Torturées par les soldats de Boko Haram, elles sont maintenant leur voisin
TROIS JEUNES FILLES RENTRENT CHEZ ELLES À MAIDUGURI, AU NIGERIA. PHOTO : TOM SAATER/POUR LE WASHINGTON POST VIA GETTY IMAGES
Crime

Torturées par les soldats de Boko Haram, elles sont maintenant leurs voisines

Dans le cadre d’un programme de réhabilitation gouvernemental controversé, les anciennes esclaves du groupe islamiste sont maintenant obligées de vivre à côté de leurs bourreaux.

Cette histoire a été publiée grâce à un partenariat entre VICE World News et The Fuller Project.

La femme enlevée de force a dû faire face à une double accusation. La première : son refus de porter volontairement une ceinture d’explosifs et de partir en mission kamikaze. La seconde : avoir incité d’autres femmes asservies à s’en prendre à leurs ravisseurs. Le commandant avait prononcé sa sentence : la femme devrait se faire exploser à l’aide d’une veste piégée. Mais pas sur un marché ou dans une mosquée bondée, comme c’est la norme chez les terroristes. Plutôt à l’intérieur d’un bâtiment, au milieu d’autres femmes désobéissantes. La bombe avait été solidement attachée à son buste.

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Quelques heures plus tard, elle explosait.

C’est lors d’un dimanche soir de décembre que Balaraba — qui a demandé à n’utiliser que son prénom pour des raisons de sécurité — soulève un hijab gris pour nous montrer les cicatrices de l’explosion qui a déchiré son corps il y a six ans. Ses bras sont des patchworks de lambeaux de peau mutilée, plus noire à certains endroits que d’autres. Ses cuisses affichent les mêmes cicatrices. Des taches de peau foncée parsèment son nez et son menton.

Cette femme de 29 ans est l’une des centaines de femmes ayant survécu à des années d’esclavage imposé par le groupe terroriste Boko Haram. Elles reviennent aujourd’hui sur leurs expériences alors que les combattants se sont rendus au gouvernement nigérian suite à une vague inattendue de défections. En l’espace de six mois, des milliers de combattants ont envahi Maiduguri, la ville du nord-est du Nigeria où a débuté l’insurrection il y a plus de dix ans. Ils attendent maintenant d’être libérés et de retourner dans les communautés où ils vivaient autrefois.

Après plusieurs négociations bâclées, le gouvernement nigérian rencontre pour le moment un certain succès avec un programme populaire de réhabilitation et de libération, offrant aux combattants de Boko Haram ayant abandonné la secte islamiste la possibilité de réintégrer la société sans être punis. Ces défections massives inquiètent toutefois les survivantes. Elles ont déclaré à VICE World News et à The Fuller Project que si elles reconnaissent le besoin urgent de paix, elles souhaitent également que leurs expériences soient prises en compte et leurs agresseurs punis.

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En tout, une demi-douzaine de femmes enlevées entre 2012 et 2016 a partagé des récits de torture et de viol. Ces témoignages, l’État ne leur a jamais demandé de les fournir, mais ils sont si graves qu’ils pourraient bien s’apparenter à des crimes de guerre.

« Mon corps est couvert de blessures », déclare Balaraba, assise sur une natte étalée dans la véranda de son appartement de Maiduguri, dans un bungalow encore en construction. « Je n’ai jamais imaginé m’en sortir un jour ».

Depuis 2009, Boko Haram mène une guerre meurtrière dans le nord du Nigeria et dans certaines parties du Tchad et du Cameroun, cherchant à mettre sur pied un califat islamique. Ces dernières années, le territoire du groupe s’est rétréci, en partie à cause d’affrontements internes. Mais au plus fort de la guerre, les militants de Boko Haram ont dévasté l’État de Borno, berceau de l’insurrection, par des attentats-suicides et des raids. Plus de 30 000 personnes ont été tuées et près de deux millions déportées.

Les membres de Boko Haram ont envahi les villes et les villages, assassinant ou enlevant les civils. Les femmes, cibles majeures des enlèvements, ont été arrachées à leur foyer et à leur école — comme les 276 lycéennes de Chibok kidnappées en 2014 — et utilisées comme armes vivantes lors d’attentats-suicides. En 2018, on dénombrait plus de 500 femmes embrigadées de force par Boko Haram pour des attentats kamikaze, le nombre le plus élevé jamais enregistré par un groupe terroriste.

