pq coronavirus
Illustration par Rogatnev - Adobe.
Culture

Messages codés, maladies imaginaires et consumérisme : l'histoire du PQ

« C’est un domaine rempli de névroses, de tabous, de honte et de dégoût. On parle quand même d’un produit dont il fallait taire le nom. »

Au rang des produits de première nécessité, le papier toilette est en pôle position. Lors de la première semaine de confinement (16-22 mars), les achats de papier toilette et essuie-tout ont augmenté de 92% selon les données Nielsen. On en fait certes une obsession depuis le début de la pandémie de coronavirus, mais le PQ reste un indispensable dans nos vies quotidiennes d'occidentales. Si s’essuyer est pour nous le b.a.-ba de la civilisation, qu’utilisait-on avant l’apparition de l'incontournable papier toilette ?

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Comme le détaille Simone Scoatarin dans son ouvrage Dis-moi comment tu fais, les solutions pour se laver les fesses n'ont cessé d'évoluer au cours du temps : galets dans la Grèce antique, éponges fixées sur un manche dans les latrines publiques romaines, algues ou bâtonnets de bois bien polis au Japon et en Chine – où le bâton hygiénique est considéré comme véritable objet sacré – au VIIIe siècle, coton ou étoupe pour les châtelains et foin ou végétaux pour les autres au Moyen-Âge, linges plus ou moins précieux – lin, velours, satin, dentelles – pour les bourgeoises du XVIe siècle, et enfin le papier.

Petit à petit, on se sert de papier récupéré pour s'essuyer les fesses. Au XVIIe siècle le papier est encore rare et cher en Europe, mais il devient plus courant au XVIIIe et XIXe siècle grâce au développement et à la démocratisation de la presse. L’industrialisation va être un tournant majeur car elle permet de produire du papier à faible coût et en grande quantité, et surtout du papier neuf qui pourra notamment servir avec le cul propre.

En 1857, l’Américain Joseph C. Gayetty commercialise pour la première fois le PQ à base de chanvre et d’aloès. Il est vendu en paquet de feuilles sous l'appellation « medicated Paper ». Selon l'entrepreneur new-yorkais, ce premier papier toilette fabriqué industriellement éviterait les hémorroïdes. « L’establishment médical considérait Gayetty comme un charlatan quand il a lancé son “Medicated Paper”. Il était ridiculisé dans la presse médicale, notamment parce qu’il a créé ce produit sur le postulat que l’encre d’imprimerie causait des hémorroïdes. Et cette approche a perduré pendant des décennies. Jusque dans les années 1930, les entreprises de papier toilette diffusaient des publicités effrayantes sur les dangers de « la maladie du papier toilette » – une pure invention – causée par du papier toilette de qualité inférieure », explique Richard Smyth, auteur de Torche-cul : une histoire absorbante du papier toilette.

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Malgré cette tentative de marketing via l’argument thérapeutique, c’est un fail commercial. Les Américains continuent d’utiliser le papier du catalogue Sears qu’ils reçoivent gratuitement par voie postale. Quelques années plus tard, en 1890, les frères Scott mettent le premier rouleau de papier toilette sur le marché, même si c’est Seth Wheeler qui sera le premier à déposer un brevet pour l’invention de papier toilette en rouleau en juin 1891. Il améliorera d’ailleurs le système trois mois plus tard en imaginant des lignes de perforations pour détacher les feuillets.

Pour autant, le PQ peine à gagner en popularité et reste un produit très grossier. En 1935, l’entreprise américaine Northern Tissue vend son papier en prônant un produit « 100% sans écharde ». « Ce slogan donne une bonne idée de ce qu’était le standard de base, explique Smyth à VICE. Après tout, le papier ne devait être qu’un tout petit peu plus luxueux qu’une page d’un catalogue Sears ou qu’un épi de maïs usé. L’idée du papier toilette en tant que produit de luxe arriva après, mais les gens se souviendront des premiers papiers qui étaient rugueux, de mauvaise qualité et non absorbants. »

« Il n’était pas dénué d’agrément de se torcher à l’occasion avec une figure politique détestée ou avec une chronique considérée comme un véritable torchon » – Simone Scoatarin, auteure du livre Dis-moi comment tu fais

Cette époque correspond également à l’avènement des produits jetables, qui sont vus comme des objets plus propres et moins dangereux pour la santé. « Les expériences de Pasteur ont lieu entre 1860 et 1864, et la théorie des germes se popularise dans les années 1890 (…). On apprend ainsi que la saleté et la poussière transportent de minuscules organismes vivants, responsables des maladies. Le papier toilette, les gobelets jetables, les pailles jetables (..) se développent en même temps que l’inquiétude croissante pour la propreté, et à partir des idées de la théorie des germes. Les produits jetables se sont d’abord ainsi développés dans le domaine de la propreté. Ces produits se diffusent aussi à cette période, car le prix du papier a commencé à baisser dès le début des années 1870 », écrivent Vincent Aurez et Laurent Georgeault dans Economie circulaire : système économique et finitude des ressources.

