'ils restent anonymes et que la séance ne se déroule ni chez eux ni chez moi. Outre son décor, l'hôtel de passes, contrairement à l'hôtel habituel, nous donnait une unité de temps : la séance durait deux heures. Le masque, quant à lui, leur permettait de se dissimuler et d'habiter un "autre" qu'eux.

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« Tous sont venus car ils souhaitaient apporter de la transgression à leur quotidien. Ces séances leur offraient du risque, du palpitant. En se dénudant, ils brisaient les normes qui régissent leur vie. Le dénominateur commun de ces modèles était de vouloir vivre libre, sans contrainte. Ils voulaient aller au-delà de leurs limites, s'abandonner à mon regard et s'y soumettre. On pourrait comparer cette expérience individuelle au rituel carnavalesque : dans les deux cas, on revient à l'état originel de l'homme, à sa pureté. On va au-delà des notions du bien et du mal. »

Pierre Liebaert (Belgique)

« Tomorrow, we'll win » par Anthea Schaap (Allemagne)

« Cette image a été prise dans la ville de Tyr, au sud du Liban, à l'occasion de l'événement sportif "Our Game, our Goals". Je suivais l'équipe féminine du Diyar Bethlehem, que j'avais rencontrée lors d'un précédent voyage dans les Territoires palestiniens. Les filles ci-dessus sont membres d'une équipe égyptienne qui affrontait le Diyar. On les voit à la mi-temps, lors d'une intervention de leur coach, alors qu'elles étaient menées au score.

« Mon projet concernait le football féminin en Palestine. J'ai rencontré toutes les équipes palestiniennes et suivi l'équipe national à un tournoi à Amman et je suis allée dans différents camps de réfugiés au Liban et en Jordanie. Mon but était de montrer les effets positifs que peut avoir le football sur les femmes confrontées à un quotidien compliqué, mais aussi de montrer une image différente de la Palestine et de celle qu'on voit dans les médias.

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« Si faire du sport est quelque chose d'acquis pour une femme européenne, il s'agit d'un tabou pour de nombreuses Palestiniennes, soumises à des normes politiques, religieuses et sociales autant à un niveau officiel que personnel. La tradition et le chauvinisme, la religion et la peur, renforcés par la pression constante et l'occupation, conduisent à un certain désespoir. Réussir à se libérer de ces idées préconçues, qui veulent que les femmes donnent naissance et fassent la cuisine, est très difficile pour de nombreuses d'entre elles. Il faut se battre contre le père, souvent la famille entière, et cela peut mener, dans le pire des cas, à une répudiation.

« Ainsi, pour pouvoir exercer une activité physique, elles doivent se confiner dans un espace clos et non-mixte. Faire du sport en public est presque une rébellion. Quand, en 2008, la première équipe féminine palestinienne a été créée, cela a fait sensation. De tous les sports disponibles, ces filles avaient choisi celui le plus populaire chez les hommes. Aujourd'hui, il y a cinq équipes dans la première ligue féminine, et dix dans la seconde. Chacune de ces équipes ont leur équipe jeune. Dans ces équipes jeunes – souvent entrainées par des joueuses de première ligue –, une génération de jeunes femmes qui ont confiance en elles et qui ont conscience de leur force éclôt. Grâce à ça, elles se disent : "je peux et je ferai ce que je veux de ma vie."

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« Huit années après le premier match, on peut parler de la naissance d'un mouvement en Palestine. Depuis une grande campagne d'affichage à l'automne 2015, les filles de l'équipe nationale sont même des petites starspour une nouvelle génération et représentent un modèle, à la fois sur le terrain et en public. Elles montrent qu'autre chose que le traditionalisme est possible et leur donnent l'espoir d'une meilleure égalité des genres dans la société. »

Anthea Schaap (Allemagne)

« Land » par Mischa Christen (Suisse)

« Ma volonté de briser les clichés et de créer une vision personnelle de la Suisse est ce qui a motivé ce projet. Je n'ai pas voulu documenter ce que l'on connait déjà. En me laissant guider, j'ai préféré me concentrer sur ce qu'on a tendance à ignorer. J'ai utilisé la zone frontalière comme point de référence, là où l'image qu'on se fait de la Suisse commence à s'étioler. Au lieu de rendre ces frontières apparentes, j'ai voulu aller métaphoriquement jusqu'à nos propres limites sur lesquelles nous n'avons souvent aucune influence.

