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Mon père à Alger.
Société

L'indépendance de l'Algérie selon mon père, fils et petit-fils de martyr

« Quand les Français ont su que mon père était un maquisard, ils ont essayé de faire parler mon grand-père. Il n’a pas parlé, donc ils l’ont tué avec une fourche et brûlé sa maison. »
Souria Cheurfi
Brussels, BE

Mon père, Mohammed Cheurfi (64 ans), est originaire de Azzaba, une commune située dans la Wilaya de Skikda, dans l’Est de l’Algérie, qu’on appelait Jemmapes à l’époque française. Il y a vécu jusqu'à ses 24 ans, puis est venu en Belgique avec une bourse pour étudier aux Beaux Arts de Liège. Il a rencontré ma mère, Françoise de Lannois (65 ans), dans le Carré en 1982 et iels ne se sont plus quitté·es depuis.

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J’ai la double nationalité, tout comme mon frère Mehdi (29 ans) et ma sœur Siham (33 ans). La majeure partie de ma famille du côté de mon père vit à Avignon, mais ma grand-mère et sa sœur vivent ensemble à Azzaba. On y est allé·es quelques fois et je suis la dernière des trois a y avoir mis les pieds – j’avais 15 ans. Avant ça, mon père disait que ce n'était pas safe pour nous, car il y avait encore des attentats

Mon père est fier de ses origines et de sa culture. Il nous en parle parfois, mais disons que la communication, dans la famille, c’est pas toujours notre fort. La guerre d'Algérie, on en a parlé quelques fois en voyant un docu à la télé. Ce que je sais, et ce qui m’a marquée en gros, c’est que sa date de naissance ne figure pas sur sa carte d'identité, que notre nom de famille est mal orthographié, qu’il a perdu son père à l'âge de trois ans à cause de la guerre, et que la seule photo qu’on a de ce dernier est une photo de son cadavre. 

Le 19 mars 1962 marque le cessez-le-feu de la guerre d’Algérie, suite à la signature des accords d’Evian. C’est la fin de 132 années de colonisation française, et 7 années et 5 mois de guerre – sans compter le conflit civil qui a suivi. Selon Wikipedia, la guerre pour l'indépendance a opposé environ 130 000 combattant·es algérien·nes à 400 000 combattants français et a causé la mort de 250 000 à 400 000 Algérien·nes (jusqu'à un million et demi selon l'État algérien), sans parler des Harkis (les Algérien·nes qui ont combattu pour la France). 

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Plutôt que de m'engouffrer dans des dates et des chiffres, j’ai décidé de parler de l’indépendance de l’Algérie avec mon père et de lui poser toutes les questions qui étaient jusqu’ici restées sans réponse claire. 

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Mon père à Alger.

VICE : T’avais quel âge quand l'Algérie a eu son indépendance ?
Mohammed :
Je suis né en 1957, donc j’avais 5 ans. 

T’as des souvenirs de la guerre ?
J’ai des souvenirs de l’armée française et des Sénégalais qui passaient avec des camions pour des ratissages. Je me souviens aussi des avions et des parachutistes.

Des Sénégalais ?
Oui, un commandant sénégalais avait été engagé par l’armée français pour la guerre d’Algérie, comme c’était une colonie française aussi. 

« Comme mon père était recherché et que je suis né pendant la guerre, on a fait croire à ma naissance que j’étais le frère de ma mère, et que je n’avais donc aucun lien avec mon père. »

Ton père est un chahid (martyr) et il est mort quand tu avais trois ans. Tu sais quoi de son histoire ?
Mon père est monté au maquis, c’est-à-dire qu’il faisait partie de l’armée de libération nationale (ALN, la branche armée du Front de libération nationale, NDLR.). C’était un maquisard, c’est comme ça qu’on appelait les résistants algériens qui montaient à la montagne pour combattre. Quand on part au maquis, on fait en sorte que les Français ne le sachent pas pour protéger sa famille. Il nous a donc laissé·es chez ses parents, moi et ma mère et ses quatre sœurs.