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Le PQ présenté comme produit agréable arrive avec l’invention en 1942 du papier toilette à double épaisseur par l'entreprise anglaise St. Andrews. Cela marque « une nouvelle étape vers le niveau démentiel de gâchis atteint pour le dorlotage de notre cul auquel on est si habitué aujourd’hui », explique Smyth, avant d'ajouter : « Il y avait deux tendances parallèles dans le marketing du produit dans la période d’après-guerre : premièrement, le papier toilette est devenu un produit chic, élégant, vendu comme un accessoire pour les foyers sophistiqués. Deuxièmement, les marketeurs ont stoppé le langage sec, médicalisé et ont orienté le discours sur le confort - les messages d’avertissement sévères des docteurs ont été remplacé par les bébés et les chiots ».

En France, on considère le papier toilette comme un luxe avant que son utilisation ne soit généralisée dans les année 60. On préfère largement le journal quotidien. « Il n’était pas dénué d’agrément de se torcher à l’occasion avec une figure politique détestée ou avec une chronique considérée comme un véritable torchon », raconte Simone Scoatarin. Se torcher devient un acte politique, et encore de nos jours d’ailleurs. L’auteure évoque l’anecdote de ce fabricant turc qui a produit des rouleaux baptisés « Sarkozy » pour se venger contre ce dernier qui réclamait que la Turquie reconnaisse sa responsabilité dans le génocide arménien.

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Toujours est-il que le PQ met du temps à devenir un produit de consommation de masse. Les Français ont du mal à passer à autre chose : « Toute nouveauté est difficile à mettre en place. Il y a un maintien des habitudes ancestrales et quand il y a une innovation elle a du mal à s’instaurer, d’autant plus si elle relève de l’intime. Et puis il y a aussi le côté financier, le journal était très bon marché, presque tout le monde avait un journal quotidien », précise Simone Scoatarin.

Mais la société évolue et le papier toilette finit par s'installer dans les us et coutumes. Double, triple, quadruple épaisseur, matelassé, coloré, avec des motifs, parfumé… C’est la course vers un luxe inimaginable des produits de toilette. A tel point qu’on se retrouve aujourd’hui complètement perdus dans le monde merveilleux du PQ. On ne compte plus les fils de discussions sur des forums comme Quora ou Doctissimo destinés à nous éclairer sur cet élément clé de notre quotidien. Pêle-mêle : quelle est la différence entre du papier double et du papier triple épaisseur ? A quoi ça sert d’avoir du papier une épaisseur si je vais en utiliser le double ? Sans oublier le nombre d’avis d’utilisateurs sur Amazon concernant les différentes marques ainsi que de véritables classements pour obtenir le nec plus ultra en terme d’essuyage sanitaire. Les principaux critères pour savoir si un PQ vaut le coup ? Douceur, confort, résistance… De plus en plus luxueux, le papier toilette est aussi une aberration écolo : le papier plus doux requiert des fibres vierges qui viennent des arbres anciens, et irremplaçables, des forêts boréales du Grand Nord ou du Canada comme le dénonce les récents rapports de Greenpeace ou du Natural Resources Defense Council.

« Le papier toilette est littéralement un miracle du consumérisme du XXe siècle puisant ses racines dans l’âge d’or du charlatanisme du XIXe siècle », note Smyth. Pour autant, cela reste compliqué selon l’auteur de vraiment comprendre le comportement des consommateurs dans ce domaine parce qu’eux-mêmes n’aiment pas trop penser à ce qu’ils achètent et pourquoi. « C’est un domaine rempli de névroses, de tabous, de honte et de dégoût. On parle quand même d’un produit dont il fallait taire le nom. Dans les années 30 une entreprise avait fait imprimer un coupon dans le journal où il était inscrit “Il suffit de donner ce coupon au vendeur et vous n’aurez pas à parler de papier toilette !”. Tout cela est plutôt malsain, mais ça fonctionne très bien pour les gens dans le business du torche cul ». De quoi méditer la prochaine fois que vous serez sur le trône.

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