Brussels Casual Service firm Anderlecht hooligans Gang of Brussels
Photo : archives BCS
Culture

« Gang of Brussels » – Foot et banditisme : avec les hooligans d'Anderlecht

Le Brussels Casual Service a monté les plus grosses combines et démonté les plus solides mâchoires.
Gen Ueda
Brussels, BE

En 1985, le drame du Heysel fait 39 morts. Les hooligans belges, qui jusque-là pouvaient se cogner plutôt tranquille, voient leur monde basculer. Les autorités s’activent pour entraver la liberté des hools et réprimer leur violence. La police s’organise et la passion baston se fait plus compliquée à pratiquer aux abords des stades. Du côté des hooligans anderlechtois du Brussels Casual Service, on passe alors des tribunes aux tribunaux, notamment à cause des interpellations préventives, mais pas que. En parallèle, leurs délits hors-baston vont se multiplier. Car si le stade a consolidé leurs amitiés, les membres du BCS vont commencer à tisser un solide réseau de solidarité dans l’illégal.

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Louis Dabir et Barthélémy Gaillard ont suivi le BCS pendant 18 mois et le livre qui en résulte dresse un portrait de plusieurs membres importants du groupe et de leurs identités complexes. Pas de passes lobées ni de chants de supporters dans « Gang of Brussels » ; plutôt un portrait intime des BCS et, par extension, du Bruxelles-Ouest des années 1980 et 1990, entre bastons, picole, house music, drogues de synthèses, gros délits et fraternité.

VICE : On vous connaît déjà comme spécialistes du foot ; qu'est ce qui vous a amené à vous pencher sur le hooliganisme ?
Barthélémy : Louis s'intéresse de longue date au monde des tribunes, et a créé la rubrique Kopland dédiée à cet univers lorsqu’on travaillait ensemble sur VICE Sports en 2017. Pour ma part, je m'intéresse aux « marges » du foot en général car elles révèlent bien souvent les excès de ce sport. Je l'ai fait par le passé en co-écrivant une enquête sur le trafic d'êtres humains dans le foot africain et les dérives du marché des transferts sur ce continent.

Louis : J’ai toujours été intéressé par l’ambiance qui émanait des tribunes, et ce depuis mon premier match au Parc des Princes pour aller voir le PSG en 1995 quand j’avais 10 ans. Les tribunes donnent vie au stade et décuplent l’intérêt d’un match – on le voit aujourd’hui : avec les matches à huis clos, le foot n’est plus intéressant (à cause du coronavirus, ndlr). Quand on bossait sur VICE Sports avec Barth, on s’est dit qu’il fallait faire connaître aux lecteur·ices cette sous-culture qu’est le supportérisme au sens large du terme, que ce soit la culture ultra ou le hooliganisme.

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Pourquoi s’être penchés sur les BCS d’Anderlecht alors qu’il y a de quoi faire en France ?
Louis : Pendant de nombreux mois, on a essayé d’entrer en contact avec des hooligans français, en vain.

Barthélémy : On a eu l'occasion de rencontrer un des leaders du Brussels Casual Service grâce à Hadrien Duré, un photographe bruxellois qui connaît bien les milieux underground de la ville. On a pu écrire un premier article sur eux, qui a plutôt plu dans les rangs du BCS. À cette occasion, on a aussi compris que le groupe se caractérisait par une identité gangster qui dépassait largement le cadre du foot, ce qui est plutôt rare dans le hooliganisme d'Europe de l'Ouest. C'était une approche économique et systémique intéressante ; un sujet plus humain. Le hooliganisme est certes un sujet fascinant pour le rapport à la violence qu'il induit, mais au-delà de ça, il permet de parler de logique d'appartenance à un groupe, de construction identitaire ou de surenchère dans la transgression.

« Quand ils ont vu qu'on était sérieux et qu'on avait réussi à trouver un éditeur, ils ont fait le boulot et se sont arrangés pour qu'on puisse rencontrer les principaux protagonistes de l'histoire du groupe. » – Barthélémy

Une image qui me vient à l'esprit, c'est la scène dans « Hooligans » quand le mec se fait coucher parce qu'on découvre que c'est un journaliste. Tout le monde au sein des BCS savait qui vous étiez ? 