« Dans ce projet comme dans mes autres travaux, je me suis beaucoup rapprochée des gens. Les rencontres que j'ai faites m'ont prouvé que la vie était très fragile et que nous étions constamment comme en équilibre sur un fil. La lutte que mènent ces gens qui ne réussissent pas à garder cet équilibre est ce qui m'a intéressé.

« En 2014, grâce à une bourse, j'ai pu utiliser un camping car pendant deux mois afin de poursuivre ce sujet. J'ai conduit 5 000 kilomètres le long de la frontière. Ce voyage m'a rappelé de nombreux souvenirs. À chaque fois que je traversais un village, je recherchais des gens et des scènes qui me touchaient émotionnellement.

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« Cette image a été prise à proximité de la frontière française, du côté de Genève. J'ai vu un cheval remuer au sol. Je me suis immédiatement arrêtée et me suis approchée de la clôture. Le cheval s'est relevé, mais un autre est venu très près de moi et a fait la même chose.

« Je travaille surtout sur des projets documentaires à long terme. Dans notre époque où tout change constamment et où les gens sont plus préoccupés par la façon dont ils peuvent toucher les autres de façon virtuelle, je me concentre sur les "gens invisibles" du monde réel. »

Mischa Christen (Suisse)

« Le Rideau tombe à la Belle de Mai… » par William Bunel (France)

« La Belle de Mai est un quartier situé à proximité de la gare Saint-Charles, à Marseille. Longtemps siège de la manufacture des tabacs et lieu de résidence des émigrés italiens, puis arabes, il était exclusivement ouvrier. Aujourd'hui, on pourrait le définir comme sensible et animé. Parmi ses 13 770 habitants, nombreux sont ceux confrontés à des difficultés d'emploi.

« Pour ce projet, j'ai voulu représenter les habitants âgés du quartier dans leurs intérieurs révélant les années passées et y déceler des histoires, parfois cachées dans des détails. Dans chaque image, des signes perceptibles mais diffus amorcent de possibles récits. En photographiant mes modèles, je suis allé à leur rencontre pour tenter de retenir ce qui va disparaitre. Comme dans mes autres autres travaux, je voulais capturer le réel pour nourrir mon imagination.

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« Les appartements de ces gens sont comme figés, ensevelis dans le temps. Chaque photographie expose un univers, clos par deux ou trois murs, ouvert vers un ailleurs hypothétique par le biais d'une porte ou d'une fenêtre. Au-delà de l'aspect vieillot et suranné de la plupart des intérieurs, ce sont les paradoxes qui frappent le plus. Chez ces personnes en fin de vie, les symboles attendus du sacré (statues de la Vierge, chapelets et autres crucifix) s'opposent à des objets plus incongrus, voire infantilisants, comme ces peluches colorées et autres tableaux naïfs. La vieillesse est souvent un retour à l'enfance. »

William Bunel (France)

« Mariupol » par Marek M. Berezowski (Pologne)

« Cette série a été réalisée à Mariopol, dans la région du Donbass, en Ukraine. Sur cette image, un prêtre orthodoxe bénit les soldats ukrainiens à l'occasion des célébrations de Pâques.

