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J'ai mis 1500 euros sur Gamestop

C'était comme faire un tour de manège en beaucoup plus désagréable.

Tout est dans le titre. Entre le samedi 23 et le vendredi 29 janvier, j’ai pris part à la folie autour de l’action du magasin de jeux vidéo américain Gamestop. C’était mon tout premier investissement en bourse. Que mon histoire vous serve d’avertissement.

Samedi 23. Je suis allongé sur un matelas en mousse dans une chambre froide et humide du côté de Quiberon, les voies respiratoires encombrées par un sale rhume. Tout en inspirant-expirant par la bouche, je traîne sur Internet en attendant que la fatigue me fasse oublier la situation. Mes forums habituels bruissent d’une rumeur étrange : manifestement, quelque chose de gros se prépare sur r/wallstreetbets, un subreddit que je percevais depuis longtemps comme un repère de boursicouteurs foireux. Je me dis que des étudiants et des parents célibataires vont encore finir ruinés mais je suis curieux.

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Internet grouille de communautés de traders amateurs qui utilisent des programmes et des applications plus ou moins douteuses pour jouer leur emprunt au NASDAQ. Certaines sont assez audacieuses et peuplées pour tenter des manipulations de marché : je sais que la catégorie « Business & Finance » de 4chan organise des pump and dump minables depuis des années. « On achète tous cet actif en même temps pour faire grimper son prix puis on revend ! » Ce genre de plan finit toujours dans les larmes pour quelqu’un. Cette fois, les kamikazes de r/wallstreetbets ont jeté leur dévolu sur les actions de Gamestop. 

Assez vite, je sens que quelque chose est différent. Les deux millions de membres du subreddit sont extrêmement excités. Quelques publications résument leur plan : des traders de Wall Street ont parié que les titres de Gamestop allaient perdre toute leur valeur. Sans intervention, les actions de cette chaîne de magasins de jeux vidéo semblent en effet destinées à manger le sol : Gamestop est énorme, gravement endetté depuis des années et la pandémie empêche ses boutiques de tourner. De plus, le pari des fonds apparaît comme une prophétie instamment autoréalisatrice car il montre leur confiance dans l’effondrement prochain de la chaîne.

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Wallstreetbets propose à ses membres d’acheter des actions Gamestop pour faire grimper leur prix et donc mettre les traders en difficulté : je crois comprendre que plus leur valeur augmente, plus les fonds vautours devront payer d’intérêts pour maintenir leur pari. À terme, promettent les boursicoteurs de Reddit, ces intérêt deviendront tellement importants qu’ils seront obligés de solder leur position en achetant des actions Gamestop, ce qui fera encore grimper leur prix, et donc les intérêts liés aux paris à la baisse encore non-soldés. Autrement dit, les fonds sont sur le point de tomber dans un cercle vicieux qui peut faire exploser la valeur de l’action.

Je suis jaloux des épargnants kamikazes qui font les guignols sur les forums d’investissement amateur depuis des années. J’aimerais avoir leur courage, leur argent à perdre. J’ai bien tenté de comprendre comment fonctionne cet univers en apprenant son lexique, les actions, les shorts, les options, mais la bourse me semble trop compliquée pour rapporter quoi que ce soit aux poissons maigres dans mon genre. Une application de trading moisit sur mon téléphone depuis des mois. Mais cette fois, quelque chose me dit que le plan de r/wallstreetbets peut marcher. Il est trois heures du matin, mes yeux se ferment. Je décide de prendre ma décision le lendemain.

Dimanche 24. Je fume une cigarette frigorifié devant la mer en attendant le réveil de mon compagnon de voyage, un amateur de cryptomonnaies et de placements. En route pour notre bateau, je lui parle de ma découverte de la nuit. Il me répond que c’est une connerie mais l’idée ne me quitte pas, même quand je manque de me vomir dessus au creux des vagues. Les cours indiquent que GME, le titre de Gamestop, vaut environ 60 dollars. Je décide d’investir 300 euros mais mon ordre ne passe pas. Ça me chiffonne jusqu’à ce que je comprenne que le NASDAQ est fermé : nous sommes dimanche, ma commande sera honorée à son ouverture, demain à 15h30. Je ne connais vraiment rien à rien et mon premier placement en bourse sent fort la mauvaise affaire. 

