Le jour où un écrivain a braqué la plus belle cave du monde

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Le jour où un écrivain a braqué la plus belle cave du monde

John Lanchester a été invité à venir taper dans la collection légendaire du Taillevent et à choisir 5 bouteilles pour constituer un accord mets-vins d'anthologie.
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John Lanchester devant le Restaurant Taillevent. Toutes les photos sont de l'auteur.

Au mitan de cette grise journée d'automne, une fine bruine parisienne enveloppe l'air et vient terminer sa chute sur les pavés glissants de la rue Lamennais. À l'heure du déjeuner, l'affluence dans les faubourgs adjacents aux Champs-Élysées est plutôt calme – passé le rond-point de l'Étoile, on ne croise guère plus que des employés de bureau à l'itinéraire programmé et quelques touristes égarés.

Pourtant, au numéro 15, devant l'entrée du restaurant Le Taillevent, John Lanchester, la mine joyeuse et le regard sûr, aurait bien du mal à masquer son excitation. Il faut dire que l'Anglais – critique gastronomique pour le London Observer, Esquire et le Guardian, mais aussi contributeur régulier du New Yorker et auteur de The Debt to Pleasure (Le Prix du Plaisir, Éditions Sonatine) un ovni romanesque et culinaire – a comme qui dirait rendez-vous avec sa destinée.

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John Lanchester s'apprête à faire le braquage de l'année.

Le casse se fera sans arme, ni haine, ni violence – ou tout au mieux, un tire-bouchon – et pour cause : le coffre-fort convoité ne devrait pas opposer de résistance. C'est parce que la direction du Taillevent lui a déjà fourni un double des clés de sa prestigieuse cave. Voilà le concept des Menus d'Anthologie, organisés pour la troisième fois par le célèbre restaurant aux deux étoiles : inviter un illustre gastronome à venir taper dans sa collection de vin légendaire. Sa mission ou plutôt, sa permission : choisir cinq vins – et seulement cinq –, ceux qu'il considère uniques et mémorables, ceux qui viendront, le temps d'une dégustation, s'accorder à la cuisine ciselée du chef en place, Alain Solivérès.

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Il est bientôt 13 heures quand, par grappes de deux ou trois, les premiers invités du déjeuner de John commencent à débarquer dans les salons privés du restaurant. Au milieu de la pièce, entre les luminaires design et les sculptures Art déco, l'écrivain-gastronome observe la foule d'un œil amusé. Joie du fin connaisseur qui sait encore se laisser surprendre, il trempe ses lèvres dans le seul nectar dont il ignorera aujourd'hui la provenance – un champagne Agrapart, offert par la maison.

Bientôt, les convives du chef d'orchestre migreront dans la salle attenante, là où les boiseries, la cuisine et le service d'une très belle maison accueilleront les premiers coups de fourchettes.

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Ce n'est que là, et pas avant, qu'il dévoilera son quinté gagnant.

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En attendant, il est bon de rappeler l'histoire de ce repas qui commence outre-Manche, 7 mois plus tôt. Emballé par l'ampleur de la tâche à accomplir, John donne rendez-vous à son complice, Pierre Bérot, pour parfaire son choix. L'expert vin de la maison, qui connaît les spécificités de la cave du Taillevent comme un homme d'Église connaît sa liturgie, joue alors le rôle de catalyseur : « Je lui ai envoyé le livre de cave, qui contient plus de 2 500 références et on s'est dit que l'on se reverrait à Londres dans un mois. En réalité, John savait déjà exactement ce qu'il voulait et notre discussion a davantage tourné autour du choix des millésimes et de dégustation. »

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Dans la cave mythique aux 2500 références avec Pierre Bérot, directeur du département Vins de la maison.

Pierre est un habitué de l'exercice. Directeur du département Vins au Taillevent depuis plus de 20 ans, il avait déjà, en 2013, imaginé « Les Cinq de Curnonsky » où il avait presque réalisé un travail de conservateur de musée en rapprochant dans un même repas les cinq vins que le fameux critique culinaire, autoproclamé « Prince des Gastronomes », avait au siècle dernier classé comme étant les meilleurs blancs du monde : le Château d'Yquem en Sauternes, le Montrachet pour la Bourgogne, la Coulée-de-Serrant en Anjou, le Château Grillet dans la vallée du Rhône et le Château Châlon pour le Jura. L'année suivante, il récidive et épaule la sélection des cinq vins rêvés du célèbre auteur new-yorkais Jay McInerney, chroniqueur star de la rubrique vin du Wall Street Journal.