« Depuis 2007, je me suis rendu à plusieurs reprises au Kosovo pour y documenter la situation post-conflit. La guerre en Ukraine était néanmoins le premier conflit en cours sur lequel je travaillais. Il est dur de concevoir qu'un tel évènement peut surgir dans un pays voisin. Si les guerres se déclenchent et se poursuivent dans l'intérêt de politiciens, les gens ordinaires sont les premiers à en souffrir. C'est pourquoi je suis plus intéressé par l'impact que peut avoir la guerre sur les civils que par les actions militaires.

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« Dans mon travail, j'essaye d'adopter une approche à la fois journalistique et documentaire. Avant la guerre en Ukraine, j'ai travaillé pendant trois ans sur la transformation urbaine dans les anciennes villes communistes de Russie, de Chine, de Pologne et d'Allemagne pour un projet de livre intitulé "Citymorphosis". Outre la photographie, je fais des études d'anthropologie culturelle. J'utilise ainsi la photo pour faire une analyse critique de la réalité. »

Marek M. Berezowski (Pologne)

« Israeli Settlements » par Pietro Masturzo (Italie)

« L'homme sur cette image prie face au coucher de soleil. Il est résident et porte-parole de la colonie israélienne d'Yitzhar, l'une des implantations les plus extrémistes de Cisjordanie. Travailler dans les colonies n'a pas été évident : leurs habitants sont très suspicieux des journalistes étrangers. Pour cette raison, réaliser ce projet m'a pris beaucoup de temps.

« Mon idée était très simple : je voulais capturer les paysages et la vie de ces endroits de sorte à montrer la violence de l'occupation à travers ses aspects les plus ordinaires. Je voulais explorer la banalité et le quotidien de la colonisation dans la région. Après avoir visité les Territoires palestiniens pendant plusieurs années, j'étais curieux de voir l'intérieur de ces implantations. Je voulais voir comment la vie se déroulait dans ces univers parallèles que je n'avais pu jusqu'alors qu'apercevoir de l'extérieur.

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« En tant que photographe et en tant qu'être humain, je m'intéresse aux violations des droits de l'homme, ces droits que nous considérons comme fondamentaux et qui sont pourtant si souvent méprisés. Surtout, je suis fasciné par la résistance de ceux qui veulent faire reconnaître leurs droits. Leur force, leur résilience et les moyens qu'ils utilisent pour réagir face à l'oppression sont mes thèmes de prédilection. Néanmoins, de sorte à mieux comprendre le contexte dans lequel vivent les oppressés, je m'interroge aussi sur la nature de l'oppresseur. »

Pietro Masturzo (Italie)

« La Vie devant soi » par Ida Jakobs (France), récompensée par le Prix du Public des Boutographies 2016

« Cette photo s'intitule "La Matriarche". Il s'agit de ma grand-mère dans sa chambre, dans la maison de retraite où elle vit depuis maintenant plusieurs années. J'avais aménagé un coin avec des objets qui lui faisaient plaisir de sorte à oublier que nous étions là. Il y avait ainsi le tapis qu'elle avait cousu, le fauteuil qu'elle aimait, des tissus agréables à porter, la clope.

« Au départ, faire ces photos est venu de ma difficulté à accepter de mettre ma grand-mère en maison de retraite, de sa difficulté à accepter cette situation terrible d'impasse, de son envie d'être ailleurs et de mon envie de partager avec elle d'autres choses que ce réel sinistre et morose. J'ai pris par hasard ou habitude mon appareil photo, un jour où j'étais allée la voir. Elle a adoré et s'est mise à poser pour moi. C'était génial. J'ai vite senti que faire un reportage ne me plaisait pas du tout. Je voulais montrer combien ma grand-mère était belle. Alors, j'ai eu l'idée de créer un ailleurs, un lieu fictif où tout peut s'inventer, malgré l'espace clos dont, vu son état physique, elle ne pouvait s'extraire.

