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Syrie - Les puits de pétrole illégaux

Jean-René Augé-Napoli a rencontré ces jeunes Syriens qui raffinent l'or noir pour survivre.

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LE BLUES DE L'OR NOIR

LES ENFANTS SYRIENS SONT DÉSORMAIS EMBAUCHÉS PAR AL-QAIDA

Par Jean-René Augé-Napoli

Un puit de pétrole artisanal en plein désert syrien, dans la région de Deir ez-Zor.

Deir ez-Zor est la sixième ville de Syrie : elle compte 220 000 habitants. Ici, depuis quarante-trois ans, l’État des al-Assad, associé à des compagnies occidentales telles que Shell ou Total, font cracher à la terre son or noir. On estime que chaque jour, avant la révolution, 27 000 barils en sortaient chaque jour. La capitale du désert est aussi devenue la capitale du pétrole. Avant la révolution, qu’ils soient ingénieurs ou techniciens, les habitants vivaient en lien étroit avec l’industrie pétrolière – même si peu voyaient la couleur des pétrodollars. En janvier 2010, les estimations donnaient 2,5 milliards de barils au sous-sol syrien. Pas grand-chose comparé à l’Irak ou à d’autres pays du Golfe, mais bien assez pour éveiller l’appétit du régime, lequel fait la guerre à ses propres ressortissants depuis 2011. Avant la révolution, Deir ez-Zor était une ville syrienne normale. La plupart des maisons, des habitations d’une seule pièce en torchis, accueillaient des familles de deux à cinq enfants, lesquels faisaient du foot dans le désert, accompagnaient leur mère faire paître les moutons et, le week-end, allaient se baigner dans l’Euphrate. De temps en temps, il y avait de la famille éloignée qui passait pour les vacances. Eux travaillaient dans le pétrole, et donnaient un peu de leur blé aux parents avant de retourner en ville, à Damas ou à Homs. Lorsque je me suis rendu à Deir ez-Zor en septembre 2013, j’ai compris que rien n’avait vraiment changé ; les liasses de livres syriennes passent toujours de main en main et le pétrole occupe toujours la première place dans la vie des habitants. Mais ce sont les « gentils » d’hier qui contrôlent désormais la production de pétrole ; les enfants de la ville sont devenus leur main-d’œuvre. En novembre 2012, à Al-Raqqa, au sud de Deir ez-Zor, toutes les exploitations industrielles de la région ont cessé lorsque les rebelles ont lancé leur offensive pour s’emparer des champs pétrolifères. Des combats d’une violence inouïe ont éclaté, qui ont duré des mois et fait plusieurs centaines de morts pour le contrôle de chaque exploitation. Un jeu de massacre dans lequel l’Armée syrienne libre (ASL) devait affronter à pied des positions tenues par des chars appuyés par les avions de chasse du régime Assad. La bataille du pétrole a été longue, sale et gagnée par l’ASL. Aujourd’hui, ce sont eux qui détiennent la totalité des ressources pétrolières de l’est syrien. Amher a 15 ans. Lors de notre rencontre, le visage taché par le pétrole, il m’a certifié n’avoir jamais participé aux combats de l’année dernière. Il a aidé son père à ramener des munitions sur la rive occidentale de l’Euphrate où les combats se poursuivent aujourd’hui. Dans la ville détruite, il a aussi apporté son concours à sa tante et son oncle qui ont fui leur maison en plein bombardement. Aujourd’hui, il reste seulement à Amher sa mère et deux de ses frères, réfugiés chez une connaissance de la famille au milieu du désert. Les trois enfants ont commencé à travailler pour l’exploitation artisanale de pétrole tenue par les rebelles. Grâce à ça, ils paient leur loyer. Neuf heures par jour, ils baignent dans les vapeurs de l’alambic : une citerne à eau transformée, remplie de pétrole brut sous laquelle on maintient un foyer brûlant afin de séparer le kérosène des graisses et autres composants – lesquels servent aussi à faire du plastique et du bitume. Le feu doit être stable. Les barils sont déplacés à dos d’homme. Le précieux pétrole distillé doit être constamment surveillé ; aucune impureté ne doit se trouver dans le produit final, l’essence.