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Mais quel choix plus cornélien que de devoir isoler précisément cinq bouteilles, dans une cave qui en compte plus de 30 000 ? Et qui plus est, qui ne conserve que la crème de la crème, les meilleurs domaines, les meilleurs vignerons sur chaque terroir : le top du top de la France qui se boit. Pierre Bérot dira que c'est une affaire de connaisseurs, de passionnés : « On remarque assez vite les gens qui connaissent le vin et ceux qui connaissent les étiquettes. John n'est pas allé vers les grosses étiquettes ni les grandes marques. »

Mettre les plats au service des vins – et vice et versa – c'est jouer avec les éléments d'une « grammaire culinaire », comme aime à le rappeler l'auteur.

Dès les premiers mots de John Lanchester autour de la grande table d'apparat dressée pour l'occasion, on comprend que pour lui, choisir le « meilleur vin », c'est une équation à plusieurs variables : d'abord faire confiance à son expérience – celle du vécu et des émotions – et ensuite à ces vignerons qui signent leurs vins comme les écrivains signent leurs livres.

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Jean-Marie Ancher, directeur du Taillevent, en train d'extraire les noix de Saint-Jaques lutées.

Pour arroser le premier plat de son Menu d'Anthologie, des Noix de coquilles Saint-Jacques lutées (c'est-à-dire, cuites dans leur coquille) et les huîtres et algues en tartare, John envoie son premier scud éthylique : un champagne Brut Tradition Egly-Ouriet. Les couverts s'affairent au-dessus de l'assiette iodée, les bouches se délient enfin quand soudain, l'hôte fait tinter son verre.

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C'est John Lachester qui s'apprête à introduire son premier vin, le champagne d'un vigneron qui cultive seulement 12 hectares en montagne de Reims : « Il y a 30 ans, je me rappelle avoir lu un article dans lequel on demandait à quelqu'un quel était son champagne préféré. Et moi de me poser cette question absurde : "combien de champagnes différents faut-il avoir bu pour être en mesure d'en choisir un préféré ?" Imaginez la décadence du projet, s'il fallait tous les goûter… Et pourtant, aujourd'hui, je suis devenu cette personne : celle à qui on demande de choisir un champagne en particulier. »

L'écrivain parle ensuite du premier vin qu'il a élu comme on parlerait de son meilleur ami : « Egly-Ouriet est un champagne que j'adore. Il possède deux choses qui, d'ordinaire, ne vont pas ensemble : la force de l'expression et la douceur du rafraîchissement. Il a ce pouvoir, cette énergie, et en même temps cette élégance hors-norme. »

Pierre Bérot, en Champagne comme à la maison, vient apporter quelques précisions sur les méthodes du vigneron : « La particularité de Francis Egly, c'est de travailler ses vignes avec un sarment sur lattes particulièrement long : jusqu'à 4 ans, ce qui est absolument unique en Champagne. »

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« La vie d'un restaurant et les choses qui peuvent arriver »

Entre le bar de ligne cuit à l'étuvée qui arrive dans la foulée et le deuxième vin de la liste de John Lanchester – un Meursault, Clos de la Barre 2005, Domaine des Comtes Lafon –, on prend toute la mesure du triangle savoureux composé par Lanchester, Bérot et Solivérès.

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« On remarque assez vite les gens qui connaissent le vin et ceux qui connaissent les étiquettes. John n'est pas allé vers les grosses étiquettes ni les grandes marques. »

Accorder les vins avec les mets relève ici, plus qu'ailleurs, d'une alchimie particulière. Mettre les plats au service des vins – et vice et versa – c'est jouer avec les éléments d'une « grammaire culinaire », comme aime à le rappeler l'auteur – et jusqu'à preuve du contraire, elle est parfaitement maîtrisée.

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Perdreau cuit à la rôtissoire, fruits et légumes et rôtie au foie gras. L'accord : un Chinon 2008, Domaine Philippe Alliet.

Et puis, avec le Perdreau cuit à la rôtissoire qui suit, vient la révélation. Du moins celle qu'a eu un jour John en ouvrant ce qui constitue la troisième bouteille de vin de sa sélection : un Chinon 2008, Domaine Philippe Alliet.

