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Dans la manifestation du 1er-Mai à Paris. Photos: Marin Driguez pour VICE FR
presse

De la difficulté de couvrir une manif en France

De plus en plus de journalistes – photographes et vidéastes notamment – sont la cible de violences policières.
Pierre Longeray
Paris, FR

Les jours de manifestations, ce sont toujours un peu les mêmes gestes qui se répètent pour les journalistes. A-t-on assez de clopes pour tenir la journée ? La batterie du téléphone est-elle pleine ? Le calepin est-il dans le sac ? Et enfin, prend-on un K-Way (en évitant le noir) au cas où il pleut ? Mais depuis quelque temps, les journalistes (principalement les photographes et vidéastes présents en première ligne) se posent des questions bien plus sérieuses, du type : Vais-je me faire faucher mon casque et mes lunettes de protection par des CRS un poil sur les nerfs ? Vais-je rentrer blessé ? Ou encore, est-ce que je mets une coquille ou non ?

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En se baladant sur Twitter quelques heures avant la manifestation de mercredi dernier – celle du 1er mai – plusieurs journalistes posaient justement avec leur arsenal de protections, conscients de l’absurdité de la situation. D’un regard extérieur, tout cela pourrait paraître un peu ridicule, puisqu’il ne s’agit pas d’aller passer trois semaines au Sahel à traquer les djihadistes. Mais les chiffres tendent à prouver que les journalistes qui couvrent les manifestations subissent de plus en plus d’attaques émanant des forces de l’ordre. Depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, près de 90 signalements de violences policières contre des journalistes ont été recensés, alors que l’on ne compte plus les coups de tonfas ou de pressions.

Cet état de fait a même poussé près de 300 membres de la profession à signer une pétition (que VICE France a signée) dénonçant ces violences policières, parmi lesquelles on retrouve des « tentatives de destruction ou de saisie du matériel, l’effacement des cartes mémoires, des coups de matraque, des gazages volontaires et ciblés, des tirs tendus de lacrymogènes, des tirs de LBD, des jets de grenades de désencerclement, etc. »

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Boby.

Signataire de la pétition et photographe indépendant pour le compte du journal Libération, Boris Allin, dit Boby, a l’habitude de couvrir les mouvements sociaux. Pour lui, il est impossible d'y travailler sans matériel de protection, vu la quantité de palets de lacrymo et de cartouches de LBD tirés dernièrement. Mais en décembre, lors de l’Acte IV des Gilets jaunes, la police lui confisque son casque de moto, son masque à gaz et des lunettes de protection avant même de pouvoir rentrer sur les Champs-Élysées. « Quand j’ai demandé comment j’allais pouvoir récupérer mes affaires, personne n’a voulu me donner son matricule pour faire une réclamation », rembobine le photographe à la barbe fournie. « Puisque j’insistais un peu, les flics m’ont alors menacé de me placer en garde à vue pendant 24 heures. » Dissuasif.

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Confessions d'un reporter de guerre

Ainsi, avant même d’arriver sur la manifestation, les forces de l’ordre ont pour habitude de se montrer particulièrement zélées sur le contrôle du matériel. D’autant plus quand on n’a pas de carte de presse, comme Boby. (Rappelons à ce propos que la carte de presse n’est pas indispensable pour exercer le métier de journaliste.) « Du coup, j’essaye de rentrer sur les manifestations avec un journaliste de la rédaction qui a sa carte de presse ou en me faisant faire des accréditations par Libé », décrypte Boby. Cette problématique, le vidéaste indépendant et sans carte de presse Alexis Kraland la comprend bien, si bien qu’il débarque généralement en retard aux manifestations ou plus loin sur le parcours pour éviter se faire piquer son matos. « Leur dispositif a donc un effet certain, en cela qu’il complique notre travail », explique le jeune homme souvent placé aux premiers rangs des affrontements.

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Alexis Kraland.

Le 8 décembre dernier, Kraland a justement pu remercier son matériel puisqu’il a été touché par deux tirs de LBD, un dans le genou et un autre dans le tibia. « Heureusement que j’avais mes protège-tibias et mes genouillères de roller, sinon je n’aurais pas pu marcher le lendemain », lâche le vidéaste, qui vend ses images à divers grands médias depuis qu’il suit les mouvements sociaux et les manifestations contre la loi Travail de 2016. L’utilisation, semble-t-elle plus décomplexée, des armes « sublétales » des forces de l’ordre ont justement contraint Kraland à monter en gamme. « En 2016, j’avais simplement un casque de skate, un masque de peinture et des lunettes de bricolage. Mais trois ans plus tard, je mets aussi une coquille, des protège-tibias sur les avants bras et les jambes, un short de rugby rembourré avec de la mousse, et parfois un plastron de taekwondo. Jamais je n’aurais imaginé en arriver là honnêtement. »