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Comme mon père était recherché et que je suis né pendant la guerre, on a fait croire à ma naissance que j’étais le frère de ma mère, et que je n’avais donc aucun lien avec mon père. En soi, ma mère était jeune quand elle m’a eu et je suis né la même année que la plus jeune de ses sœurs. En plus, c’était plutôt ma grand-mère qui m’a allaité, j’étais vraiment comme son fils et je considère mes tantes comme des soeurs (dans l’Islam, des enfants allaité·es par la même femme sont considéré·es comme frères et soeurs de lait NDLR.).

« Quand les Français et les Harkis ont su que mon père était un maquisard, ils ont essayé de faire parler mon grand-père. Il n’a pas parlé, donc ils l’ont tué avec une fourche et brûlé la maison de mes grand-parents. »

Mon grand-père (le père de ma mère) récoltait de l’argent et de la nourriture pour le groupe de résistants de mon père et faisait régulièrement des aller-retours. Quand les Français et les Harkis ont su que mon père était un maquisard, ils sont venus chez nous et ont essayé de faire parler mon grand-père. Il n’a pas parlé, donc ils l’ont tué avec une fourche et brûlé la maison de mes grand-parents – on habitait à la campagne dans une maison faite de chaume et de paille. 

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Mon père avec ses cousines en visite chez sa tante. La maison en arrière-plan est similaire à celle de ses grand-parents qui avaient brûlé. C’est sa seule photo de lui enfant.

Je ne savais pas que ton grand-père aussi était aussi un chahid...
Si, ils sont tous les deux morts pour l’indépendance. Il restait ma grand-mère, ma mère, ses quatre sœurs et moi. On a été envoyé·es dans un camp communal où on a vécu jusqu’à l’indépendance. Comme ma mère est l’aînée des cinq filles, elle a dû prendre en charge ses sœurs. C’est surtout ma grand-mère Aïsha qui s’occupait de moi. Je dormais toujours avec elle, jusqu’à ce qu’un soir, elle décède dans son sommeil à côté de moi, je devais avoir 6 ans. 

Et ton père, tu connais les conditions de sa mort ?
Apparemment, l’armée française a localisé son groupe et leur a tendu une embuscade. Et mon père est décédé.

Tu sais quoi d’autre de lui ?
Je ne sais rien du tout. Je ne l’ai jamais connu.

« Des survivants du maquis m’ont dit que mon père était quelqu’un de très courageux et intelligent. »

Jeddah (grand-mère en arabe) ne te parle jamais de lui ?
Si, elle m’a raconté ce que je t’ai dit. Et j’ai pu rencontrer des survivants du maquis. Ils m’ont dit que c’était quelqu’un de très courageux et intelligent. Ils m’ont raconté une anecdote : ils avaient une montre dans leur groupe et elle est tombée en panne donc ils n’avaient plus la notion du temps. Et mon père a réussi à la réparer avec un bâton. 

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On n’a jamais visité sa tombe en Algérie. Il est enterré où ?
À l’époque on enterrait les martyrs dans des sortes de fosses dans la nature. À l’indépendance, on a ramené son corps au cimetière anonyme des martyrs à Azzaba. Y’a pas de noms dans ce cimetière car on ne savait plus trop qui était qui.

Cette photo de lui mort accrochée dans le salon, c’est la seule qu’on a ?
Oui. C’est la photo de la sous-préfecture de Skikda que ma mère a réussi à avoir je ne sais pas trop comment. Selon ma mère, avant de les enterrer dans des fosses, les Français photographiaient les gens qu’ils avaient tués pour leurs dossiers et ramenaient souvent des corps devant la mairie pour dissuader le peuple de monter au maquis, comme pour dire : « Voilà ce qui arrive à ceux qui combattent contre la France. »

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La photo de mon grand-père.