Il observe le filet doré du Chinon en question couler dans son verre, le porte à hauteur d'œil, puis de bouche, et se souvient : « C'était lors de mon premier vrai voyage en France, en 1989. Avec ma copine de l'époque, on avait pris le ferry en voiture jusqu'à Roscoff et on est descendu comme ça jusque dans la Loire. Tout était parfait – mis à part la petite sortie de route que l'on a eue. En suivant le fleuve, on s'est arrêté dans une petite auberge. Il faisait sombre et froid. Il y avait du brouillard. Je ne me souviens plus de ce que l'on a mangé mais en revanche, très bien de ce que l'on a bu. Un Chinon. Pour moi, ce fut une révélation, une vraie surprise. Je n'avais jamais entendu parler de cette appellation ni du cabernet franc. Cette complexité qui se mêle à de la fraîcheur. Ce vin qui est très franc, qui ne doute pas et qui se marie parfaitement avec la nourriture. Depuis ce jour-là, je suis tombé amoureux du chinon. » Le néophyte comprend soudain comment un vin peut, quand les planètes sont alignées, s'improviser vecteur d'émotions. Il comprend pourquoi les souvenirs se fixent parfois dans le fond d'un petit verre à pied de 15 cl.

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Le Lièvre à la cuillère, pâtes fraîches à la farine de châtaignes. L'accord : un Vin de Pays de l'Hérault 2007, Domaine de la Grange des Pères.

Mais pour venir contrebalancer le puissant lièvre à la cuillère, qu'Alain Solivérès sert avec ses fameuses pâtes fraîches à la farine de châtaignes, Bérot dirait qu'on a besoin d'un vin à la fois sauvage, dense, charnu et puissant.

Pour mieux visualiser cette bipolarité inexplicable qui caractérise les Languedoc, s'en remettre à l'image proposée par le principal intéressé : « C'est Alain Delon et Arnold Schwarzenegger dans une même bouteille. »

Ça tombe bien, Lanchester a choisi un vin de Pays de l'Hérault 2007, Domaine de la Grange des Pères. Un hommage à une région viticole qui a su passer de l'anonymat à la référence absolue, en l'espace de quelques années. Un vin de caractère que John a goûté pour la première fois dans un restaurant du Gers, il y a 14 ans. « Il y a quelque chose de vraiment sauvage dans ces vins du Languedoc : on peut sentir le soleil, la pierre, une terre qui donne quelque chose d'à la fois risqué et étrange. Et en même temps, on retrouve une élégance rare, de la grâce et de la finesse. » Pour mieux visualiser cette bipolarité inexplicable qui caractérise les Languedoc, s'en remettre à l'image proposée par le principal intéressé : « C'est Alain Delon et Arnold Schwarzenegger dans une même bouteille. »

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Pour le dessert, une Pomme et poire façon tarte Tatin, John s'est offert un petit plaisir : un Gewürztraminer « Vendanges Tardives » 1998, Domaine Trimbach. Le Gewürztraminer est un vin blanc d'Alsace réputé pour sa forte sucrosité et ses notes florales très marquées. Autrement dit : un parti pris. Mais la vraie prise de risque réside dans le choix du « Vendanges Tardives », comme l'explique John : « Le truc avec les vendanges tardives, c'est que c'est très risqué. Si on tarde trop pour récolter les grains, c'est foutu. Ça se joue à pas grand-chose. C'est une façon de finir un repas avec un vrai engagement, un vrai pari : celui qu'a fait le vigneron. Le même qu'il prend chaque hiver quand les vignes sont menacées par les premières gelées. »

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Cet égard à l'attention de l'engagement du vigneron, c'est ce qui rappelle à quel point le vin, c'est avant tout l'histoire des hommes qui le font. Si la démarche est sincère et entière, nul doute qu'elle suscitera une connexion entre les hommes qui font et ceux qui dégustent. C'est ce qui rend le vin aussi délicieux et complexe ; c'est ce qui fait qu'un vin d'apparence ordinaire s'avère en réalité bourré d'expressions.

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Il est bientôt l'heure du thé et une fine bruine enveloppe toujours l'air et arrose les pavés de la rue Lamennais. John Lanchester récupère son manteau et s'avance d'un pas lent et décidé vers la sortie du Taillevent. Sur son passage, il salue d'un geste à la fois franc et distingué Jean-Marie Ancher, le Directeur aux 40 années de maison, et puis il poursuit sa route vers son hôtel à pied, comme si de rien n'était.

John Lanchester vient de réaliser le braquage de l'année.

Le menu des « Cinq de Lanchester » est à la carte du Restaurant jusqu'au 14 janvier 2017.

Le Taillevent 8, rue Lamennais – 75008 Paris. Tél : +33 (0)1 44 95 15 01