mathilde larrère
MATHILDE LARRERE / JULIEN JAULIN
Société

L'histoire des femmes, grande oubliée des programmes scolaires

L'historienne Mathilde Larrère raconte dans son dernier ouvrage les luttes féministes qui ne résument pas seulement aux suffragettes, au droit à l'IVG et à la pilule.
Justine  Reix
Paris, FR

Simone Veil, George Sand ou encore Simone de Beauvoir et après ? Difficile de trouver d’autres figures féminines enseignées à l’école. En histoire, dans le secondaire comme le supérieur, l’histoire des femmes et du féminisme est réduite à peau de chagrin. Quelques grandes luttes sont abordées en surface mais d’autres sont trop souvent éludées voire oubliées des salles de classe. L’historienne Mathilde Larrère, spécialiste des révolutions du XIXème siècle et des luttes féministes apporte avec son dernier livre Rage against the machisme, sorte de manuel de vulgarisation pour retracer l’histoire des femmes des trois derniers siècles.

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Étudier l’histoire des femmes sur plusieurs décennies, c’est remarquer la facilité avec laquelle certains abrogent les avancées accordées aux femmes. Au gré des révolutions, guerres et différents régimes, le statut des femmes est questionné et leurs droits remis en question. Un éclairage historique qui ne peut que faire penser à cette célèbre citation du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. »

Avec humour et simplicité, Mathilde Larrère apporte avec ce livre un condensé abordable de ses cours sur les femmes dispensés à l’université Paris-Est-Marne-la-Vallée. Les derniers mouvements féministes que nous vivons actuellement ne sont bien entendu oubliés et prennent à la fin de ces trois siècles d’histoire une toute autre dimension.

Pour mieux comprendre ce qu’il est d’usage d’appeler la troisième vague de lutte féministe, il convient de réhabiliter les grandes figures de l’histoire au féminin, oubliées des programmes scolaires. Alors que le livre de Mathilde Larrère vient de sortir, on a décidé de la rencontrer pour savoir ce que ça faisait d’être historienne et militante à la fois.

VICE : D’où vous vient cette envie de transmettre ?
Mathilde Larrère : J’ai un appétit profond pour l’éducation populaire, je suis prof à la fac donc forcément j’aime transmettre un savoir. La fac, c’est super mais il n’y a que des étudiants, ce n’est pas un public très large et j’ai un souci de transmission plus large. Ça fait longtemps que je suis militante féministe et je donne des formations sur l’histoire des femmes dans des associations féministes. À chaque fois, je me rends compte que l’histoire des femmes et souvent méconnue des féministes elles-mêmes. J’ai eu envie de coucher par écrit mon cours pour aider à cette formation mais aussi le grand public. Ça peut aussi être utile pour ceux qui sont contre ce qu’ils appellent les néo-féministes parce qu'ils se rendent compte qu’il n’y a pas de néo-féministes. Quand on dit que les femmes vont trop loin ou n’ont jamais fait ça avant, c’est complètement faux. Depuis toujours, on pense qu’elles vont trop loin, qu’elles sont hystériques, qu’elles exagèrent et qu’elles veulent émasculer la moitié du genre humain.

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« Le mot féminisme vient au départ d’un terme médical pour qualifier un certain nombre de symptômes qui accompagnait une forme de tuberculose »

Commençons par la base. Est-ce que vous pouvez nous rappeler d’où vient le mot féminisme ?
Le mot féminisme vient au départ d’un terme médical pour qualifier des symptômes qui accompagnaient une forme de tuberculose qui faisait que les hommes malades perdaient certains aspects masculins. Ces symptômes étaient appelés le féminisme. Ce mot a ensuite été repris par Alexandre Dumas pour qualifier la dévirilisation des hommes. C’est donc un terme négatif. Jusqu’à ce que Hubertine Auclert [journaliste, écrivaine et militante féministe, NDLR] l’utilise dans une lettre pour définir celles et ceux qui se battaient pour l’égalité entre les hommes et les femmes. Ce mot appartenait de base à un vocabulaire sexiste, qui place le féminin du côté du négatif pour ensuite devenir l’étendard des luttes.