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Si Kraland et ses confrères et consœurs sont tous identifiables de par leurs appareils et leurs casques barrés d’un « PRESSE » en lettres capitales, certains journalistes se demandent s’ils ne sont pas délibérément ciblés par la police lors des manifestations. (Peut-être une réponse à l’explosion des images de violences policières, glisse Boby.) La photographe indépendante Karine Pierre, qui travaille pour l’agence Hans Lucas, peine encore à comprendre comment elle s’est fait ruiner son matériel lors d'une manifestation. « Lors d’un acte des Gilets jaunes que je couvrais, un CRS est passé à côté de moi – à un moment où il n’y avait pas de tensions – et m’a foutu un grand coup de matraque dans l’appareil. Résultat, l’objectif et le boîtier sont cassés », se rappelle cette habituée des mouvements sociaux, titulaire d’une carte de presse anglaise. « Lors d’un autre acte, j’étais en plein milieu des Champs-Élysées, aucun manifestant à la ronde, et pourtant j’ai été visée par le canon à eau de la police, sans doute pour détruire mon matériel », raconte la photographe. Du coup, pour éviter de se retrouver en mauvaise posture et garantir son intégrité physique, chacun applique de petites techniques, comme Boby qui a pris l’habitude de toujours garder son appareil devant le visage pendant les moments tendus. « Ma plus grande peur est de me prendre un tir de LBD dans le visage. Si je suis atteint, l’appareil me cassera le nez, mais au moins je pourrai garder mes yeux. »

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Si le sujet des violences policières contre les journalistes ressort ces jours-ci, notamment suite à l’interpellation médiatisée du journaliste Gaspard Glanz, le phénomène n’est pas nouveau et n’est pas lié au caractère insaisissable des manifestations des Gilets jaunes. Pendant une manifestation classique de cheminots, en avril 2018, le photographe du collectif LaMeute, Gwen Melin, s’était fait ouvrir le crâne par un coup de tonfa administré par un CRS suite à une charge. « Pourtant j’avais les mains levées et je hurlais “PRESSE“. Et le CRS m’a laissé à terre sans m’interpeller », explique celui qui prône un journalisme « militant et engagé », une position qui peut parfois réserver de drôles de surprises. « Il m’est déjà arrivé que des policiers m’appellent par mon prénom en manifestation ou que des mecs cagoulés de la BAC me sortent des rangs pour me fouiller. Ce sont des incidents qui peuvent te coûter ton reportage, puis qui au fil du temps renforcent l’appréhension avant d’aller travailler en manif. »

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Gwen Melin.

Alexis Kraland, à qui on a aussi collé sans trop qu'il le demande cette étiquette de journaliste « militant », ne veut pas croire qu’il soit particulièrement ciblé par la police à cause de son supposé engagement. « Le fait qu’on me dise militant est simplement une manière de décrédibiliser mon travail », estime le vidéaste, qui propose une autre explication. « Si je me retrouve souvent visé, c’est que je suis parfois le seul journaliste à filmer un incident, sans reporters de titres de presse connus aux alentours. Il est donc possible que les policiers savent qu’en s’en prenant à des indépendants, ils peuvent se permettre plus de choses tout en prenant moins de risque. »

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Le gros du contingent des photographes et vidéastes présents en manifestation sont comme Alexis Kraland : freelance, ils revendent leurs images aux médias. « C’est dangereux économiquement de couvrir ce type d’événements, abonde Karine Pierre, parce que si on est blessé, ce n’est pas un accident de travail et il n’y a pas de caisse de soutien pour les photographes indépendants. » Mais avoir une rédaction derrière soi peut aussi servir bien après la fin de la manifestation. « Un jour, la police m’a envoyé un mail pour que je leur fournisse des images de manifestants, se souvient Boby. J’ai évidemment catégoriquement refusé, mais juridiquement, on est contraint pourtant de le faire. Heureusement que j’avais ma rédaction derrière moi pour me défendre et ne pas fournir les images. » Malgré la précarité et les dangers inhérents à la tâche, les photographes et vidéastes interrogés ne comptent pas arrêter de couvrir les manifestants, simplement certains comme Gwen Melin,se posent des questions sur lesquelles ils ne s’étaient pas penchés. « En manifestation, la seule question que je me pose désormais c’est : "Est-ce que cette photo en vaut la peine ? Est-ce qu’elle vaut le coup que je risque mon intégrité physique ?" Et en fonction de ça, j’avise. »

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