Ukraine Photo
Yana et Igor Karaman with friend Galina, Odessa, 2017. Toutes les photos : Mark Neville, tirées de son livre Stop Tanks with Books
Culture

L’Ukraine comme vous ne la verrez jamais à la télé

Le livre du photographe Mark Neville intitulé « Stop Tanks With Books » dépeint la réalité d’une population vivant dans un pays en état de siège.
Marine Coutereel
traduit par Marine Coutereel
Brussels, BE

« C’est le truc le plus hypocrite dont j’ai jamais été témoin », déclare le photographe britannique Mark Neville. « Le fait qu’il vienne en Ukraine, c’est d’une obscénité crasse ». Mark, qui a commencé à photographier les communautés du pays en 2016, a définitivement quitté Londres pour Kiev en 2020. Au moment où nous l’avons rencontré, Boris Johnson était en route pour la capitale.

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Nominé en 2020 pour le prix Deutsche Börse, un prix photographique décerné tous les ans par la fondation du même nom, Mark Neville s’attache à créer et publier des livres photo avec une conscience sociale. « Les gens développent une relation émotionnelle avec les livres, ce qu’ils ne font pas avec les journaux ou Internet », explique-t-il. « Un groupe de diplomates peut débattre d’une guerre en particulier, mais il suffit parfois d’une chanson pop ou d’un poème pour modifier la façon dont des gens envisagent un conflit. »

C’est ce concept que le photographe a développé tout au long de sa carrière, peut-être encore plus avec son dernier projet, Battle Against Stigma (2015-2018). Après avoir passé trois mois en Afghanistan avec des parachutistes britanniques, Mark Neville est rentré chez lui atteint d’un syndrome de stress post-traumatique (PTSD). Il a suivi une thérapie pendant deux ans. Ce livre, il l’a conçu afin d’aider les autres et l’a distribué à des associations engagées pour les sans-abri ou la santé mentale. Puis un jour, c’est l’hôpital militaire de Kiev qui le contacte, l’amenant à se préoccuper de ce qu’il se passait en Ukraine depuis un petit moment déjà.  

Aujourd’hui, alors que 100 000 soldats russes sont amassés à la frontière ukrainienne, le dernier livre de Neville, Stop Tanks with Books, vise à interpeller la communauté internationale. Quelque 750 exemplaires sont destinés à celles et ceux ayant une réelle influence sur l’avenir de l’Ukraine — décideurs politiques, ambassadeurs et députés, mais également célébrités et médias. Mark encourage les gens à le contacter par e-mail afin qu’il puisse envoyer gratuitement un exemplaire à quiconque ayant le pouvoir de soutenir le pays. « C’est ma façon de riposter », confie-t-il, « car la guerre ne s’arrêtera pas à l’Ukraine ».

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Kristina in Troyitske, Eastern Ukraine, an hour after the shelling, 2016.

Kristina à Troyitske, Ukraine de l'Est, une heure après le bombardement, 2016.

VICE : Quelle est l’atmosphère actuelle à Kiev ?
Mark Neville :
La rhétorique a fait monter la tension, la monnaie a chuté, les affaires sont difficiles. C’est loin d’être agréable, tout le monde a un plan au cas où les bombes commencent à tomber. Un sac de secours avec des talkies-walkies, des documents, des dollars… En même temps, les restaurants sont bondés. Si les combats parviennent jusqu’à Kiev, je ne pense pas que les gens vont fuir. C’est un État indépendant, ce n’est pas pour rien que tout ceci est en train de se passer. 

Ta relation avec l’Ukraine a débuté en 2015, lorsque l’hôpital militaire de Kiev t’a demandé un exemplaire de Battle Against Stigma. Avant ça, quelle était ta connaissance du pays ?
Comme pour beaucoup de gens, très vague. Je pouvais le situer sur une carte, mais je ne savais rien de la menace de guerre qui y grondait. La propagande russe l’avait dépeinte comme une guerre civile entre l’Est et l’Ouest de l’Ukraine, ce qui n’a jamais été le cas. Malheureusement, cette désinformation a été largement diffusée par la presse occidentale. Je suis content que de ce côté-là, les choses semblent être en train de changer. Mais depuis 2014, il y a eu un manque lamentable de couverture médiatique. Chaque jour, le conflit poursuit sa route. À peu près 2,5 millions de personnes ont dû quitter leur foyer. Une partie du problème, que j’essaie de rectifier dans ce nouveau livre, concerne ces fausses idées répandues sur les Ukrainiens. Par exemple, beaucoup pensent qu’il y a un grand mouvement de droite. Mais il y a un mouvement de droite dans chaque pays ! Je crois qu’il y a un gros malentendu sur l’Ukraine, ainsi qu’une sorte de crainte.

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Parle-nous de ta première visite. Qu’est-ce qui t’a amené en Ukraine ? 
C’était vraiment étrange. L’hôpital m’avait contacté par e-mail, me disant qu’ils avaient comme patients des vétérans de Donbass souffrant de traumatismes. Dans ce genre de pays postsoviétique, on dit simplement à ces gens-là de se ressaisir, on ne comprend pas comment les problèmes de santé mentale se manifestent. Comme je n’avais pas de copie en ukrainien, je leur ai répondu que j’allais leur envoyer un PDF. Mon propre pays avait essayé d’interdire mon livre [le premier envoi de livres avait été saisi par la UK Border Force], mais ce pays postsoviétique avait eu l’audace de me demander une copie. Ça m’a fortement touché, et j’ai voulu aller voir d’un peu plus près ce qu’il s’y passait. Immédiatement, j’ai ressenti un lien profond avec le pays. J’y ai reconnu le traumatisme de la population. La guerre se déroule peut-être à 600 kilomètres de Kiev, mais elle se lit sur les visages. Ça m’a fait réagir, sachant que je venais moi-même de me remettre d’un stress post-traumatique. Par la suite, j’y suis allé chaque fois que j’en ai eu l’occasion.

