Drogue

Death Valley et LSD : carnet de route de Michel Foucault en Californie

Pour la première fois depuis sa mort, un récit fait état du voyage initiatique et sous acide du célèbre philosophe français.
Justine  Reix
Paris, FR
Michel Foucault
PHOTO TIRÉE DE « FOUCAULT EN CALIFORNIE », DE SIMEON WADE AUX ÉDITIONS ZONES, 2020

C’était jusqu’alors un mythe que les universitaires aficionados de Michel Foucault se racontaient entre deux cours magistraux. L’auteur de Surveiller et punir et Histoire de la sexualité aurait accepté un voyage dans la vallée de la Mort avec deux inconnus en 1975 au cours duquel il se serait essayé au LSD. Une histoire à laquelle ne croyaient pas beaucoup de spécialistes du philosophe.

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Heather Dundas, alors en thèse à l’université de Californie du Sud, a pourtant entendu parler de cette folle rumeur. L’étudiante se met même en tête de rencontrer les compères de voyage de Foucault. Elle finit par en trouver un bien vivant, Simeon Wade, qui confirme non seulement le road trip psychédélique mais détient en plus des preuves ; un journal complet, agrémenté de photographies, documente son périple avec le philosophe. Récit jamais publié jusque-là.

Lors d’un énième rendez-vous dans un café entre Dundas et Wade, ce dernier apporte enfin son manuscrit et les clichés, donnant ainsi raison à tous ceux qui pensaient qu’il s’agissait bien plus que d’une rumeur. Michel Foucault est bel et bien là, sur les photos, souriant de toutes ses dents, accompagné de Simeon Wade, tous deux face au parc national de la vallée de la Mort.

Dundas décide de publier le récit de Wade, avec son autorisation. Traduit pour la première fois en France, Foucault en Californie, qui sortira le 11 février prochain aux Éditions Zones, témoigne d’un philosophe bien différent de sa version guindée par l’histoire et d’une expérience qui aurait changé le cours de son existence et de ses travaux.

Les spécialistes de Foucault n’avaient pourtant pas tort quand ils estimaient que l’intellectuel n’était pas du genre à partir en voyage avec n’importe qui. Extrêmement sollicité par ses collègues, ses élèves et ses admirateurs aux quatre coins du monde, le philosophe avait un emploi du temps bien chargé. Qu’est-ce qui l’a donc convaincu de passer plusieurs jours en road trip en Californie sous acide ?

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« Administrer à cet intellectuel un élixir céleste, une pierre philosophale digestible capable de démultiplier à l’infini la puissance cérébrale - un enchantement. » - Simeon Wade

Simeon Wade (aujourd’hui décédé) fait partie des adorateurs de Foucault. Il se présente même comme un de ses disciples malgré le regard désapprobateur du philosophe qui exècre cette vision du maître et de l’élève. Il espère le convaincre de venir donner une conférence dans sa ville, à Claremont, en Californie. Il envoie plusieurs lettres à Foucault qui resteront sans réponse. Wade pense que la chance lui sourit lorsqu’il apprend que l’intellectuel sera présent non loin de chez lui pour un séminaire à Irvine en Californie en vue des cours qu’il donnera à l’université de Berkeley.

Michel Foucault et Simeon Wade à Claremont en mai 1975. Photo de Wade

Michel Foucault et Simeon Wade à Claremont en mai 1975. Photo de Wade

Un plan se fomente dans l’esprit de Simeon : celui de passer plusieurs jours avec Foucault, lui faire visiter la vallée de la Mort et lui faire essayer au passage du LSD. « Premièrement, prendre le plus grand intellectuel du monde, l’homme qui avait dépassé l’idée selon laquelle le savoir c’est le pouvoir pour comprendre que le pouvoir produit du savoir ; deuxièmement, administrer à cet intellectuel un élixir céleste, une pierre philosophale digestible capable de démultiplier à l’infini la puissance cérébrale - un enchantement. » Vous l’aurez compris, la pierre philosophale c’est le LSD.