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Barthélémy : On a eu la chance que notre article convienne aux membres du groupe. À partir de là, on a tissé une relation de confiance avec deux des leaders, qui nous ont fait part de leur envie qu'on écrive un livre sur leur histoire. Quand ils ont vu qu'on était sérieux et qu'on avait réussi à trouver un éditeur, ils ont fait le boulot et se sont arrangés pour qu'on puisse rencontrer les principaux protagonistes de l'histoire du groupe. On a donc toujours travaillé à « visage découvert » et bénéficié d'une certaine bienveillance de la part des BCS. Donc désolé de te décevoir mais on ne s'est pas fait coucher par l'un d'entre eux comme Elijah Wood dans le film. En revanche, ils nous ont couchés plus d'une fois à la bière…

Ce livre représente quoi pour eux ?
Barthélémy : Les persos de notre livre ont, pour la plupart, la grosse quarantaine et 25 ans de hooliganisme derrière eux. Pour beaucoup, ils sont fichés par la police, ont ramassé une volée d'amendes et ont donc du mal à se battre. Sans compter que certains commencent à devoir composer avec une vie de famille qui leur laisse moins de temps pour la castagne. Bref, ce livre est l'occasion de faire vivre un passé qu'ils estiment glorieux, de continuer à faire vivre le nom du BCS.

Louis : C’est aussi une manière de montrer à toutes les autres firms (groupes de hooligans, ndlr.) belges et européennes que le BCS est un groupe qui a compté sur la scène hooligan.

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Barthélémy : À notre connaissance, ils ont été plutôt satisfaits du résultat.

« On voulait se plonger dans les évolutions sociales de la commune d'Anderlecht, dans la culture de la house music et de la démocratisation des drogues de synthèses dans les années 1990 ou encore dans le milieu de la pègre belge. » – Barthélémy

On remarque assez vite qu'il n'y a pas besoin d'être fan de foot pour s'y plonger.
Louis : Les retours sont positifs et correspondent à notre ambition de départ : ne pas faire un livre uniquement centré sur le foot et la violence de certains supporters.

Barthélémy : On voulait sortir des seuls récits de matches et de bagarres – même si ça fait évidemment partie de leur histoire – pour se plonger dans les évolutions sociales de la commune d'Anderlecht, dans la culture de la house music et de la démocratisation des drogues de synthèses dans les années 1990 ou encore dans le milieu de la pègre belge. Bref, mettre en lumière toutes les composantes du monde complexe dans lequel ces mecs ont baigné.

Comment vous avez procédé, concrètement ? 

Barthélémy : On s'est déplacés partout où on pouvait passer du temps avec eux. L'idée, c'était au maximum de les accompagner dans des instants de vie collective « normaux ». On menait les interviews dans des bars, où ils étaient souvent en groupe, musique à fond, et on picolait avec eux. Plus tu passes du temps avec des gens, plus tu peux saisir comment ils sont au naturel. On les a accompagnés au stade, au tribunal, à un barbecue géant.

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« Il faut être réaliste : ils ne nous ont pas tout dit sur leurs carrières de bandits. On ne saura jamais tout, c’est le jeu. » – Louis

En parlant de tribunal, on sent une certaine force qu'ils ont de tout assumer, presque avec fatalité en mode : « S'il faut faire de la prison, on va le faire ».
Barthélémy : Il ne faut pas faire de généralités et considérer que tous les BCS partagent le même profil. Il s'agit d'une micro-société composée de leaders, de suiveurs, de fêtards, de bagarreurs, de filous, de bonnes âmes, de violents ; bref, de mecs qui entretiennent chacun un rapport différent à l'illégalité et aux risques qu'elle engendre. Ce qui est sûr, c'est qu'il existe une frange du groupe qui considère que le BCS leur offre une opportunité : celle de tisser des liens d'amitiés, de se taper ensemble, de faire la fête ensemble, et de faire du business aussi. Ils acceptent les risques que ça engendre. C'est un choix de vie assumé, sur lequel il est parfois difficile de revenir après des années à vivre ainsi ; mais c'est un choix.

Profession : flic anti-hooligan

La culture hooligan belge est logiquement très influencée par le modèle anglais, mais vous dites que les liens entre grand banditisme et hooliganisme ne sont pas si courants en Europe de l'Ouest. 
Barthélémy : Les liens entre hooliganisme et banditisme sont avérés et bien documentés en ce qui concerne les Balkans, les pays slaves ou encore l'Amérique du Sud. Ils le sont beaucoup moins ici. Il y a des personnages connus qui sont à la lisière entre foot et délinquance, comme Diabolik, un mec très connu de la Lazio, assassiné pour une affaire de drogue. On peut aussi évoquer le cas de Christopher Rauch, le hool allemand qui avait passé à tabac le gendarme Daniel Nivel lors de la Coupe du monde 1998 et qui est tombé quelques années plus tard pour une histoire de deal. Sauf qu'au sein du BCS, il ne s'agit pas d'un personnage isolé mais bien d'une dynamique de groupe.

