Guerre Arménie
Un milicien arménien parle au téléphone devant sa maison, dans le village de Karmir Shuka, le 16 octobre 2020. ARIS MESSINIS / AFP
Société

Comment le conflit au Haut-Karabakh s’est étendu à la diaspora arménienne

En se prolongeant sur les réseaux sociaux, la guerre a plongé des jeunes Arméniens loin du front dans un torrent d'images insoutenables.
Pierre Longeray
Paris, FR

Le dimanche 27 septembre, le ciel parisien affiche son ton gris habituel. Rebecca se réveille l’esprit un peu embrumé après une soirée entre deux confinements. En se saisissant de son portable, plusieurs alertes s’accumulent sur son écran. Toutes disent la même chose : la guerre au Haut-Karabakh reprend. D’origine arménienne, Rebecca, jeune trentenaire née en France, retient un haut le cœur voyant se rouvrir ce douloureux conflit qui oppose le pays de son grand-père à l’Azerbaïdjan voisin. Elle le sait, certains de ses jeunes amis arméniens vont alors être appelés à partir au front pour défendre cette région grande comme un département de l’Hexagone, et que les deux pays se disputent depuis près d’un siècle. 

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Pendant les premiers jours de la guerre (qui a pris fin cette semaine au prix d’immenses concessions pour les Arméniens du Haut-Karabakh), Rebecca passe le plus clair de son temps les yeux rivés sur son téléphone, suivant les combats quasiment minute par minute, comme aimantée par l’écran. Si l’horreur de la guerre essaime cette région cabossée et montagneuse bordant l’Iran, elle emplit aussi rapidement l’appartement parisien de la photographe, quelques milliers de kilomètres plus à l’ouest. Sur Instagram, des vidéos et photos de soldats arméniens mutilés commencent à s’accumuler. Puis, ces images à peine soutenables s’invitent dans les DMs de Rebecca. 

« Comme j’avais posté des trucs avec des hashtags en soutien à l’Arménie, du type #PeaceforArmenians, j’ai été ciblée par des trolls sans doute azéris », remet la jeune femme. « Ils créent des comptes Instagram avec des noms qui font penser à des noms arméniens, puis ils t’envoient ces vidéos avec des messages de haine, qu’ils écrivent avec Google Translate. » Ne voulant pas croire que des humains se cachaient derrière ces envois, Rebecca essaye d’engager la conversation avec un de ces trolls. « Je pensais que c’était des bots, mais en réalité, il y a aussi des humains derrière ces comptes », assure Rebecca, qui a pu converser avec l’un d’entre eux, grâce à un ami turc. 

Rebecca se retrouve alors plongée dans une guerre qui va aussi se jouer sur les réseaux – une particularité pas forcément nouvelle, mais bien nourrie par les efforts de propagande numérique menée par les deux belligérants. Et Rebecca n’est pas seule à se retrouver embarquée dans ce conflit qui trouve sur Internet un autre front. Des milliers de membres de la diaspora arménienne – disséminée un peu partout dans le monde, notamment en France – passent alors leurs journées à suivre les avancées et pertes militaires sur des chaines Telegram, dans des groupes WhatsApp ou Facebook, où l’information ne s’arrête jamais. 

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« Si l’algorithme d’Instagram reconnait apparemment très bien les tétons, pour les corps en décomposition c’est différent. »

Et les membres de la diaspora ne se contentent pas de suivre les nouvelles. Certains tentent de répondre à ce que les chercheurs américain Peter W. Singer et Emerson T. Brooking ont surnommé la « LikeWar » – la guerre des likes en VF – dans un livre qui explore la manière dont les réseaux sociaux font désormais partie intégrante des conflits. Si les guerres ont depuis longtemps franchi les barrières du front – pour s’inviter dans les salons par le biais du traitement médiatique des chaînes de télé – les réseaux permettent en un sens d’y prendre part – à son échelle.

Organisés en groupe plus ou moins structurés, des membres de la diaspora arménienne œuvrent comme ils peuvent contre les fake news émanant d’Azerbaïdjan et tentent d’alerter l’opinion internationale – apparemment surtout occupée par le Covid-19 et les élections américaines – sur cette guerre. « Par exemple, on a fait une grande campagne d’e-mailing contre une entreprise qui avait vendu des panneaux publicitaires aux Azéris pour faire afficher sur des arrêts de bus en Suisse que le Haut-Karabakh appartenait à l’Azerbaïdjan », remet Elena, une jeune Franco-Arménienne qui habite en France depuis une petite quinzaine d’années. « Au bout de 48 heures, l’entreprise suisse s’est excusée et a fait enlever les panneaux. Parce qu’ils avaient reçu plus de 2 000 mails. »

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Cette guerre de l’information se joue aussi directement dans la rubrique commentaires sous les articles de presse relatif à la guerre. « Quand des Azéris racontent des âneries dans les commentaires, des Arméniens arrivent pour apporter leur voix », embraye Elena. Plusieurs pages Facebook, dont celle de l’ASMA (pour Armenian Social Media Army), qui, preuve de son importance, a été remerciée par le pouvoir arménien, publient ainsi minute par minute des liens vers des contenus où la vision azérie du conflit s’étale dans les commentaires, et à côté desquels le point de vue arménien doit être entendu. 

