Drogue

Hallucinations terrifiantes et cidre toxique : la belle histoire du datura

La belle plante plonge les humains dans des trips cauchemardesques depuis des millénaires mais nous continuons à nous défoncer avec.
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Sagar - PixaHive

C’est une plante élégante dont les pétales forment un cornet – on l’appelle parfois « trompette des anges ». On la verrait bien garnir des tombes – à raison. En dépit de sa large distribution tout autour du monde, le datura est une plante extrêmement toxique. Des feuilles aux racines, toutes ses parties peuvent causer un coma et la mort après leur ingestion. Des témoignages indiquent que les seules émanations du datura peuvent tuer des animaux domestiques. Pourtant, la petite fleur pâle occupe une place centrale dans de nombreuses cultures depuis des siècles. Les médecins convoitent encore ses principes actifs et les toxicomanes la consomment volontairement. Ses secrets sont nombreux.

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Le datura est connu avant tout pour ses propriétés hallucinogènes. Une influenceuse en a fait la douloureuse expérience au mois de juin dernier après avoir inspiré le parfum de sa fleur à plusieurs reprises. Les visions engendrées par la plante sont largement décrites comme « cauchemardesques ». Un psychiatre indique dans sa thèse qu’elles contiennent souvent des animaux « petits et rampants comme des fourmis, des araignées. » Un rapport du Centre antipoison ajoute que les décès liés au datura sont majoritairement liés à des « actes inconsidérés en lien avec les troubles du comportement engendrés par cette plante » : noyades, défenestrations, insolations… Le datura entraîne en effet une confusion telle que la personne intoxiquée se sent parfois en pleine possession de ses moyens, ce qui rend ses hallucinations encore plus terrifiantes

Ces propriétés ont fait du datura une « plante sacrée » dans de nombreuses cultures, au même titre que la belladone, la jusquiame et la mandragore. Le rite de passage de certaines tribus amérindiennes consistait à consommer uniquement des décoctions de datura pendant 18 à 20 jours afin de « perdre tout souvenir des choses anciennes, même ses parents et son langage » au fil d’une transe qualifiée de « folie furieuse » par certains ethnobotanistes. En Amérique du Sud, il a été utilisé comme sédatif avant des trépanations mais aussi comme « médicament disciplinaire » : les enfants turbulents pouvaient se voir contraints de consommer une tisane de datura pour « apprendre le respect. » 

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Sans surprise, le potentiel psychotrope du datura en fait aussi une plante de chamane. Les sorciers aztèques comme les oracles de Grèce antique la consommaient pour communiquer avec les dieux. Tout comme l’ergot de seigle, le champignon hallucinogène auquel nous devons le LSD et les procès de Salem, le datura est aussi une plante de sorcières : appliqué sous forme de baume sur certaines parties du corps, il déclenche des hallucinations de vol, de danse frénétique ou de transformation en animal. Le Dictionnaire infernal de Jacques Collin de Plancy évoque ainsi une « graisse » dont « les sorcières se frottent pour aller au sabbat par la cheminée. » Une recherche rapide pour « datura » sur Etsy indique que la plante est toujours populaire sous cette forme auprès des maléfacteurs de notre temps.

Bien sûr, tous les utilisateurs de la « trompette des anges » ne sont pas des mystiques et des enchanteurs : certaines personnes se défoncent au datura par plaisir depuis des millénaires. Certains hellénistes croient percevoir son influence dans le népenthès, une boisson qui « chasse la tristesse » des héros homériques. Certains paysans bretons concluent leurs soirées alcoolisées par un verre de cidre dans lequel ont macéré des graines de datura. Ce breuvage appelé « jilgré » est réputé pour causer la perdition plutôt que des hallucinations : le malheureux intoxiqué est soudain incapable de retrouver son chemin ou de franchir le ruisseau qui le sépare de sa maison. Des pratiques similaires semblent exister partout en Europe.