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Louis : Dès leur plus jeune âge, dans leurs quartiers, ils ont développé une culture du larcin, des petites crapuleries, de la débrouille, la loi de la rue en somme. Lorsqu’ils se sont tous retrouvés dans les tribunes du stade d’Anderlecht, ils sont devenus amis et ils ont développé leurs propres réseaux de solidarité qui ont permis à certains de s’enrichir grâce à des activités illégales.

Barthélémy : Plusieurs personnages, comme Gonzalez – qui a un temps été le roi des bars à hôtesses de Bruxelles – ont atteint de très hautes sphères dans le banditisme et faisaient naturellement « croquer » leurs meilleurs amis du BCS à des postes subalternes mais très bien payés. La logique d'entraide a poussé certains d'entre eux à embrasser une carrière dans la délinquance à leur tour.

Louis : Je pense qu’ils auraient eu plus de difficultés à faire ça dans un autre pays. Je trouve que la Belgique est un pays très permissif.

« La logique d'entraide a poussé certains d'entre eux à embrasser une carrière dans la délinquance à leur tour. » – Barthélémy

Comment vous expliquez que le BCS soit devenu un tel refuge, un tel creuset d'amitiés ?
Barthélémy : Certains veulent en sortir ou en sont sortis. Par exemple, Luc s'est éloigné du groupe pendant 7 ans. Xavier est parti vivre en Allemagne pour prendre un peu de distance et vivre sa vie de famille un peu plus à l'abri des tentations. Ça n'empêche pas le BCS de demeurer un creuset d'amitiés indéfectibles comme tu le dis. C'est assez difficile à expliquer et en même temps assez logique : si vous intégrez un groupe à l'adolescence, que vous vivez ensemble vos plus grands moments d'adrénaline et de violence, tout en gagnant de l’argent en parallèle et en faisant la fête quatre soirs par semaine, toutes les dimensions de votre vie vous lient. Forcément, c'est quelque chose qui marque à vie ; et tous nous l'ont dit.

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En Europe de l'Est, on voit des hooligans parfois très investis dans la politique. Les BCS se revendiquent apolitiques, mais il n'empêche que pour pas mal de personnes, le hooligan est synonyme de facho.
Louis : Le groupe n’a pas de couleur politique, ce qui ne veut pas dire que certains membres du BCS n’ont pas de convictions politiques. Personne n’est exclu du groupe en fonction de sa couleur de peau ou de sa religion : peu importe tes origines, ce qui compte c’est ta capacité à te battre, à ne jamais reculer. Les leaders essaient de combattre les idées racistes dans le groupe, mais quand tu peux avoir jusqu’à 500 personnes lors des grandes occasions, difficile pour le noyau dur de surveiller tout le monde.

Barthélémy : Certains d'entre eux ont des discours xénophobes et n'aiment pas les mecs de la diaspora marocaine de Bruxelles par exemple, mais à l'origine de leur haine, on est sur un contentieux territorial : les hools et les Belges d'origine marocaine partagent un même territoire, celui des abords du métro Saint-Guidon. Ça ne signifie pas pour autant qu'ils sont dans une rhétorique raciste.

Louis : Pour moi, c’est un contrat de confiance et de vivre-ensemble qui est rompu.

Barthélémy : Forcément, les tensions surviennent, comme ça a pu être le cas en 2008 : pendant trois jours, 400 hools et 400 jeunes, d'origine marocaine pour beaucoup, ont tenté de se friter dans les rues de la commune mais la police les en ont empêchés. Toute une frange de nationalistes bas du front s’était greffée au mouvement, et certains ont tagué des croix gammées ou crié des slogans fachos. Certains de ces mecs faisaient peut-être partie du BCS, mais le groupe n'étant pas institutionnalisé, ses frontières sont floues. Cet épisode montre bien que la réponse n'est pas aussi simple que « facho » ou « pas facho », mais qu'elle est plus nuancée. Beaucoup soulignent qu'ils ont passé leur jeunesse dans les travées du stade Constant Vanden Stock à picoler et se droguer entre Belges « de souche », d'origine maghrébine, d'Europe centrale ou congolaise. Et beaucoup se plaignent de voir que ça n'est plus le cas pour la génération actuelle de jeunes. Ils tiennent l'Islam rigoriste responsable et rappellent souvent que les BCS Altin, Zoulou ou encore Saïd sont musulmans.