« Historiquement, les combattants ont toujours essayé de toucher au moral de leurs adversaires durant un conflit. »

D’autres comme Anouche, étudiante à Bordeaux et née à Paris de parents arméniens, se lancent dans la confection de slides informatifs sur l’histoire tortueuse de ce conflit latent, qui s’ouvre et se ferme depuis des années. Hovig, élève-avocat né en France de parents issus de la communauté arménienne d’Istanbul et qui milite au sein d'une association de membres de la diaspora arménienne, était habitué à poster sur les réseaux des nouvelles des avancées de la société civile arménienne. Depuis que la guerre s’est à nouveau ouverte, il se retrouve à poster chaque jour des infos sur le conflit. Rebecca, elle, monte un projet de ventes de photos pour la paix en Artsakh – le nom donné par les Arméniens à la région du Haut-Karabakh.

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Si chacun agit à sa manière, tous sont en revanche confrontés à la sauvagerie de la guerre. Comme Rebecca, ils ont été nombreux à recevoir des DMs de vidéos de soldats arméniens mutilés. Ceux qui ont la chance de ne pas en avoir reçu y sont malgré tout confrontés, parce que les appels à suspendre les comptes Instagram essaiment de partout sur les réseaux arméniens. Difficile donc d’y échapper. Et il n’est pas simple de les faire fermer, raconte Rebecca. « Avant qu’un humain se penche sur le contenu signalé c’est un algorithme qui s’en occupe. Et souvent il ne trouve rien à redire », souffle la jeune femme. « Si l’algorithme d’Instagram reconnait apparemment très bien les tétons, pour les corps en décomposition c’est différent. À ce propos, j’étais surprise de voir qu’ils postent des corps de femmes nues – a priori de soldates. Mais pour ça, ils masquent leurs seins et entrejambes parce qu’ils savent bien que cela serait “flagué“ par Instagram. »

Pour Alicia Wanless, chercheuse au prestigieux département de War Studies du King’s College à Londres, l’utilisation de cette tactique de DMs sanglants n’est malheureusement guère surprenante. « Historiquement, les combattants ont toujours essayé de toucher au moral de leurs adversaires durant un conflit », explique celle qui est aussi directrice du partenariat contre les opérations d’influence au sein du Carnegie Endowment for International Peace. « Les images violentes sont utilisées pour faire de la propagande. Généralement, le but est que ces images soient reprises par les médias mainstream pour toucher une audience plus large », ajoute Wanless, en renvoyant vers les images de propagande de l’État islamique. Or, ici la question de l’audience visée invite à s’interroger. « En visant une audience spécifique via messages privés, le but pourrait simplement être de traumatiser ceux qui regardent ces images », propose Wanless. Mais pour la spécialiste de la propagande et des guerres d’information, cette tactique ne semble pas bien stratégique. « Si ceux qui s’y adonnent pensent amoindrir le soutien apporté à l’Arménie par sa diaspora, cela risque surtout de se retourner contre eux. Harceler la diaspora arménienne avec des images violentes devrait plutôt galvaniser le soutien pour l’Arménie. » 

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« C’est dur. Chaque matin, tu te réveilles avec le décompte des morts… »

Reste que cette profusion d’images traumatisantes n’est pas sans conséquence sur le plan psychologique.  « Dès le deuxième jour de la guerre, j’étais complètement en panique », rembobine Elena. « J’ai demandé à avoir un arrêt maladie au bureau. J’étais sur les réseaux H24, j’oubliais de manger, je ne pouvais pas dormir. Le temps passe très vite quand tu as ton téléphone en main. » Anouche a elle aussi tout mis de côté quand cette guerre latente depuis 30 ans a repris. « On tombe vite dedans, je suis rentrée dans pleins de groupes, je suivais tout, en mettant de côté les cours », explique-t-elle. « C’est dur. Chaque matin, tu te réveilles avec le décompte des morts… Puis il y a un mal-être qui monte, je n’avais pas faim, j’avais le sentiment de ne pas être comprise par mes proches non-arméniens. » Rebecca aussi se sent aussi rapidement flancher : « Quand j’ai vu une image de corps éventré avec les cuisses ouvertes, les tripes à l’air, j’étais totalement traumatisée. J’ai écrit à ma psy, en lui disant qu’il fallait que je la vois urgemment. »