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Les données du centre antipoison et de toxicovigilance prouvent que le datura trouve ses consommateurs récréatifs bien au-delà des bourgades bretonnes : presque 600 expositions ont été signalées dans toute la France entre 2002 et 2008 (dont une par une pâte à crêpes), la moitié environ dans un contexte de toxicomanie. Le rapport qui encadre ces chiffres se soucie moins de ces prises récréatives que des expositions accidentelles : selon ses auteurs, le trip sous datura est « le plus souvent désagréable » et donc « généralement pas renouvelé ». Les symptômes rapportés par les victimes de la plante indiquent que les hallucinations cauchemardesques viennent souvent accompagnées de confusion, de vomissements et de sécheresses des muqueuses telles que parler devient impossible

Les témoignages personnels de consommation de drogue ou « trip reports » concernant le datura sont souvent angoissants (« J’étais en enfer. Il n’y avait pas de démons, pas de flammes ni de soufre, juste un sentiment profond, total de ténèbres et de désespoir. ») et beaucoup plus rarement positifs (« Le datura m’a changé d’une façon que je ne peux pas décrire. ») mais presque tous mentionnent des pertes de mémoire. Mêlées aux hallucinations et aux sentiments de désorientation, ces amnésies ont fait de la fleur blanche une arme de choix pour les malfrats : aux temps de la Renaissance, en France, des voleurs appelés « endormeurs » offraient déjà du tabac mêlé de poudre de datura aux passants pour les rendre dociles et les priver du souvenir du crime dont ils allaient être victimes.  

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Les effets psychiques du datura proviennent essentiellement de la scopolamine. Dans les années 70, des criminels colombiens ont découvert que cette molécule pouvait être extraite des fruits des trompettes du jugement, un arbuste extrêmement similaire au datura. Depuis, cette substance leur permet de commettre toutes sortes de crimes, parfois avec la participation active de leurs proies hypnotisées. Un article paru en 1994 dans le Monde évoque un « diplomate célèbre » transformé en mule par des trafiquants de cocaïne, mais aussi des cambriolages et des viols en réunion dont les victimes ne se souviennent pas. « Tout le monde fait attention, explique une Colombienne dans un documentaire sur la scopolamine diffusé par Vice en 2012. Il suffit de la sentir. C’est très fort. »

Les délires hallucinatoires morbides et les pertes de mémoires criminogènes ne sont pas les seuls « signature moves » du datura. Quand les effets de la scopolamine se dissipent, ils laissent parfois place à des « blessures psychiques » dont témoignent de nombreux consommateurs. Quatre ans après une expérience catastrophique, un « trip reporter » avoue sur le site pour amateurs de psychotropes Erowid : « Les symptômes physiques ont disparu en quatre jours, mais les marques psychologiques doivent encore disparaître. » Un autre utilisateurs raconte : « Avec l’aide continue des antipsychotiques, je pense pouvoir un jour dépasser le traumatisme dont j’ai fait l’expérience sous datura. » Sur le forum français Psychoactif comme sur Reddit, tous les vétérans sont d’accord : mieux vaut ne pas jouer de la trompette des anges.

Les substances actives du datura ont pourtant des qualités au moins aussi étranges que leurs défauts. La scopolamine fait partie de la liste des médicaments essentiels de l’Organisation mondiale de la santé pour ses propriétés antispasmodiques, anti-mal des transports et anti-salivation. Le datura lui-même a longtemps été utilisé par les médecins du monde entier pour guérir les brûlures, les maladies gastro-intestinales et les troubles psychiques, entre autres. Désormais « passée de mode » auprès des praticiens occidentaux, la plante a néanmoins connu son heure de gloire thérapeutique dans les années 70 sous la forme absurde de cigarettes anti-asthme. Mode d’emploi : « Allumer la cigarette, en aspirer la fumée jusqu'à la fin de l’accès de suffocation. » 

Tout est bon, tout est poison. Comme tant d’autres plantes étranges, le datura est à la fois une calamité et une bénédiction. Pendant que ses graines déclenchent des empoisonnements massifs en Guadeloupe et que ses racines fabriquent des zombies en Haïti, ses feuilles permettent de traiter les maux de tête au Népal. Si vous êtes un jour assez inconscient pour vous confronter aux pouvoirs de cette plante, vous éprouverez sans doute les mêmes terreurs primales que les sacrificateurs aztèques et les guérisseuses nigérianes qui la consommaient des siècles avant vous. Vous en serez changé pour toujours, probablement pas pour le mieux, mais vous aurez vu. Pour les autres, les raisonnables, l’honneur de vivre sur la même planète qu’une plante aussi fascinante devrait suffire. 

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