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C’est en février 2012 que Boko Haram a mis la main sur Balaraba. Après avoir tué son mari à coups de hache, les hommes l’ont emportée. Elle a été obligée de laisser derrière elle sa fille de trois mois et sa mère malade. Avec 14 autres femmes de la banlieue de Maiduguri, ils l’ont attachée et emmenée dans une forêt située à environ 130 km au sud de la ville, où Boko Haram les retenait. Il y avait en tout près d’une centaine d’autres femmes captives, tous âges confondus. Celles qui avaient accepté le mariage ont reçu le statut d’épouses et moins de tâches domestiques. Celles qui avaient refusé, comme Balaraba, ont été désignées esclaves. Tous les matins après les prières, les femmes assistaient à des séances d’endoctrinement violent : selon les terroristes, quiconque soutenait le gouvernement était considéré comme infidèle et ne méritait pas de vivre, tandis que l’éducation était un péché. Après ça, les femmes s’attelaient à leurs tâches, à savoir cuisiner et nettoyer sans relâche. Lorsque les hommes revenaient blessés des combats, c’était à elles de les soigner.

Si le travail était éreintant, ça n’en reste pas moins les meilleurs souvenirs de Balaraba. Les hommes étaient régulièrement violents avec leurs prisonnières, les frappant à même le sol pour de petites erreurs ou de l’insubordination. Balaraba a reçu de nombreux coups, comme lorsqu’elle a dit aux autres femmes qu’aucun paradis ne les attendrait après avoir accepté une mission suicide, tout en essayant de les convaincre de planifier une évasion. Ses ravisseurs l’ont découvert.

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Les terroristes de Boko Haram s’imposaient régulièrement dans le lit des filles et femmes, même celles considérées comme mariées avec des membres du groupe. Les viols n’étaient ni routiniers ni prévisibles. Pendant ses 48 mois de captivité, Balaraba a été violée environ quatre fois par jour par différents combattants. D’autres hommes, ceux qui approvisionnaient les combattants en provisions, en armes et en argent, venaient également chercher des femmes au camp pour assouvir leurs besoins. Ils les rendaient quelques jours plus tard, comme des voisins qui viendraient emprunter du matériel de jardinage. « Ils n’étaient même pas dérangés par le fait que nous avions nos règles », dit-elle.

Afin de punir les femmes qui avaient eu le courage de s’opposer à eux, les membres les affamaient parfois pendant des jours. D’autres fois, ils les faisaient avancer de force, fusil pointé dans le dos. Balaraba, ils la retenaient plus longtemps encore. Ils voulaient voir combien de temps elle allait tenir. Même si elle avait envie de s’échapper, elle désirait être tuée.

« Ils disaient “laissez -là celle-là, elle est têtue comme une mule. On verra bien ce que ça donne.” », se souvient Balaraba.

Plusieurs évadées ont rapporté des faits similaires. Hadiza, 20 ans, a été violée à plusieurs reprises, alors que sa tête, ses jambes et ses bras étaient immobilisés. Zainab, 16 ans, a été enlevée alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. Khadija, une vingtaine d’années, a été enfermée dans une pièce obscure pendant des jours pour avoir refusé d’épouser l’un des combattants.

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Selon des responsables de l’armée, quelque 24 000 personnes se sont déjà rendues au gouvernement nigérian. Parmi elles, on dénombre environ 7 000 hommes, dont la moitié sont des combattants et l’autre moitié, des hommes réduits en esclavage. Ils sont venus accompagnés de leurs épouses, environ 11 000 femmes. Les autres individus sont des enfants.

C’est en août 2021 que la vague de défections a commencé. Elle a été initiée par le suicide d’Abubakar Shekau, le chef redouté de Boko Haram, qui s’était fait exploser alors que les combattants d’une faction salafiste djihadiste dissidente (la province d’Afrique de l’Ouest de l’État islamique ou ISWAP) se rapprochaient dangereusement de lui.