Et après l’indépendance, vous êtes allé·es où ?
Ma mère s’occupait de ses quatre sœurs et devait travailler pour subvenir à leurs besoins et mes grand-parents étaient mort·es, donc j’étais livré à moi-même. À un moment, elle était censée partir en France pour se remarier là-bas. Elle m’a donc laissé chez mes tantes du côté de mon père, on vivait un peu des associations de charité présentes pendant la guerre et après l’indépendance. Je n’allais pas à l’école ; j’étais un peu perdu et personne ne m’y obligeait. Je travaillais avec des enfants de mon âge (8 ans) : on lavait des carottes et des navets dans la rivière et on était payé·es en carottes et en navets que je ramenais fièrement à ma tante. J'ai aussi gardé les chèvres et on faisait la récolte des pastèques et des melons en été. J’aimais beaucoup cette vie. Malheureusement je suis tombé malade, la gale. Ça se passait mal et au final, le mariage de Jeddah a été annulé donc elle est venue me chercher pour retourner à Azzaba 3 ou 4 mois plus tard. 

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« Ma mère s’occupait de ses quatre sœurs et devait travailler pour subvenir à leurs besoins et mes grand-parents étaient mort·es, donc j’étais livré à moi-même. »

Ensuite, à mes 9 ans, elle m’a inscrit dans un centre pour enfants de martyrs à Annaba, c’était un centre pour enfants pauvres, orphelins, etc. C’était difficile, car c’était un internat très strict. J’y suis resté deux ou trois mois, puis on nous a déplacé·es dans un nouveau centre qui avait ouvert à Constantine – celui que je vous ai montré quand on est allé·es en Algérie en 2006. On était une centaine d’enfants dans des camions militaires, je m’en souviens. 

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Mon père et ses amis aux Beaux-Arts à Alger.

Donc tu as pu aller à l’école dans ce centre ?
Oui. J’ai fait mes primaires en accéléré, comme j’ai commencé mes études en retard. Je travaillais très dur. On était bien et pas bien en même temps : d’un côté on était nourri·es et logé·es, donc on ne manquait de rien, mais c’était tellement strict qu’on se sentait un peu comme dans une prison. Ma mère ne savait pas qu’on m’avait transféré à Constantine, et elle ne m’a retrouvé que deux ans plus tard. Elle est venue me voir et je lui ai dit que je ne voulais pas rester au centre, mais c’était impossible pour elle de me prendre en charge en plus de ses quatre sœurs. Moi au moins, mes besoins étaient couverts par l’Etat.

Au final, je suis resté dans ce centre jusqu’à mes 21 ans : j’ai fini mes primaires, puis je suis allé dans un lycée technique et comme j’étais fort en dessin industriel, j’ai décidé de faire les Beaux-Arts en option architecture d’intérieur – y’avait une annexe à Constantine.

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Ensuite je suis monté à Alger où j’ai étudié quatre ans aux Beaux-Arts également, et j’ai obtenu une bourse pour venir en Belgique. La suite, tu la connais.

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Mon père à la cité universitaire de l’école des Beaux-Arts à Constantine.

Il n’y avait pas d’aide financière pour que Jeddah puisse te prendre en charge ?
On devait avoir droit à une allocation de l’Etat, mais ça a pris des années avant qu’on ne la touche donc c’était compliqué. C’était mal organisé et injuste : juste après l’indépendance, y’avait un projet démocratique en Algérie, mais malheureusement, le pays est tombé dans un système militaire qui a géré de force le pays. Le FLN a pris le pouvoir sans la participation du peuple et a dilapidé les richesses du pays. Beaucoup d’intellectuels ont été assassinés aussi.

« Les Algérien·nes se sont battu·es pour leur liberté et le pays était heureux d’être libre et indépendant. Il n’y a pas de nostalgie ; ce qu’on regrette, c’est la mauvaise gestion du pays par la suite. »

Comme la période du FLN était si noire, est-ce que ça a rendu le peuple algérien nostalgique de l'époque coloniale ?
Non. Les Algérien·nes n’aimaient pas la période française car on était considéré·es comme des sous-êtres humains. Les Algérien·nes se sont battu·es pour leur liberté et le pays était heureux d’être libre et indépendant. Il n’y a pas de nostalgie ; ce qu’on regrette, c’est la mauvaise gestion du pays par la suite.