Vous parlez dans votre livre du Code civil. Comment et pourquoi a-t-il longtemps causé beaucoup de tort aux femmes ?
C’est généralement ce qui est le moins connu des féministes actuelles. On a en général une image plutôt positive de l’œuvre de réorganisation de Napoléon. C’est pourtant un texte profondément misogyne, sexiste et il a ancré dans le droit une très grande inégalité femmes-hommes, notamment dans le cadre de la famille et du couple. Or, certains de ses articles ont mis plus de deux siècles à être révisés et ont pesé très fortement sur la condition des femmes en France à cette époque. Que ce soit pour la possibilité d’avoir un compte en banque, d’avoir le choix de son domicile ou encore l’adultère plus sévèrement puni pour les femmes.

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Et c’est pareil pour le Code pénal, avec l’article rouge qui rend les mari adultère et celui qui a tué sa femme plus victimes que coupables, car après tout il y a des circonstances atténuantes. Point qui n’a été supprimé que dans les années 70. Dans les journaux, on voit que cette tendance est toujours là quand on parle de crimes passionnels alors que ce sont des féminicides. Quand le droit pèse si longtemps sur la société, des restes subsistent alors encore dans la société.

Pourquoi l’histoire des femmes est aussi peu présente dans les programmes scolaires ?
Quand on regarde les programmes du secondaire, on voit bien que l’histoire des femmes n’est pas mise en avant. On présente souvent quelques figures de grandes femmes. Oui Louise Michelle, oui George Sand, oui Olympe de Gouges. Et toutes les autres au bout du compte ? C’est la dimension collective qui est souvent oubliée et par ailleurs la complexité du féminisme ainsi que ses querelles internes. Comme on fait plutôt l’histoire des dominants et que les femmes ne le sont pas et les féministes non plus alors, forcément, elles sont moins présentes dans les enseignements.

Et en tant que prof, est-ce que vous remarquez une évolution des mentalités ?
En France, il y a très peu de chaires universitaires prévues pour l’histoire des femmes. Mais il y a quand même des enseignants, comme moi, qui enseignent l’histoire des femmes sans chaire. Je remarque qu’il y a un énorme appétit de la part des étudiants et étudiantes pour le sujet ces dernières années. C’est très net. Il y a vraiment eu un tournant. Je donne un cours sur l’histoire des femmes aux premières années en histoire à l’université et avant #MeToo ça les intéressait mais ils étaient toujours un peu interloqués lors du premier cours à l’idée d’étudier l’histoire des femmes. L’année suivante, en plein #MeToo, l’intérêt a grimpé et d’un coup on me posait plein de questions pour essayer d’articuler le présent et le passé. Maintenant, ils arrivent avec plus de connaissances, plus de questionnements mais aussi plus de rejets. Alors qu’au début, je n’avais pas de rejet du cours, des tensions sont nées car certains en avaient ras-le-bol qu’on parle des femmes. Mais ça reste un rejet très minoritaire.

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Droit de vote, à l’IVG, à la pilule… Pourquoi est-on toujours en retard, en France, comparé à nos pays voisins ?
En France, on n’était pas en retard chez les militants, on était justement les premières. C’est cette peur de la remise en cause des sexes en plus de la remise en cause de l’ordre social et politique par la Révolution française qui a entraîné un clash d’autant plus fort en France parce qu’on était les premières. C’est un pays qui en retard parce que c’est un pays de lutte féministe. À chaque époque où les femmes reviennent à la charge sur leurs droits, il y a cette fermeture qui est un fonctionnement de retour de bâton. On ne peut pas expliquer ce retard par le fait que la France soit un pays plus catholique que les autres, ce n’est pas vrai. Par ailleurs, la raison pour laquelle on a écarté si longtemps les femmes françaises des urnes alors qu’elles votaient déjà chez nos voisins, ce n’était pas par catholicisme mais par anticléricalisme. C’est parce qu’on les trouvait trop catholiques et que ça pouvait influencer leur vote.