La mort de Shekau, associée à l’intensification des bombardements de l’armée de l’air nigériane et à la force croissante de la faction ISWAP, a provoqué ces défections massives. Mais la quasi-amnistie que leur promet le gouvernement nigérian a sans doute accéléré les choses. Les combattants ont été nombreux à répondre à l’appel et sont arrivés à Maiduguri en brandissant des pancartes sur lesquelles on pouvait lire : « Nigérians, s’il vous plaît, pardonnez-nous. » Et à l’attention de leurs compagnons d’armes reclus dans les forêts : « Rendez-vous et soyez libres. »

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« Nous sommes désolés pour ce que nous avons fait », a déclaré Abass, 28 ans, ancien commandant et transfuge qui vient de terminer la formation de déradicalisation. Il s’est exprimé à condition que seul son prénom soit utilisé. De nombreux combattants sont ainsi eux-mêmes victimes, capturés et entraînés dans les atrocités commises par le groupe. Ce sont des fils, des maris et des frères de l’État de Borno qui ont massacré leurs propres communautés. « Certains d’entre nous ont été forcés à le faire. »

Le cours de réhabilitation, appelé Operation Safe Corridor, a suscité des réactions mitigées, illustrant la difficulté de résoudre les conflits lorsque les auteurs de crimes sont des membres de la communauté ciblée. Destiné aux transfuges à faible risque — ceux qui ont été enlevés et contraints de se battre — le cours se déroule dans un camp situé à 300 km à l’est de Borno. Les hommes y apprennent l’islam modéré, acquièrent des compétences professionnelles et ont accès à des thérapeutes. À la fin du cours, ils reçoivent un capital pour démarrer un business. Depuis 2016, environ un millier d’hommes ont obtenu leur diplôme. Pourtant, peu d’entre eux ont réussi à retourner dans leur communauté de Borno, car ils n’y sont plus les bienvenus. Les habitants s’opposent à ce que le gouvernement dépense de l’argent pour les auteurs de crimes alors que des millions de personnes sont toujours déplacées par la guerre.

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Il n’empêche que de plus en plus de transfuges se pressent dans le camp gardé de Maiduguri, dans l’attente de commencer la formation.

Un porte-parole du gouvernement de Borno a défendu le programme, soulignant que les transfuges à faible risque sont les fils et maris d’habitantes de Borno, elles-mêmes victimes de Boko Haram. Le fonctionnaire a ajouté, sous couvert d’anonymat, qu’il y avait une baisse correspondante du nombre d’attaques dans les zones où la plupart des hommes sont partis. Le gouvernement reprend de plus en plus de territoires auparavant sous le contrôle des terroristes. Le plan est de continuer à promouvoir l’opération « Safe Corridor » afin que davantage de combattants se rendent. Les transfuges sont détenus à Maiduguri et bien surveillés par l’armée nigériane afin de prévenir d’éventuelles révoltes, a ajouté le responsable.

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Or, leur présence rappelle aux habitantes les tortures subies lors des enlèvements, comme l’ont expliqué les survivantes rencontrées par The Fuller Project et VICE World News, et ces hommes restent une menace pour la sécurité. Les insurgés ont déjà déclenché deux émeutes dans le camp de Maiduguri, ce qui laisse à penser qu’ils n’ont que peu, voire pas du tout, de remords. 

« J’ai l’impression qu’ils sont sur le point de venir m’enlever à nouveau », a déclaré une fugitive, qui reproche au gouvernement nigérien d’avoir abandonné des femmes comme elle au profit des transfuges.

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« J’ai envie de prendre un fusil et de tous les tuer », nous a confié une autre. « Qu’Allah les juge et les punisse. »

Après sa condamnation à mort par le commandant, Balaraba a été enfermée dans un bâtiment avec d’autres femmes, des bombes accrochées à leurs poitrines. Une minute. Deux minutes. Une explosion. Quand elle est revenue à elle, elle était allongée sur le sol, en sang.

C’est dans cet état qu’une autre femme kidnappée l’a trouvée. À deux, elles ont couru pour se cacher dans la végétation et se sont échappées, des années après leur enlèvement par Boko Haram.

Si Balaraba a guéri de ses blessures, elle se souvient encore très bien des prénoms de ces hommes. Bilal. Abacha. Gugura.

Après son retour, les membres de sa famille l’ont maintenue à l’écart. Comme pour beaucoup de femmes qui se sont échappées, le stigmate d’avoir un jour résidé dans l’antre de Boko Haram est une très lourde croix à porter. « Ils ont détruit ma vie », a déclaré Balaraba. « Ils m’ont marqué d’une cicatrice que je ne pourrai jamais oublier ».