En tant qu’adolescent étudiant à l'époque, t’étais engagé politiquement ? 
Il n’y avait qu’un seul parti, le FLN, et on était tou·tes nationalistes. On avait vécu une sorte de lavage de cerveau. Durant cette époque, le pays a dépensé une énergie folle dans l’islamisation et l’arabisation du pays, et on a mis de côté le développement humain. C’est ça qui a mis l’Algérie à plat. Ces gouverneurs-là décidaient pour le peuple sans demander leur avis. Alors forcément, quand les Algérien·nes sortaient des études et se retrouvaient dans un pays « vide », soit iels quittaient le pays, soit iels disparaissaient. 

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Tu as connu des Harkis personnellement ?
Non. Ils sont tous partis à l’indépendance. Pour ma part, je n’en veux pas trop à ces gens-là. Je pense que la majorité ne savait pas ce qu’elle faisait. 

Au fait, j’ai jamais trop compris pourquoi ta carte d'identité n’indique que ton année de naissance, mais on fête toujours ton anniversaire le 4 août. 
Je suis ce qu’on appelle un « présumé 1957 ». C’est-à-dire que je n’ai pas le jour de ma date de naissance. C’est le cas de plein de gens nés durant la guerre. Comme je te l’ai expliqué, on a fait croire que j’étais le frère de ma mère pour nous protéger. Ce n’est que plus tard, qu’on a pu reconnaître que j’étais son fils et celui de mon père. Le jugement reconnaissant ma naissance a eu lieu le 4 août 1961, c’est pour ça qu’on fête mon anniversaire ce jour-là. Pour les documents officiels, on marque toujours le 1er janvier.

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La carte d'identité de mon père, sans date de naissance.

Donc tu ne connais pas ta vraie date de naissance ?
Non. Selon ma mère, je suis né au printemps.

Quand on a rendu visite à nos cousin·es en Algérie, leur nom de famille était « Chorfi » et non « Cheurfi ». Pourquoi il y a une faute dans notre nom ?
C’est l’administration qui l’a déformé. Le vrai nom, en arabe, c’est « Chorfi », mais y’en a avec « a » et « eu » aussi. Je ne sais pas trop pourquoi, ça s’est perdu dans l’administration chaotique de l’époque. 

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« La France ne reconnaîtra jamais ce qu’elle a fait en Algérie vu que le système algérien est corrompu et qu’il s’est mis en place contre et non avec les Algérien·nes. »

Pour revenir à la guerre. De nombreux témoignages indiquent que la torture était employée systematiquement et Macron a reconnu la torture et l’assassinat d’Ali Boumendjel récemment. Pour le reste, l’Algérie attend toujours des excuses de la France ?
La France ne reconnaîtra jamais ce qu’elle a fait en Algérie vu que le système algérien est corrompu et s’est mis en place contre et non avec les Algérien·nes. Tout ce qui les intéresse, c’est de s’enrichir et partager les richesses du gaz et du pétrole du pays avec l’Occident au détriment du peuple algérien.

Quel est ton regard sur le départ de Bouteflika et la situation actuelle ?
Bouteflika a trompé les Algérien·nes. Quand il est arrivé, il a promis qu’il allait développer le pays. Il est venu au bon moment et il a mis en place la « paix des braves », donc la fin de la guerre civile. Les Algérien·nes avaient confiance en lui les quatre premières années.

Mais après ça, il est tombé malade et ne voulait pas céder sa place, uniquement par amour du pouvoir. C’était une catastrophe politique : ce n’était pas lui qui décidait, mais un clan présidentiel avec un accord des généraux algériens qui se sont partagé des recettes (150 milliards de dollars mal gérés dans des projets mal ou pas terminés, ou simplement volés). Boutef’ a régné sur l’Algérie de force avec la protection des militaires. 

En 2019, le Hirak s’est mis en place pour contester et annuler le cinquième mandat et mettre fin à ce système qui n’a rien fait pour le peuple algérien. Mais avec le Covid, le pouvoir a trouvé la bonne excuse pour empêcher la jeunesse algérienne de reprendre le flambeau. 

Voilà, en très résumé.

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