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Comment les Hells Angels sont revenus en affaires au Québec

Un mégaprocès bâclé et une guerre sans merci au sein de la mafia ont laissé la voie libre à un retour des motards.

Généralement parlant, dans notre système juridique, lorsque l'État se plante, on ne va pas en prison.

Et il est rare que l'État se plante aussi solidement qu'il l'a fait lors de ce qui devait être la plus grande poursuite judiciaire de l'histoire du Québec.

Les descentes

Au petit matin du 15 avril 2009, plus de 1200 policiers ont été déployés afin de procéder à l'arrestation de 156 membres et associés des Hells Angels dans 177 descentes policières distinctes au Québec, en France et en République dominicaine.

Ces descentes étaient le point culminant de l'Opération SharQc (Stratégie Hells Angels rayon Québec), une enquête massive de trois ans au nom de code semblant tout droit sorti de Miami Vice qui visait à paralyser le gang de motards le plus notoire de la province. À court terme, l'opération a réussi, tandis que des chapitres des Hells Angels à travers la province ont fermé et que des joueurs clés ont fait face à de sérieuses peines d'emprisonnement.

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Mais après huit ans et dizaines de millions de dollars de contribuables, le résultat qu'on constate est bien différent.

VICE a parlé à des policiers, des procureurs, des avocats de la défense et des experts en crime organisé à propos des retombées des procès SharQc et de leur impact sur le monde du crime au Québec.

Le procès

Le procès SharQc comptait des accusations de trafic de drogue, de meurtre et de complot pour meurtre, en passant par la distribution de tabac de contrebande. Et la Couronne ne manquait certainement pas de preuves pour porter ses accusations. Au courant de son enquête, la police a amassé quelque 3 097 649 pages de preuves et 24 446 fichiers audiovisuels sur les Hells Angels.

Robert Bonomo, l'un des accusés, a calculé que si on en avait fait une pile, le procès contre les Hells Angels accusés aurait atteint 145 kilomètres de hauteur, soit environ 371 fois l'Empire State Building. Cette étourdissante pile de preuves, et la manière avec laquelle elle a été utilisée ont fini par nuire aux procureurs autant qu'aux présumés criminels qu'ils essayaient de déclarer coupables. On peut donc parler, plutôt littéralement, d'un échec monumental.

Parmi les 156 membres présumés des Hells Angels qui ont été arrêtés et accusés lors de la rafle, la grande majorité d'entre eux ont été ou bien relâchés, ou ont vu leur peine considérablement réduite étant donné des délais déraisonnables et des preuves dissimulées par les procureurs lors des mégaprocès.

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Un mégaprocès, selon la définition qu'en donne l eministère de la Justice, est un procès « comportant une preuve tellement complexe ou un nombre d'accusés tel que l'une ou l'autre de ces caractéristiques, ou la combinaison des deux, a pour effet d'entraîner des procédures exceptionnellement longues ». Ça, c'est le jargon juridique pour désigner un procès qui a tellement d'accusés et de preuves qu'il a besoin de ses propres règles.

Méga échec

Et bien que les mégaprocès donnent lieu à des poursuites spectaculaires et un gros doigt d'honneur au crime organisé de la part de l'État, ils sont, par définition, terriblement longs. Le problème, c'est que la Chartegarantitun procès rapide pour tous les Canadiens. Et dans ce cas, la poursuite avait étiré l'élastique au maximum, du moins d'après le juge qui présidait les mégaprocès.

Le juge de la Cour supérieure du Québec James Brunton a déclaré que le fait de permettre au procès de 31 Hells Angels de se poursuivre enfreindrait ce droit fondamental garanti par la Charte. Peu après que Brunton ait rendu sa décision, les accusés ont quitté la salle d'audience en hommes libres.

Brunton s'en est pris directement aux procureurs pour avoir « simplement présumé » que le système juridique pourrait prendre en charge un aussi énorme procès. De toute évidence, c'était impossible. La couronne a porté la décision en appel, mais la Cour suprême du Canada a appuyé la décision de Brunton, confirmant l'arrêt initial des procédures.

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Dans une autre décision impliquant cinq Hells Angels accusés de meurtre, Brunton a fustigé la Couronne pour avoir volontairement dissimulé à la défense des preuves contradictoires qui auraient pu mener à un acquittement des années plus tôt. Le seul remède, a-t-il statué, était un arrêt des procédures. Ainsi, cinq membres des Hells Angels accusés de meurtre ont été rapidement libérés de prison.

« Cet abus va au-delà de la négligence ou même des actions vexatoires », a écrit Brunton. « Il constitue une attaque sur les principes fondamentaux d'équité dont doit bénéficier toute poursuite criminelle. » Il a ensuite pointé du doigt les procureurs en visant leur désir de « gagner à tout prix au détriment des principes fondamentaux qui forment la fondation de notre système de justice pénale ».

Il est intéressant de noter que la Couronne n'a pas porté en appel la décision de Brunton, peut-être par peur d'être réprouvée davantage par les cours supérieures. Quoi qu'il en soit, ce deuxième procès a également permis à 35 Hells Angels d'obtenir une réduction de leur peine de 6 à 8 ans le mois dernier.