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Krahim sur son lieu de travail improvisé. Ici, il extrait du pétrole neuf heures par jour. Il a 10 ans.

Dans le désert, parmi les 6 000 travailleurs, environ 2 000 enfants participent à la nouvelle production pétrolière. Ils ont tous marché pendant des jours, des semaines avant de trouver un employeur prêt à leur verser entre 500 et 800 livres syriennes hebdomadaires [entre 3 et 4 euros] en échange d’un travail dangereux. La plupart ont refusé de me dire d’où ils venaient. Ils sont les fils de disparus, mais aussi de partisans du régime tués par l’ASL. Seul Ahmer m’a donné quelques indications sur sa vie d’avant, à Palmyre. Nous nous sommes rencontrés à 30 kilomètres de l’exploitation. Il reconnaît parfois quelques visages de jeunes de son quartier au milieu des fumées de pétrole. Mais la crainte d’être pris pour un partisan de Bachar est trop présente pour se retrouver et parler d’avant avec eux. Le quotidien de Krahim, le petit frère d’Ahmer, est bien réglé. Du lever au coucher du soleil, il arrose la citerne d’un pétrole de mauvaise qualité pour maintenir la température de 200° dans la citerne et permettre la distillation. Il a 10 ans. Il répète les mêmes gestes pendant huit à dix heures par jour dans la chaleur du désert. J’ai été dégoûté des conditions de travail, exécrables. Toute la journée, les flammes lui lèchent les pieds et il passe le plus clair de son temps dans les fumées du pétrole brut. Plus la température est élevée, plus le kérosène extrait sera de bonne qualité et coulera vite. Mais une température trop élevée comprime les gaz à l’intérieur de la citerne et provoque des explosions. Chaque semaine, il y a des accidents. Parmi ces accidents, certains sont inévitables : ce sont ceux provoqués par le vent du désert. Il souffle sur les braises du foyer et fait exploser en rafale les citernes et voler en éclats les exploitants. C’est pour ça que Krahim fait attention. Il a déjà vu des corps mutilés et brûlés après une explosion. Il tente de verser uniformément le brut sur les flancs de sa citerne afin de minimiser les risques. Toutes les heures, Krahim se passe un peu d’eau sur le visage pour retirer la couche de poussière noire qui s’y est déposée. Quand il me parle, il est fréquemment pris de longues quintes de toux. Des maladies liées au pétrole commencent à se propager à Deir ez-Zor. D’abord chez les travailleurs, les premiers exposés, mais aussi dans la population des villages du désert. La fumée des exploitations propage des poussières respirées par tous les habitants de la région. Elles polluent les terres mais aussi les réserves d’eau indispensables à la vie dans le désert. Le pétrole s’infiltre partout, provoquant brûlures chimiques, réactions cutanées et toux, rendant certains villages inhabitables. Au début du ramadan, en juillet, des troupeaux de chèvres sont morts à force de boire l’eau d’une nappe phréatique contaminée. Il s’agissait de la seule source d’eau potable pour trois villages des environs. Le médecin généraliste Abu Mahmoud a fait du pétrole sa spécialité. Il est l’un des rares à ne pas avoir fermé son cabinet pour distiller des barils. « Les troubles liés au pétrole commencent à peine à se déclarer chez les habitants du désert. Ce n’est que le début », me dit-il. Il a commencé par quelques interventions d’urgence après des explosions de citernes, puis vite, les maladies sont venues. Les plus exposés sont les nourrissons et les jeunes qui travaillent dans le pétrole. Mais les adultes sont également touchés ; ils sont plus difficiles à soigner car ils refusent d’arrêter de travailler. Le docteur Mahmoud est un homme occupé. Visites à domicile, achats de médicaments à la frontière irakienne, appels d’urgence dès qu’une citerne explose – ses journées sont longues, et difficiles. « Parfois, je me sens dépassé par les événements. Mes cours de médecine ne suffisent plus pour appréhender toutes les pathologies qu’amènent le pétrole et son exploitation dans la région. »

Un jeune travailleur de la raffinerie souffrant de brûlures chimiques. Photo : Dr Abu Mahmoud.

