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Société

Être queer et kosovar devant l’objectif d’Antoan Kurti

« Je fais ces portraits pour documenter la vie des personnes LGBTQIA+ qui existent là où elles ne sont pas censées exister. »
JZ
Brussels, BE

Antoan Kurti (40 ans) vit en Belgique depuis 1999, date à laquelle la guerre l’a chassé de son pays natal, le Kosovo. Depuis, il entretient avec ce dernier une relation ambiguë, entre attachement viscéral, rejet et nostalgie, et suit avec passion l’évolution des mentalités et les bouleversements que connaît actuellement la société kosovare. Avec sa série YlberDylber - qui joue sur l’association de ylber, qui signifie « arc-en-ciel », et dylber, qui désigne un « homme très beau », mais qui est aussi une insulte homophobe - il profite de vacances au pays pour photographier l’émergence de la culture queer à travers une collection de portraits intimistes. 

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VICE : Dans quel contexte t’as pris ces photos ? 
Antoan Kurti :
La plupart des photos de la série datent de 2018. Cette année-là, je suis retourné au Kosovo un an après la mort de mon père. Ma famille est catholique et chez les cathos, il y a cette coutume de faire une commémoration un an après le décès. Je voulais être présent pour ma mère, mais j’avais envie d’éviter ma famille, mes amis d’enfance, et leur vieille mentalité. Alors je me suis débrouillé pour que ma mère et moi on se retrouve à Prizren, qui est la ville natale de ma grand-mère - et dans laquelle Mère Teresa a vécu, elles jouaient ensemble quand elles étaient petites - mais aussi une ville dans laquelle il se passe plein de trucs, dont le Dokufest, un festival de films qui est un peu le Sundance du Kosovo. 

Le milieu d’où tu viens est très traditionnel ? 
Oui. Les gens avec lesquels j’ai grandi sont toujours dans le patriarcat pur et dur. Je raconte tout le temps cette histoire : en 2012, je suis retourné au Kosovo pour la première fois, treize ans après avoir quitté le pays. Un de mes amis d’enfance venait de se marier. Ma mère les invite pour dîner, lui, sa mère et sa jeune épouse. On est à table, et là il demande à sa femme de lui servir à boire. Alors que la carafe d’eau est posée juste devant lui. Il peut très bien se servir à boire tout seul, mais non. Il demande à sa femme, qui est à côté de lui, de prendre la carafe d’eau, qui est juste devant lui. Parce que c’est comme ça, c’est la femme doit servir son mari. Tu t’imagines ? Moi cette mentalité, c’est pas possible. 

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Comment t’expliques que toi, tu sois si différent ? 
J’ai été élevé dans ce milieu, dans cette culture, mais ma mère insistait pour que je sois pas mieux traité que mes quatre sœurs. On peut pas vraiment dire que ma mère soit féministe, mais en tout cas, elle voulait pas que je sois mis sur un piédestal. Mon père, lui, avait plutôt le discours : « Mon fils, c’est le roi ». Disons que j’ai eu une double éducation, parce que j’étais calmé en permanence par ma mère. J’estime que c’est une chance, ça m’a permis de ne pas devenir un gros macho. 

Donc durant l’été 2018, tu t’arranges pour aller à Prizren pendant le Dokufest.
Oui, parce que je cherche à me rapprocher de personnes qui me ressemblent. Les jeunes au Kosovo, pour le moment, ils ont des vies vraiment pénibles : pas de boulot, peu d’opportunités, pas de voyages car pas de visa… Mais du coup, la culture underground est en pleine explosion, avec toutes les sous-cultures de la fête, de la techno, de la drogue, etc. Là, je peux être moi-même. Dans les milieux queer et arty, il y a évidemment plus d’ouverture d’esprit, les gens sont plutôt athés ou laïcs [au Kosovo, 90% de la population est musulmane, NDLR], toutes les sexualités sont acceptées. Pour moi, c’est facile de rentrer en contact avec ces milieux. 

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Comment tu rentres en contact, justement ? 
Souvent, par les réseaux et les applis de rencontre. Puis de fil en aiguille une personne t’en présente une autre, qui t’amène à une soirée, qui te présente ses amis, qui te présente d’autres gens, et ainsi de suite. Par exemple, un des modèles de la série, c’est un garçon avec qui je parlais sur Facebook depuis des années. Lui, il a ramené un de ses potes qui vient d’Albanie, que j’ai pris en photo aussi. Un autre, c’est un gars que j’ai trouvé sur Grindr, avec qui j’ai passé un peu de temps… Celui qui pose à côté de la poubelle, je me rappelle plus exactement mais on avait commencé à parler quand j’étais en Belgique - à l’époque ça devait être sur Gayroméo - puis on s’est rencontré sur place, au Kosovo. 