Le portrait global

Richard Dubé est un avocat de la défense qui a travaillé sur les mégaprocès SharQc. Il dit comprendre la frustration du grand public, qui a été témoin du retour en liberté des criminels les plus notoires du Québec à cause de poursuites gonflées. Mais d'après Dubé, ce résultat est mieux que l'autre possibilité.

« Le système est conçu pour protéger les droits des individus, et parfois, ces individus font partie d'un groupe criminel organisé », a-t-il dit à VICE. « Mais l'État doit suivre les règles du jeu. Si on commence à ignorer ces droits pour des Hells Angels, ça pourrait aussi arriver à des membres de votre famille. On ne peut pas tourner les coins ronds parce qu'ils sont membres des Hells Angels. Ce n'est pas comme ça que les choses fonctionnent au Canada. »

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La cour avait en réalité les mains liées par la Charte dans ces procès. En fait, le juge Brunton a formulé ses décisions tellement fermement que le Directeur des poursuites criminelles et pénales de la province (DPCP) a été obligée de se prononcer dans uncommuniquéet de lancer une enquête interne sur l'utilisation « abusive » des preuves. Elle a également dû produire un rapport distinct portant sur l'efficacité des mégaprocès.

La police

Entretemps, des clubs de Hells Angels autrefois fermés ont rouvert, et la police voit un regain d'activités criminelles chez des gangs de motards qui semblent impatients d'afficher leurs couleurs en public.

« Les Hells Angels ont toujours été une force à prendre en considération dans le monde du crime organisé au Québec », nous a dit le capitaine Guy Lapointe, porte-parole de la Sûreté du Québec (SQ). « Mais maintenant que des membres ont été libérés, je peux dire qu'on constate un regain d'activité, et que les Hells Angels sont certainement plus présents. »

« Ce qui ne devrait pas être surprenant », ajoute-t-il. « Inévitablement, quand un certain nombre de membres sont libérés, il est plus facile pour eux de faire ces exercices de visibilité », dit-il, en évoquant des événements comme le Canada Run et les funérailles de Kenny Bédard à Montréal. « Ils voulaient vraiment nous montrer qu'ils sont présents. »

Bédard était le plus récent membre du Québec à avoir obtenu ses couleurs et est mort dans un accident de moto au Nouveau-Brunswick. VICE se trouvait à l'extérieur de l'église où avaient lieu ses funérailles. Des gangs de motards de partout au Québec, au Canada et aux États-Unis y assistaient.

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Et tandis que la plupart des invités étaient là pour rendre hommage à leur « frère tombé », une ambiance de relations publiques régnait autour de l'église Saint-Charles, où des centaines de motards arrivaient massivement sur leurs motos, arborant leurs vestes et couleurs distinctives, en plus du redoutable corbillard de Bédard, une moto unique en son genre au Canada.

Différents corps policiers étaient également présents. Probablement pas pour exprimer leurs condoléances, mais bien pour observer les membres de gangs se serrer la main et se serrer dans leurs bras, ce que confirme Lapointe : « Ils affichent leurs couleurs et on voit beaucoup de manifestations de visibilité de leur part, surtout à Montréal, mais dans d'autres parties du Québec également ».

La Mafia

Pendant que les Hells attendaient leur procès derrière les barreaux, la Mafia sicilienne de Montréal, autrefois au sommet de la chaîne alimentaire criminelle de la province, était en déroute. Les bombes incendiaires, meurtres, et rapports de querelles internes étaient devenus chose presque hebdomadaire.

En toile de fond, on assistait au déclin violent de la famille Rizzuto et à des spéculations pour savoir qui pourrait usurper son rôle central dans le trafic de drogue de la province.

Pendant des décennies, les Hells ont été un moteur du trafic de drogue au Québec, s'occupant de la distribution à travers la province, tandis que la Mafia s'occupait de l'importation.

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André Cédilot est un journaliste et expert en crime organisé qui couvre le monde criminel au Québec depuis plus de 40 ans.

« Avant l'opération SharQc, les Hells Angels étaient à la tête du marché de la drogue avec la Mafia sicilienne », a-t-il dit à VICE. « La Mafia était responsable de l'importation et les Hells Angels étaient les distributeurs. À l'échelle internationale, la Mafia a une meilleure réputation que les Hells Angels parce que les Colombiens ne font pas confiance aux Hells Angels, mais ils font confiance à la Mafia. »

Mais à présent, Cédilot dit qu'il voit une nouvelle alliance entre les Hells Angels et la Ndrangheta calabraise établie en Ontario — un mouvement tectonique après quatre décennies de domination sicilienne. « La famille Rizzuto, je crois, n'est plus de la partie », dit-il. « Ils n'ont pas le contrôle en ce moment, je peux vous dire ça. Les Calabrais ont le contrôle maintenant. »

La Ndrangheta

Suite au déclin de la Mafia sicilienne après des années de querelles internes et d'arrestations, les mafiosos calabrais de l'Ontario ont été en mesure de s'établir à Montréal. Mais les Calabrais n'ont pas les relations locales ni les réseaux de distribution dont disposent les Hells Angels. La sortie de prison de Hells haut gradés n'aurait pas pu mieux adonner pour eux et pour les familles criminelles établies en Ontario.