En bordure de l’Euphrate, après les derniers villages de la banlieue de Deir ez-Zor, démarre une route vers l’est. C’est la direction de la frontière irakienne et celle des exploitations industrielles du pétrole syrien. Celles-ci n’appartiennent pas aux rebelles. C’est Jabhat al-Nosra, branche d’Al-Qaida en Irak, qui contrôle aujourd’hui l’intégralité de la zone. Après une demi-heure de route, j’ai vu apparaître les immenses cuves blanches d’une station pétrolière. Chaque cuve mesure plusieurs dizaines de mètres de haut ; toutes sont pleines, mais aucune ne fonctionne. Les rebelles – premiers propriétaires des lieux – ont arrêté les machines lorsqu’ils s’en sont emparés, début 2013.
L’accès à la station est fermé par un barrage. Mes accompagnateurs, deux hauts responsables de l’ASL, me demandent de rester dans la voiture. Ici, même les généraux ne sont plus les bienvenus. Les mecs d’en face ne les apprécient pas. Près de la frontière irakienne, ces bases industrielles équipées de bureaux et de dortoirs offrent un refuge de choix aux djihadistes irakiens et à plusieurs autres groupes islamistes. Ils occupent les lieux et s’en servent de QG, loin du regard de l’ASL. Après deux heures d’attente, on me laisse pénétrer à l’intérieur, où tout semble délabré. Des obus non encore explosés entourent l’enceinte. Partout, on observe des cratères. L’aviation du régime Assad a fait ces derniers mois des raids hebdomadaires sur cette position hautement stratégique pour l’ASL. La visite est rapide, condensée. Les gardiens de l’exploitation me promènent à l’opposé des baraquements, au loin, dans lesquels je vois des hommes assis à l’ombre. Impossible de m’en approcher. À la place, on me conduit devant des tuyaux. « Ils sont en parfait état de fonctionnement, hein ? » me demandent mes guides. Pourtant, difficile de ne pas prêter attention aux trous de balle qui les percent. C’est d’ici que la citerne d’Ahmer est approvisionnée chaque jour. Des camions chargés de grosses citernes remplies d’essence tournent en permanence entre les puits et les lieux de distillation plus proches des villages. Leurs chauffeurs font la ronde toute la journée à la recherche de checkpoints perdus en plein désert. Depuis peu, les islamistes d’ISIS et de Jabhat tiennent fermement l’accès aux puits et gardent les pipelines en leur possession, malgré les rappels à l’ordre de l’ASL. Ils ouvrent et ferment les vannes à leur convenance, raréfiant l’approvisionnement en pétrole brut afin de faire monter sa valeur. Les rencontrer est impossible. Lorsque l’ASL et les soldats de Jabhat se croisent, il est désormais fréquent que les deux factions se tirent dessus, en plein désert. Même s’il est presque impossible de connaître les chiffres réels, les locaux et mes contacts de l’ASL m’ont certifié que les revenus générés par chaque raffinerie étaient de l’ordre – au bas mot – de 200 euros par mois. Le nombre de cuves s’élevant quant à lui à 3 000, mes sources ont estimé que Jabhat al-Nosra, grâce à sa nouvelle entreprise d’extraction du pétrole, générait entre 800 000 et 1,3 million d’euros par an. Les profits peuvent sembler faibles en comparaison des records que battaient les géants de l’industrie pétrolière dans la région jusqu’alors, mais ce n’est qu’un début pour les nouveaux arrivants. Si Bachar al-Assad tombe, les factions soutenues par Al-Qaida comptent bien affirmer leur contrôle dans le désert. Ils seront libres de bâtir des raffineries d’une tout autre envergure. Leur objectif a de quoi déprimer toute la région : il s’agit d’un futur où l’argent du pétrole sera réinvesti dans la construction d’un État islamique, possiblement plus violent encore que l’actuelle dictature d’Assad.