Chapitre de "Rage against the machisme"

En lisant votre livre, on a l’impression que le domaine où ça évolue le plus lentement c’est la politique non ?
Du fait de l’éviction des femmes pendant longtemps dans ce domaine, la politique est dans les mains d’hommes et les décisions sont aussi prises par des hommes qui veulent maintenir leur pouvoir qui est représenté par la politique. Quand les femmes demandent le divorce il n’y pas de problème, la lutte contre le Code civil, pas de problème, mais dès qu’elles commencent à réclamer l’égalité politique, le fait d’être éligibles et élues, là ça bloque. La France est très en retard en matière de parité. Il y a une véritable volonté de la part des hommes de garder leur place en politique.

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Cela n’a pas été trop compliqué de travailler sur l’histoire de celles qui ne font justement pas l’histoire ?
À partir des années 70, il y a eu un flot continu et alimenté de recherches en histoire des femmes et du féminisme. Il y a énormément de travaux et les historiens ont trouvé le moyen de contourner le manque de sources du fait qu’elles sont massivement rédigées par des hommes. En 2020, ce n’est pas difficile de travailler sur le sujet. C’était beaucoup plus difficile pour les premières historiennes qui ont œuvré sur ces questions dans les années 70-80. Là, c’étaient des pionnières. J’ai pu récupérer trente décennies de travaux nourris et précisés. C’est beaucoup plus facile de vulgariser maintenant.

« La particularité en France est que le concept même de viol a été défini très tardivement »

Mais dans ce cas, cela n’excuse en rien l’absence des femmes dans l’histoire de France…
Il y a eu plusieurs protestations d’associations d’historiennes contre les programmes. Avec tout ce qu’on a écrit, tout ce qu’on connaît et ce qui est accessible maintenant, ce n’est plus possible. Retomber dans les travers des années 80 quand l’histoire des femmes était encore balbutiante c’est du gâchis. Quelle tristesse.

Et du coup, avec le recul que vous avez, est-ce qu’elle existe ou non cette fameuse crise de la masculinité ?
Il faut déjà se poser cette question : quels hommes ont peur de ne plus être hommes ? Tous n’ont pas cette peur, les injonctions à la virilité viennent des hommes. L’injonction vient d’un certain groupe d’hommes entre hommes. C’est pour ça que le féminisme est aussi utile pour les hommes que les femmes. Les injonctions à la virilité comme le « ne pleure pas » sont très pesantes pour les hommes. Preuve que les hommes ont tout à gagner au féminisme.

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Vous avez beaucoup travaillé sur l’évolution de la loi autour du viol en France. Gérald Darmanin nommé ministre de l’Intérieur malgré le fait qu’il soit visé par une plainte pour viol, ça vous étonne ?
La particularité en France est que le concept même de viol a été défini très tardivement. Il y a une culture du viol qui est propre à notre pays et il suffit de regarder la littérature du XVIIIe siècle qui aborde le viol avec facilité, c’est très prégnant. Pour Gérald Darmanin, ça ne m’étonne pas parce que c’est le produit de cette culture du viol qui est malheureusement très ancrée en France mais qui est heureusement en train d’évoluer et remise en cause. Mais on voit la différence avec d’autres pays, début septembre, un député anglais a été mis en cause dans une affaire de viol, même s’il n’a pas encore été jugé et qu’il est dans la situation de présomption d’innocence, il a décidé de ne plus siéger au Parlement. En France, nous sommes le produit de la non-reconnaissance du viol comme un crime. Pour pas mal de gens, la nomination de Gérald Darmanin, ce n’est finalement pas si grave que ça.

Vous êtes particulièrement active sur Twitter, est-ce que c’est important aujourd’hui quand on est historien d’être présent sur les réseaux sociaux ?
Pour moi les réseaux sociaux peuvent être un espace d’éducation populaire. Ils permettent de toucher un autre public souvent plus jeune. Je reste absolument convaincue que l’une des missions des enseignants-chercheurs et des universitaires, c’est de diffuser le savoir et de le diffuser au-delà des cadres stricts de leur salle de classe. Je suis aussi payée pour ça. Il n’y a pas de ruissèlement culturel, il faut qu’il y ait des gens qui redistribuent et j’ai à coeur d’essayer. L’histoire c’est politique et ça ne sert à rien de dire que ça ne l’est pas. L’histoire des femmes a toujours été militante. Je m’applique à diffuser le travail d’historiens qui s’intéressent aux rapports de domination, les détricotent et les mettent à jour.

Rage against the machisme - Mathilde Larrère

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