Beaucoup de survivantes qui se sont confiées à The Fuller Project et VICE World News réclament justice et font majoritairement appel à Dieu pour la rendre. Un point de vue qui n’est pas rare dans le nord du Nigeria, majoritairement musulman.

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Pour les autorités, la façon de faire valoir cette justice reste une question délicate.

Il est vaguement question de poursuivre les combattants dont les responsabilités sont les plus lourdes. Mais selon un responsable gouvernemental, ces procès seront pour le moment relégués au second plan. Les autorités veulent d’abord s’attacher à mettre fin à la guerre afin que les civils puissent rentrer chez eux. Le procès de milliers de transfuges, qui pourrait prendre des années, empêcherait d’autres hommes de se rendre et gâcherait les plans du gouvernement nigérian, selon son porte-parole.

Une négociatrice privée s’exprimant sous couvert d’anonymat pour des raisons de sécurité a poussé au dialogue avec les combattants. Elle estime qu’aux yeux de certains d’entre eux, l’idée qu’ils puissent être libérés apparaît comme inconfortable, même si les chances sont très faibles. Selon elle, la meilleure chose serait que les membres de la communauté puissent définir eux-mêmes les punitions pour les différentes catégories de combattants. « Même Dieu ne les pardonnerait pas aussi facilement », a-t-elle ajouté.

D’autres pays, comme le Rwanda, ont déjà été confrontés au même dilemme. Comment définir la notion de justice lorsque les auteurs des crimes sont des membres de la communauté et se comptent en centaines de milliers de personnes ? En 1994, après le terrible génocide qui a frappé ce pays d’Afrique de l’Est, des tribunaux pupulaires appélés Gacaca ont été instaurés. Bien qu’ayant fait l’objet de critiques, ces institutions ont permis à des membres de la communauté de juger au cas par cas, y compris des cas de viol, et de condamner certains auteurs de crime à des travaux d’intérêt général pour ensuite les réintégrer dans la société. Si en Colombie les anciens combattants rebelles ont été désarmés avec succès, ils ont encore beaucoup de mal à retourner à la vie civile.

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Selon les analystes, le Nigeria a besoin de mécanismes similaires pour protéger les victimes.

« Ce que le gouvernement n’a pas réussi à faire, c’est établir des plateformes de réconciliation », a déclaré le père Atta Barkindo, directeur du think tank The Kukah Center, basé au Nigeria. « Nous devons mettre en place des commissions de justice transitionnelle où les gens sont appelés à raconter leur histoire et où ils pourront ensuite être indemnisés. »

Mais ces plans d’action semblent encore n’être que des idées lointaines, et la méfiance continue de répandre son venin parmi les victimes, a déclaré M. Barkindo, qui a déjà travaillé au sein d’équipes négociant avec Boko Haram.

Lors de sa vie d’esclave, Balaraba a pu voir une grande partie de la réserve d’armes de Boko Haram. Pour elle, il y avait bien plus que ce que les combattants et transfuges ont actuellement rendu. Elle ne leur fait pas confiance.

« Ils mentent », a-t-elle dit, froidement. « Où sont toutes ces armes ? »

Cela dit, même si cela reste difficile pour elle, surtout avec des combattants aussi proches, Balaraba ajoute vouloir les oublier. Car depuis son retour en 2016, sa vie n’est plus la même. Elle n’arrive pas à garder un emploi. Le travail de fouille et de recherche dans la section féminine des mosquées de Maidugur pour lequel elle s’était portée volontaire a été mis en pause lorsque les attentats-suicides sont devenus moins fréquents. Maintenant, elle est obligée de vendre des collations. En plus de ça, elle doit faire face à un mal de tête aigu et constant.

Trouver un nouveau mari s’est également avéré être une tâche difficile. « Aucun homme ne veut m’épouser », dit-elle. Elle est donc formellement résolue à rester célibataire, avec un enfant et une entreprise dont elle doit s’occuper. Elle survivra. Elle l’a déjà fait.

Reportage additionnel par Sani Adam et Amina Abbagana.

Shola Lawal est une journaliste collaboratrice du Fuller Project, une salle de presse mondiale à but non lucratif qui traite des questions touchant les femmes.

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