Maria Holubets, Natalia Tarasenko, Rozalia Boiko, Maria Shvanyk, and Rozalia Mahnyk, at the Greek Catholic Monastery, Zvanivka, 2018

Maria Holubets, Natalia Tarasenko, Rozalia Boiko, Maria Shvanyk, et Rozalia Mahnyk, au monastère grec catholique de Zvanivka, 2018.

Tu as immortalisé l’Ukraine pendant plusieurs années et le livre explore différentes zones géographiques et culturelles, allant des soldats d’Avdiivka aux raveurs de Kiev. Y avait-il un point commun entre tes sujets ?
Ce qui m’a étonné, c’est l’incroyable résilience des Ukrainiens. J’ai discuté avec des personnes qui étaient passées par les pires trucs — perdre leur maison, voir leurs voisins se faire tuer — ou qui avaient de toute urgence besoin de médicaments. Jamais elles ne m’ont demandé d’aide. Elles m’ont simplement préparé un thé, se sont assises près de moi et m’ont raconté leur histoire. Une résilience et une fierté incroyables, c’est ce qui miroitait dans le comportement de tous ceux à qui j’ai parlé.

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Comment ont-ils réagi en voyant ton appareil photo ?
Je possède un gros appareil argentique et je sais que ça peut intimider. Avant de les prendre en photo, je leur demande toujours s’ils sont d’accord et j’essaie de discuter avec eux. S’ils n’aiment pas ça, tant pis, on ne le fait pas. J’essaie toujours de retourner aux mêmes endroits, comme ça les gens s’habituent à moi. Pas uniquement en Ukraine, j’ai procédé de cette façon tout au long de ma carrière. C’est l’antithèse du photo-journalisme, dans la mesure où il ne s’agit pas d’être parachuté, de prendre une image et d’ensuite repartir. Ici, c’est le développement d’une relation stable et constante qui importe. 

Boy near a frontline, Luhansk, 2019

Garçon près d'une ligne de front, Luhansk, 2019.

La plupart des photos sont en couleur, mais certaines sont en noir et blanc. Pourquoi ce choix ?
Dans mon travail, j’essaie de faire référence aux peintures, aux films et aux photographies des années 1960 et 1970. Je peux parfois déceler un élément qui me rappelle un film de la Nouvelle Vague française, et ça va me donner une direction. C’est comme ça que je vis et que j’appréhende le monde. Ça fait donc sens dans mon travail, en plus de tout le reste. On pense vivre dans un monde moderne, mais la vérité c’est que beaucoup de choses empirent. L’inégalité des richesses, l’inégalité raciale, les problèmes environnementaux… L’une des stratégies sous-jacentes que j’emploie dans ce langage visuel consiste à faire passer des messages subliminaux.

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Tu as déménagé en Ukraine en octobre 2020. Comment est-ce que ça a impacté ton travail de photographe ?
Je vois les choses complètement différemment. Je pense qu’en m’intéressant davantage à la réalité quotidienne des gens, qui est très différente du regard que leur porte l’occident, j’ai réussi à m’éloigner des stéréotypes. 

Et en tant que résident, qu’est-ce qui te frappe ici ?
À la télévision russe, j’ai vu une pop star déclarer « nous allons écraser l’Ukraine ». C’était sur une chaîne nationale, et c’était horrible. En même temps, ça fait huit ans qu’on vit avec ça. Alors que je prenais des photos à Odessa, je me souviens d’hélicoptères militaires venus survoler la plage. J’ai vu des milliers de personnes ne plus bouger et lever les yeux au ciel. Dès qu’ils sont partis, tout le monde s’est remis à nager. C’est une parfaite métaphore de ce qu’est l’Ukraine : ici la population continue à vivre sa vie. L’économie, qui est très instable, peut être source d’angoisse. Mais les gens savent bien qu’ils doivent se débrouiller pour faire de l’argent, d’une façon ou d’une autre. Cela dit, je n’aime pas trop toute cette tension. Que va-t-il arriver à mes amis ? Est-ce que je vais devoir combattre ? Finalement, je ne me sens pas du tout relié à la Grande-Bretagne. Je vis à Kiev. Ce n’est pas une seconde résidence. C’est chez moi. Donc tout ça a quelque chose de profondément personnel. 

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Stop Tanks with Books sortira en mars et est déjà disponible en précommande auprès de Nazraeli Press.

Girl in New York, Donetsk, 2021

Girl in New York, Donetsk, 2021.

Evgenia Avramova at ‘the Bees’, 2016

Evgenia Avramova at ‘the Bees’, 2016.

Lina in a national costume, Orihovo-Vasylivka village, Donetsk, 2018

Lina in a national costume, Orihovo-Vasylivka village, Donetsk, 2018.

Ukrainsk, Donetsk, 2021

Ukrainsk, Donetsk, 2021.

‘Stalingrad’ checkpoint, Avdiivka, Donetsk, 2016.

‘Stalingrad’ checkpoint, Avdiivka, Donetsk, 2016.

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