« La Ndrangheta d'Ontario va avoir une influence à Montréal, beaucoup plus que les Siciliens en ont actuellement. C'est un nouveau partenariat », d'après Cédilot. « Il n'est pas encore en vigueur, mais je peux vous dire que ça se prépare. »

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Antonio Nicaso est d'accord. Nicaso est professeur et auteur de plus de 30 livres sur le crime organisé, dont L'argent ou l'honneur : l'ultime combat de Vito Rizzuto. « Lorsque les Siciliens étaient au pouvoir, [la Ndrangheta] n'a jamais eu l'occasion de s'établir à Montréal », relate-t-il. « Ça pourrait être une occasion pour la Ndrangheta de former une alliance stratégique avec un joueur local. Je crois qu'à l'avenir, on va voir un portrait complètement différent se dessiner dans l'univers du crime. »

« Mais il s'agit également d'une énorme occasion pour le groupe de motards », ajoute-t-il. « Les Hells Angels veulent passer au niveau supérieur », dit-il. « Ils veulent être en relation directe avec les producteurs en Colombie, au Pérou et en Bolivie. »

La possibilité d'une alliance Hells Angels-Ndrangheta, qui reste à confirmer, est une possibilité dont la SQ est consciente. « C'est l'une des théories que nous contemplons », a dit le capitaine Guy Lapointe, en ajoutant que la SQ ne peut pas en dire plus pour le moment, puisqu'elle ne fait aucun commentaire sur les renseignement ou sur les enquêtes en cours.

De retour en affaires

Les Hells Angels haut gradés récemment libérés ne sont pas à veille d'échanger leurs couleurs pour des complets Armani, mais Cédilot et Nicaso se doutent qu'ils risquent de tirer des leçons de la Mafia, du moins en ce qui a trait à l'argent.

Si les Hells Angels haut gradés ont pu retenir quelque chose du fiasco SharQc, disent-ils, c'est que la violence et l'intimidation qui les a définis pendant des décennies devront faire place à des entreprises criminelles plus sophistiquées, parce que leur modèle d'affaires était « trop risqué ». Ils vont aussi compter sur les clubs-écoles comme les Red Devils, les Dark Souls et les Devils Ghosts, qui étaient tous présents aux funérailles de Kenny Bédard.

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D'après Nicaso et Cédilot, ça signifie davantage de blanchiment d'argent, de corruption dans l'industrie de la construction, et de « location » de territoires de drogue à de plus jeunes gangs de motards du Québec et de l'Ontario qui ont pris en charge les opérations quotidiennes de stupéfiants pendant que les Hells étaient derrière les barreaux.

En vertu de cet arrangement, les Hells Angels recevront un tribut régulier, un peu comme la Mafia. D'après une récente enquête de Radio-Canada, cette diversification croissante comprend des boutiques de vapotage, des vêtements, et même d'occasionnels vidéos de rap faisant la promotion du mode de vie des motards :

L'avenir

D'après ce que Nicaso et Cédilot nous on dit, il n'est pas exagéré de conclure que cette nouvelle réalité urbaine a été à tout le moins accélérée par les ratages des poursuites qui ont fini par définir les procès SharQc.

La police et les procureurs ne sont évidemment pas enclins à tirer de telles conclusions pour le moment.

Lorsque questionné à propos des ressources policières et financières sans précédent mises en œuvre pour obtenir les preuves lors l'opération SharQc, lesquelles ont finalement été dissimulées par les procureurs ou rejetées par la cour, Lapointe reste avare de paroles.

« Je ne peux pas faire de commentaire pour la simple raison qu'une enquête interne est en cours au DPCP », nous a-t-il dit. « Alors la SQ va attendre de voir le résultat avant de se prononcer. »

Pour sa part, la Couronne a essentiellement refusé de commenter toute question liée à l'affaire SharQc. « Nous ne faisons pas de commentaires sur cette question pour le moment », nous a dit Jean-Pascal Boucher, porte-parole de la DPCP. « Nous attendons de voir les conclusions de l'enquête interne portant sur l'affaire SharQc, de même que le rapport Bouchard sur la gestion des mégaprocès. »

Mais André Cédilot brosse un portrait un peu plus sombre de l'avenir.

« Les organisations comme les Hells Angels ne vont pas disparaître parce qu'ils ont des problèmes avec la justice », conclut-il. « Des procès comme SharQc les ont peut-être déstabilisés, mais ils n'ont pas détruit l'organisation. Il y aura toujours une nouvelle génération dans le monde du crime organisé, qu'il s'agisse de la Mafia, des gangs de rue ou des Hells Angels. Il y a beaucoup trop d'argent en jeu. »

« C'est possible de les déstabiliser, mais on ne pourra jamais les faire disparaître. »

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