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« Je me suis vite rendue compte qu'il me fallait demander à ma famille de participer, car notre histoire s'est construite ensemble et que nous vivions ensemble la défection de l'une d'entre nous. J'ai voulu travailler sur cette famille de femmes dans laquelle j'ai grandi. Les hommes sont absents parce qu'ils sont morts, ou partis. Sans cette histoire, je ne serais pas ce que je suis aujourd'hui. C'est trivial. C'est un fait. Avant d'aller faire des photos des autres, j'avais besoin d'aller au bout de moi-même. Je ne pourrais pas déshabiller les autres si je ne peux le faire moi-même, au sens propre comme au figuré. »

Ida Jakobs (France)

« Light a Molotov and illuminate the future » par Matthieu Rosier (France)

« Après l'attentat de Suruç, le 20 juillet 2015, le cessez-le-feu entre le gouvernement turc et le PKK a été rompu et la guerre a repris. Dans les villes kurdes du sud-est de la Turquie, les différents groupes révolutionnaires du YDG-H, sympathisants du PKK, se sont auto-organisés, armés et déclarés en "auto-gouvernance". Ils ont cessé de reconnaître l'autorité de l'État turc et ont construit des barricades afin de se préparer aux attaques militaires. Un couvre-feu a été déclaré et les affrontements sont devenus de plus en plus violents, jusqu'à ce que ces villes soient complètement assiégées par les militaires.

« Cette photo, qui représente un des jeunes combattants du YDG-H durant des émeutes, a été prise en août 2015 à Diyarbakir, dans le vieux quartier historique de Sur. Diyarbakir est la capitale symbolique du Bakur, le Kurdistan turc. Depuis ce voyage, le quartier, qui abrite une centaine de milliers de personnes, a subi plus de trois mois de siège. Il s'est vidé de ses habitants et a été en partie détruit par les affrontements. Résistants et civils ont été tués lors de la campagne de "nettoyage total des terroristes" orchestrée par le gouvernement.

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« Voilà maintenant un an que je travaille sur ces villes kurdes et que j'essaye de saisir et de documenter la lutte pour la reconnaissance des droits naturels des Kurdes de Turquie. »

Matthieu Rosier (France)

« Otpusk – Out of the blue » par Kirill Golovchenko (Ukraine)

« Quand j'étais petit, je passais beaucoup de temps à la plage. S'il s'agit d'un thème universel, il possède une symbolique toute particulière en Ukraine. À l'époque de l'URSS, chaque citoyen soviétique avait le droit, une fois par an, à des congés payés. Le nombre de destinations disponibles était alors très limité et ceux qui obtenaient l'accès au sable chaud et à une maison de vacances de l'État étaient souvent les meilleurs travailleurs ou ceux qui avaient des liens étroits avec la nomenklatura. Les vacances n'étaient pas seulement un moment de détente : elles étaient aussi un symbole de réussite. C'est pourquoi les touristes des pays post-soviétiques pensent encore que des vacances idéales vous renvoient au bureau avec un joli bronzage, même si tout le monde peut désormais se permettre d'aller sur la côte.

« Sans doute nous en apprenons davantage sur les gens à la plage que dans d'autres espaces publics. Ils se déshabillent, s'allongent à côté de parfaits inconnus, nagent, bronzent, mangent, boivent… De mon point de vue, la plage est un peu comme un sauna mixte allemand. Plus il y a de monde à bronzer, plus les gens veulent se joindre à la masse. Ainsi, mes images sont des fenêtres ouvertes sur ces réalités de bord de mer. Elles montrent des situations que je trouve étranges, intéressantes, séduisantes ou répugnantes.

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« Ce projet a commencé sur les côtes de la mer Noire. Je m'y trouvais avec un producteur, dans l'idée de faire un film. Je me suis interrogé sur ce qui pourrait venir perturber le film et sa réalisation, et j'ai spontanément pris la bouée de quelqu'un qui se trouvait là. J'ai commencé à shooter à travers. Ma première image était un derrière de femme – avec cette bouée autour, ces fesses paraissaient tout d'un coup beaucoup plus attirantes !