Comme l’explique Zarine Kharazian, chercheuse à l’Atlantic Council sur les questions de technologies et de désinformation, « ce n’est parce que vous ne vivez pas le conflit sur le champ de bataille, que vous n’êtes pas matériellement et psychologiquement affecté par le stress de la guerre. » En un sens, il est possible de comparer les expériences de Rebecca, Elena ou Anouche à ce que vivent les journalistes ou experts qui couvrent ou suivent de près les conflits violents. « Les journalistes peuvent souffrir de ce qu’on appelle le traumatisme par procuration [vicarious trauma en anglais] », explique celle qui suit le conflit au Haut-Karabakh pour le Digital Forensic Research Lab de l’Atlantic Council. « On peut donc penser que les Arméniens qui passent leur journée sur les réseaux et sont exposés quotidiennement à des images violentes peuvent aussi être confrontés à ce traumatisme par procuration. » 

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Une hypothèse qui tient la route quand on écoute Kayane Doumanian. « Quand la guerre a commencé plusieurs personnes m’ont fait part de leur sentiment d’impuissance et de dépression », explique cette thérapeute française d’origine arménienne, installée depuis des années aux États-Unis. Lui vient alors l’idée de monter une sorte de groupe thérapeutique via Zoom – Covid et dissémination de la diaspora aux quatre coins du globe obligent. Participent ceux qui ont besoin de parler, comme Rebecca et Anouche, qui vont participer à ce groupe de parole, dont le but était avant tout « d’écouter et valider les sentiments de chacun. » 

« Quand je parlais avec ma psy française, j’avais un peu l’impression de lui faire un cours de géopolitique plutôt que de parler de moi. »

Dans les petites vignettes de la plateforme vidéo, chacun exprime son ressenti. Certains n’arrivent plus à dormir quand d’autres ne font que ça parce que trop déprimés. Ceux-là ne peuvent plus rien avaler et doivent se forcer à manger quand d’autres sont tellement stressés qu’ils succombent à des crises de boulimie. Beaucoup peinent à se concentrer et sont si anxieux qu’ils ne vont plus travailler ou étudier. Tous partagent malgré tout une expérience commune. « Quand je parlais avec ma psy française, j’avais un peu l’impression de lui faire un cours de géopolitique plutôt que de parler de moi », sourit Rebecca, qui n’a alors plus besoin d’expliquer les raisons de son mal-être. 

La plupart des participants de ces groupes de thérapie sont relativement jeunes, comme ceux qui meurent au front. « Certains se disent que ça aurait pu être eux », explique Doumanian. « Cette guerre arrive à un moment où ces jeunes sont encore en train de construire leur identité. Quand ils reçoivent en messages privés des vidéos de corps mutilés, cela revient à dire qu’elle est danger. Ce qui est d’autant plus violent. » On serait tenté de conseiller à ces jeunes gens de se déconnecter des réseaux - certains ont confié à la thérapeute avoir vu leur temps passé sur Internet multiplié par dix depuis le début de la guerre. Impossible répondent-ils. « T’es fatiguée, t’es désespérée, mais ça fait partie de ta vie maintenant », pose Elena, qui confie avoir passé toutes ses réunions de télétravail avec son téléphone en main. Pour Hovig, l’élève-avocat, il est difficile aussi de se plaindre quand il voit ce qui se passe en Arménie. « OK, j’ai du mal à dormir et à me concentrer, mais je suis au chaud, dans mon appartement à Paris. » 

Le 10 novembre, un accord de fin des hostilités a été signé, synonyme de défaite pour l’Arménie. L’Azerbaïdjan récupère une partie des districts du Haut-Karabakh occupés depuis les années 1990 par les Arméniens, désormais poussés à l’exil. Les efforts numériques de la diaspora arménienne ne vont sans doute pas s’arrêter pour autant, le conflit centenaire apparaissant à nouveau « gelé » plutôt que réglé. Ils prendront peut-être une nouvelle forme. « Les défis qui nous attendent désormais sont démultipliés, » explique Hovig. Pour le jeune homme, il va falloir alors assurer l’aide aux réfugiés, venir en aide aux blessés, reconstruire, préparer l’avenir ou encore gérer la crise politique qui s’annonce et les traumatismes des populations. Et là encore, cela passera par les réseaux. « On va encore en avoir besoin pour alerter sur la situation, mais aussi pour organiser la solidarité ou les collectes de dons. »

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