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Alors âgé de 49 ans, Foucault débarque dans une Californie qui regorge de groupies philosophes. Sa conférence fait salle comble et lorsque l’intellectuel tente de s’éclipser discrètement à la fin, non sans difficulté, Simeon ne parvient pas à rassembler son courage pour aller le voir et l’inviter à participer à son expédition. C’est son compagnon de l’époque, Michael Stoneman qui fend la foule entourant Foucault pour lui proposer, avec le culot et la persuasion qu’il faut, une visite du parc. Le philosophe accepte. Pour l’instant, Foucault s’attend seulement à un parcours touristique et certainement pas un voyage psychédélique.

Michel Foucault et Michael Stoneman dans la vallée de la Mort en 1975. Photo de Wade

Michel Foucault et Michael Stoneman dans la vallée de la Mort en 1975. Photo de Wade

Une fois embarqué en voiture, Simeon dévoile enfin son plan à Michel Foucault en lui parlant du puissant « élixir » qu’il aimerait lui faire essayer une fois arrivés dans la vallée de la Mort. Le philosophe ne semble pas saisir tout de suite ce qui se cache derrière l’appellation mais sa curiosité est piquée au vif. Par ailleurs, il a déjà l’habitude de fumer régulièrement du haschich qu’il parvient difficilement à se procurer à Paris. Une fois sur place, après quelques minutes d’inquiétude, Foucault se décide et accepte de prendre de l’acide. S’ensuivent des heures en apesanteur entre Simeon, Michael et lui durant une nuit entière.

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Entre longs silences et éternelles questions, Simeon semble obsédé par le personnage de Michel Foucault. Dans ce manuscrit, il est rare de voir le philosophe interroger ceux qu’ils rencontrent à force de toujours devoir répondre aux questions qu’on lui pose. Dans ce tunnel de réponses, on y apprend pour la première fois, les noms des auteurs qui l’inspirent ou qui ont marqué son travail : Malcolm Lowry, Thomas Mann et surtout William Faulkner.

Plus jeune, le directeur de l’École normale a fait interner Foucault pour le guérir de son homosexualité.

Durant cette nuit, Foucault se confie aussi sur les difficultés rencontrées liées à son orientation sexuelle. À l’époque, l’homosexualité est encore considérée comme une « maladie » par beaucoup de Français et une discrimination existe en ce qui concerne la majorité sexuelle (dès 15 ans pour les hétérosexuels, à 21 ans pour les homosexuels). Plus jeune, lors de son inscription à l’École normale, le directeur a souhaité savoir s’il y avait quoi que ce soit d’atypique à savoir sur son sujet. Foucault l’a donc informé de son homosexualité. La réponse fut rapide. Un tel comportement était inacceptable pour la réputation de l’école. Le directeur a donc fait interner Foucault « pour son bien ». Un épisode sur lequel l’homme ne s’étend pas mais qui l’a profondément blessé et marqué.

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Photo de Wade

Photo de Wade

À la fin du périple, Foucault en ressort changé, l’état de transe procuré par le LSD lui aura permis de « mieux comprendre sa sexualité. » Plusieurs larmes coulent sur les joues du philosophe. Mais la descente est dure, il cherchera pendant un mois à regagner l’état mental atteint dans la vallée de la Mort, en vain. « Ça n’a pas l’air de marcher sans l’aide des hallucinogènes. » Michel Foucault découvrait la puissance de la drogue.

Simeon Wade est parvenu à ses fins : passer un moment privilégié avec celui qu’il considère comme le plus grand intellectuel du XXème siècle mais surtout réussir son expérimentation et pousser Foucault dans ses retranchements grâce à l’acide. Il y a fort à parier que Simeon, obsédé par Foucault, souhaitait probablement passer à prospérité en restant gravé à jamais dans l’esprit du philosophe. « Il nous a écrit quelques mois plus tard que c’était la plus grande expérience de sa vie et que ça avait profondément changé sa vie et son travail », racontera-t-il dans son journal.

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