« Un an plus tard, j'étais avec ma famille à la plage. Ma fille apprenait à nager avec cette bouée bleue. Je m'ennuyais, et je me suis mis à prendre des photos avec. Ce dispositif, qui faisait l'effet d'un mur, m'a permis de rester invisible pour la plupart des sujets photographiés – ainsi, ils sont restés très naturels. J'ai continué mon projet l'année suivante, en 2013. Cette année-là, j'ai été frappé par un château de sable en forme de char de guerre. En 2014, je suis retourné sur les plages – cet été-là, ce n'était plus un château de sable, mais un véritable tank que j'ai pu voir à travers ma bouée. Cette image a mis fin à ma série – dans le même temps, j'avais fait le tour du sujet. »

Kirill Golovchenko (Ukraine)

« Pursuit of happiness » par Julie Balagué (France)

« Quand on arrive dans la résidence du Parc à Lésigny, en Seine-et-Marne, on parcourt en voiture des rues sinueuses, bordées de parcelles verdoyantes. Pas de haies, pas de portails ; des maisons cossues, toutes presque identiques, distinguées par la couleur de leurs volets. Devant les garages, des automobiles familiales et des boîtes aux lettres munies de petits drapeaux. Bienvenue dans le père de tous les lotissements, conçu par William J. Levitt, surnommé aux États-Unis le "King of suburbs". L'idée : acheter un terrain suffisamment vaste pour le diviser en parcelles, sur lesquelles seront construits tambour battant des pavillons de standing. La France des Trente Glorieuses, soucieuse de désengorger Paris, encourage l'expérience française. Public visé : les cadres, nouveaux admirateurs de "l'American Way of Life" dans la société de consommation naissante. Levitt leur offre un centre de loisirs privé, une piscine, des courts de tennis, et prévoit dans la résidence l'emplacement d'une école. En échange, les résidents s'engagent à respecter un cahier des charges extrêmement précis en termes d'aménagement des pavillons. C'est une certaine idée du bonheur que l'on nous propose : des jardins ouverts, une architecture normée, et surtout, des voisins identiques à soi. Cet univers clos existe toujours aujourd'hui, à rebours des recommandations actuelles en matière d'étalement urbain, de mixité sociale et de mobilité. À la frontière entre le documentaire et la fiction, des habitants, devenus personnages, peuplent un décor de cinéma, pourtant bien réel.

« J'ai découvert ces résidences par une amie qui y vivait. Un jour, elle m'a demandé de la raccompagner chez elle. En arrivant dans ces rues, je me suis demandée où j'étais. Comme je m'intéresse beaucoup à l'architecture, j'ai commencé à me documenter sur l'aventure Levitt, puis j'ai décidé de faire un travail sur cette résidence. Mon idée de départ était de rester dans cette première impression de décor de cinéma. Je voulais vraiment un rendu artificiel, même si l'approche reste documentaire. Je n'ai pas voulu rentrer à l'intérieur des maisons pour rester dans cette idée de façade et surtout car les intérieurs sont aux goûts de chacun et qu'on y perd cette idée d'unité.

« Cette photo représente une résidente arrivée à l'été 1968, parmi les premiers, avec son mari ingénieur pétrolier et leurs deux enfants. Institutrice, elle a inauguré l'école de la résidence. Elle a été auparavant institutrice dans des quartiers parisiens assez populaires et raconte avec beaucoup d'humour la différence entre les enfants qu'elles connaissaient et ceux élevés au sein de la résidence. "Les enfants que j'ai connus ici étaient tous très propres, mais ils ne savaient pas fermer leur manteau en CP !", dit-elle. »

Julie Balagué (France)

Les Boutographies, du 30 avril au 22 mai au centre culturel de la Panacée, 14 rue de l'École de Pharmacie, à Montpellier