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« Ce que les gens ne savent pas, c’est que derrière la bagarre contre une firm adverse, il y a de l’amitié, de la solidarité, des moments de fraternité entre ces hooligans. » – Louis

Il y a aussi eu cet épisode des hommages après les attentats et ses quelques saluts nazis. Ça ne crée pas un certain malaise chez les hooligans toutes ces histoires ?
Louis : Ils ne comprennent pas toutes les réactions qui ont stigmatisé leurs agissements. Après, il faut aussi avoir conscience de l’image qu’on renvoie. Et je ne suis pas certain que ce soit toujours le cas.

Barthélémy : Ça nourrit surtout chez eux un sentiment de défiance et d'incompréhension vis-à-vis de la société et de ses structures. Se voir associé au mouvement skinhead nourrit ce sentiment.

Les leaders du BCS s'attendaient à voir des jeunes leur succéder et au final, ils repoussent leur retraite et continuent eux-mêmes à représenter leurs couleurs, comme en décembre dernier lors du déplacement à Liège. 
Louis : On a longtemps pensé que le mouvement allait s’essouffler du fait de la volonté de certains membres du noyau dur de passer la main et de se concentrer sur la vie de famille ou le boulot, mais la nouvelle génération peine à prendre le relais et à s’organiser.

Barthélémy : Il y a bien sûr quelques jeunes très chauds, mais le mouvement hooligan n'est plus aussi populaire que par le passé. La forme classique du hooliganisme – baston de masse aux abords des stades – devient de plus en plus difficile à faire perdurer. En Belgique, la loi foot de janvier 1999 comptait parmi les plus répressives lorsqu'elle a été votée. Les caméras, les spotters, les amendes, les interdictions de se rendre dans un périmètre très étendu autour du stade ont peu à peu compliqué la tâche aux hooligans. Désormais, les affrontements se font en plus petits groupes, dans les forêts, sous la forme de free-fights.

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Louis : Aujourd’hui, les membres du BCS qui ne font pas de free-fight guettent la moindre opportunité pour se battre, et ce qui est arrivé à Liège en décembre le montre bien.

« On a davantage lissé le football pour en faire un spectacle bankable, bien organisé. La spontanéité, l’inattendu et le folklore appartiennent au passé. » – Louis

On a définitivement perdu la spontanéité propre à l'époque dorée des hools où ça se bastonnait dans les cafés ou sur les quais ?
Barthélémy : Il n'y a plus de place aux heures d'attente et de biture dans les bars, aux expéditions autour des stades, aux sorties en meute de plusieurs centaines. Les anciens à qui on a parlé ne sont pas hyper excités par le free-fight, qui est beaucoup plus codifié que son nom l'indique. On a pu assister à un affrontement et le rendez-vous avait été organisé depuis plusieurs mois. Les deux groupes devaient être de nombre égal – 10 contre 10 en l'occurrence – et les combattants devaient tous avoir moins de 25 ans. Chacun a son protège-dents, sa coquille, s'enduit de vaseline : on est proche de l'ambiance MMA. C'est un autre milieu qui attire forcément d'autres profils de mecs moins passionnés de foot mais plus portés sur la bagarre : on retrouve des portiers de boite de nuit, des habitués des salles de muscu, des fans d'arts martiaux.

Est-ce qu'on peut conclure en se disant qu'en voulant anéantir les hooligans, les autorités rendent le foot encore plus lisse qu'il ne l'était déjà devenu ?
Barthélémy : Complètement, oui. Après, tout l'enjeu est de savoir si le foot a besoin de ce genre d'aspérité pour conserver son caractère populaire, frondeur et festif. C'est à l'appréciation de chacun·e.

Louis : Difficile de répondre à cette question ; il me paraît peu concevable de voir des supporters de foot se battre dans et autour des stades devant des enfants – même si les hools ne se battent que contre des personnes consentantes. Après oui, ça lisse le football davantage pour en faire un spectacle bankable, bien organisé. La spontanéité, l’inattendu et le folklore appartiennent au passé.

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