Tu nous racontes l’histoire de cette photo ? 
C’est la seule photo de la série qui date de 2013. C’est un gars avec qui je flirtais - il y avait eu du sexe dans la cour de la mosquée de Sinan Pacha - et on était en train de visiter la forteresse de Prizren. Maintenant c’est un spot super touristique, mais à l’époque elle était encore en ruine. On se promenait et on parlait de la culture gay, qui est complètement étouffée dans la société kosovare. Alors j’ai eu envie de faire un truc qui parle de cette impossibilité d’exister. Cette photo, c’est ça : c’est l’expression de quelque chose qui n’existe pas. Son esthétique est très cruising, mais parce que justement, il n’y a pas de cruising au Kosovo. Le cruising au sens propre - la possibilité de rencontrer des partenaires sexuels occasionnels et anonymes, dans un lieu public - n’y a pas sa place. C’est un tout petit pays, divisé en plusieurs communautés, au sein desquelles tout le monde se connaît. Tu peux pas prétendre à l’anonymat. Et du coup tu perds aussi beaucoup de liberté. Cette photo exprime l’envie de ressembler au reste du monde, où il est possible de te fondre dans la masse, où tu peux faire ce que tu veux. 

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C’était pas un peu tendu de prendre cette photo en pleine journée ?
Si. C’était un risque énorme, en fait. D’ailleurs on a failli se faire surprendre.Heureusement on a entendu les voix des gens qui arrivaient avant qu’ils nous voient. 

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Concrètement, vous risquiez quoi ? L’homosexualité est toujours pénalisée ?
Non, plus depuis quelques années. Mais déjà, à coup sûr, tu risques l’exclusion sociale. Après, il peut toujours y avoir des actes homophobes, dans des proportions plus ou moins graves. Tout dépend si l’agresseur est isolé ou s’il crée un mouvement autour de lui. Il y a quelques semaines, en Macédoine, un activiste LGBTQIA+ albanophone a été tabassé devant sa mère, qui a plus de 70 ans, alors qu’ils sortaient tous les deux du cimetière où ils avaient été déposer des fleurs... Donc oui, il y a un danger. D’ailleurs, les modèles m’ont donné leur accord écrit, mais il y a d’autres personnes qui ont catégoriquement refusé d’être publiées.

T’as réalisé cette série en argentique. Comment est-ce que ça a conditionné ton travail ? 
En général, j’accorde peu d’importance au matériel, vu que ce qui m’importe, c’est l’histoire entre la personne que je photographie et moi. Mais ici j’ai utilisé un Hasselblad, et c’est vrai que ça joue beaucoup sur le rendu final. Déjà, j’étais assez cheap à l’époque, et avec ce type d’appareil, entre la pellicule, le développement et le scan, ça te revient à environ 3 euros la photo. Donc tu réfléchis à deux fois avant de déclencher. Et puis tu peux vite te louper - d’ailleurs tu vois, mes photos sont toutes un peu floues. Il faisait 42°c, on avait chaud, on suait, ajoute à ça l’excitation du moment et un peu de stress… 

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Ça t’est arrivé d’en rater ? 
Oui ! Dans cette série, il devait aussi y avoir une fille avec qui j’ai passé une partie du séjour, une lesbienne kosovare accompagnée de sa copine suédoise, qui m’avait dit qu’elle voulait devenir « mannequin internationale ». Moi à l’époque je m’étais dit que ça allait être compliqué pour elle… Hé bien, elle s’appelle Sihana Shalaj, et l’année passée, elle a ouvert le défilé Yves Saint-Laurent. Mais toutes les photos que j’ai faites d’elle sont ratées : complètement sous-exposées, inexploitables. 

Tes modèles sont souvent très jeunes. D’où vient ta fascination pour l’adolescence ?
Après toutes ces années chez le psy, je n’en suis toujours pas certain. Mais je pense que ça vient du fait que mon adolescence à moi a été inexistante. Quand j’étais ado, la guerre a éclaté dans mon pays. J’ai fui pour venir en Belgique avec mes sœurs. Là, je suis devenu demandeur d’asile à 16 ans, puis sans-papier à 22 ans. J’ai du dealer très tôt avec des tracas et des responsabilités d’adulte. Ajoute à ça la mentalité homophobe, ultra-cadenassée, dans laquelle j’ai grandi. J’ai été étouffé toute mon adolescence. Donc j’imagine que je suis en permanence à la recherche de ce moment de ma vie que j’ai perdu. Et puis je me dis que c’est toujours pas gagné pour les ados de maintenant. Alors j’ai envie de contribuer à une amélioration. Pour qu’ils puissent bénéficier de cette liberté que moi je n’ai pas eue, qu’ils puissent vivre leur vie comme ils l’entendent. Donc voilà, je pense que ça vient de là - mais bon, comme je te dis, je suis pas spécialiste.

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