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Lundi 25. Ma commande passe à l’ouverture des marchés et donc à leur prix. Deuxième leçon : quand les places boursières sont fermées, le prix de leurs actions évolue quand même en « premarket » et en « after hours » sous l’influence de courtiers privilégiés. Les parts que je pensais obtenir pour 60 dollars pièce entrent donc dans mon portefeuille à presque 100 dollars chacune. Je me sens comme un débile. Les chiffres et les courbes qui évoluent à toute vitesse sur mon écran me fascinent, surtout ceux qui indiquent mes gains ou mes pertes. Tout clignote comme à la roulette électronique, moins 30 euros en rouge, plus 10 euros en vert. Je ressens une excitation tout à fait déraisonnable pour les sommes en jeu.

Il fait beau, nous nous baladons dans une ville charmante mais je consulte mon téléphone sans cesse. Les chiffres sont verts, ils grimpent en flèche et retombent dans le rouge en quelques secondes. La tension de la bourse et les vapeurs de la maladie font un mélange infernal, je sens mon visage devenir pâle et la sueur inonder mon dos. Comme un junkie du jeu qui essaie de prédire les résultats du prochain tirage avec des calculs insensés, je lis des « analyses » et des « prédictions » sur r/wallstreetbets pour tenter d’entrevoir le futur. Elles assurent toutes que nous allons gagner le pactole, que le titre va atteindre les 1000 dollars. 22h arrive, le NASDAQ ferme, je suis dans le rouge. La nuit est difficile. 

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Mardi 26. Comme la veille, je passe les premières heures de la journée dans l’angoisse de l’ouverture de la bourse. Le moment venu, le cours reprend à la hausse et ma position entre dans le vert. Je suis rassuré. Nous passons une agréable journée. Ma banque m’envoie un mail pour me recommander de ne pas placer mes sous « n’importe comment ». Quelques médias commencent à remarquer le petit manège de Reddit. Les articles et les interventions de traders à la télévision américaine se multiplient : la veille, un fonds d’investissement connu pour ses bonnes performances a reçu presque trois milliards de dollars de ses partenaires pour éponger les pertes engrangées par ses positions sur Gamestop

Un nouveau discours prend forme parmi les investisseurs amateurs : toute cette opération serait une revanche contre Wall Street pour la crise financière de 2008, une manipulation de marché pour prendre aux riches et rendre aux pauvres. Les milliardaires en costume qui traînent des tronches de six pieds de long sur les chaînes économiques déclenchent des déflagrations de joie et de quolibets sur r/wallstreetbets. Leur attitude fuyante et défensive apparaît comme la preuve que le plan fonctionne. Ce costume de justicier me plaît bien. Mais évidemment, j’ai placé mes sous sur Gamestop par pur appât du gain. Mes motivations sont les mêmes que celles des traders professionnels. 

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Mercredi 27. Nous sommes sur la route de Paris quand le NASDAQ ouvre ses portes. Le cours bondit immédiatement. Je pourrais empocher 800 euros mais je décide de « hold » car les apprentis boursiers de Reddit assurent que le meilleur est à venir. J’ai cru comprendre que les fonds qui avaient parié contre Gamestop allaient devoir solder leur positions vendredi, ce qui déclencherait immanquablement l’explosion de la valeur de GME. Je les crois parce que je suis bête. Convaincu que tout ne peut que se passer comme sur des roulettes, je fais des calculs pour estimer mes futurs gains. 3 000 euros ? 4 000 euros ? Je pourrais peut-être acheter une petite Rolex. À 130 km/h, j’investis 200 euros de plus. 

De retour chez moi, je décide de tout raconter à ma copine. J’avais tenu ma langue car la malheureuse me sert souvent de bureau des pleurs pour les questions financières : bonsoir beauté, je te pleurniche sans cesse dans les oreilles parce que je suis en colocation à six mois de mes 30 ans mais je viens de mettre 500 boules dans une manipulation boursière. Mes explications confuses mais enthousiastes ainsi que ma promesse de lui acheter une paire de Manolo Blahnik si tout se passe bien semblent la titiller. Nous ne nous sommes pas vus depuis une semaine mais j’actualise sans cesse les cours pour surveiller mes sous. J’ai honte comme un camé. Les cours ferment sur un bénéfice enthousiasmant. 

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Jeudi 28. Retour au travail. L’affaire Gamestop est désormais mainstream : dans le monde entier, quotidiens nationaux et presse économique reprennent l’affaire. Je rabâche les oreilles de mes collègues avec mes gains et des bonimensonges sur la revanche envers Wall Street. Le cours approche des 400 dollars. Dans une agitation qui confine à la transe, je place 1000 euros de plus. Quelques minutes plus tard, une application de trading extrêmement populaire aux États-Unis annonce qu’elle ne vendra plus de titres Gamestop. Le scandale est immédiat, Alexandria Ocasio-Cortez et Ted Cruz montent au créneau pour demander une enquête sur Wall Street mais le cours dévisse brutalement.

Tous les indicateurs passent au rouge et GME chute de 200 dollars. En quelques minutes, mes jolis gains deviennent des pertes sévères. Je vois flou au sens propre quand l’application affiche un déficit de 850 euros. Nouvelle découverte boursière : mon envie de vendre est infiniment plus intense dans ce moment de crise que quand tout se passait bien. Cette courbe qui semblait destinée à monter encore et encore semble désormais partie pour percuter le fond d’une tombe. Je ne veux plus optimiser mes profits, je veux limiter les pertes, pardon mamie d’avoir joué les sous que tu m’as offerts pour Noël. Mon doigt flotte comme un spectre verdâtre au-dessus du bouton « clôturer la position » mais je ne clique pas. Je me couche avec un trou de 400 euros. 

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Vendredi 29. L’ouverture du NASDAQ remplace immédiatement mes pertes par un bénéfice de plus de 1000 euros. Je devrais vendre mais je ne peux pas, la consigne est de « hold » et je ne veux pas trahir la cause. Le prix ne bondit pas comme annoncé. Au contraire, il redescend progressivement. Mon investissement tardif de 1000 euros plombe mon bilan. Les zinzins de r/wallstreetbets assurent désormais que le prix explosera la semaine prochaine et de nouvelles plateformes annoncent des restrictions pour contrôler GME. Je transpire, mes entrailles flottent dans mon ventre. Mon instinct me dit de tout arrêter.

Cela fait cinq jours que mon esprit gravite à toute vitesse autour de cette histoire stupide. Je me souviens de mes premières soirées au casino, quand je plaçais des jetons de deux euros sur des chances simples à la roulette. Le croupier me souriait, la bille roulait sur le bois et je ressentais un frisson incroyable pendant quelques secondes. Ce que je ressens désormais me semble plus proche d’une convulsion qui durerait une semaine. Je décide de prendre un bain pour me calmer, avec mon portable pour surveiller le marché, évidemment. Le cours plonge de nouveau et remonte légèrement, je fais 150 euros de bénéfice. Je clôture ma position pour 1650 euros environ, demande un virement vers mon compte et désinstalle l’application dans la foulée. 

Après. Je me suis d’abord beaucoup flagellé pour cette vente précipitée. J’avais le sentiment d’avoir trahi la cause, d’avoir été le rat qui quitte le navire. Évidemment, je redoutais aussi de m’être condamné à rater la fameuse « explosion » et son pactole : et si, lundi prochain, GME atteignait vraiment les 1000 dollars ? J’aurais été lâche mais aussi bien châtié. Ces soucis ne m’ont pas empêché de passer un bon week-end, bien au contraire : enfin, mon esprit pouvait se fixer sur autre chose que des chiffres qui clignotent en rouge ou en vert.

Lundi matin, j’ai tout de même suivi l’ouverture des cours. GME baisse depuis. Beaucoup de gens sont en train de perdre de l’argent. C’est triste. Je suis content que ce ne soit pas moi. Couard peut-être, mais pas déficitaire. Je sais désormais que je ne vaux pas mieux que ces traders si détestables.

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