Pour quelques crimes de plus – à la gloire de « Détective », le plus grand magazine français de faits divers
Photo de couverture parue dans un numéro de "Détective" daté de 1932. Image généreusement fournie par les éditions Joseph K.

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Culture

Pour quelques crimes de plus – à la gloire de « Détective », le plus grand magazine français de faits divers

Des décennies avant le « Nouveau Détective » et ses unes du type « Il m’a pris mes yeux pour se venger », l’hebdomadaire lancé par Gaston Gallimard comptait parmi ses contributeurs des écrivains illustres, comme Joseph Kessel et Georges Simenon.

Plaisir coupable, frisson vulgaire, passe-temps populaire – tout, sauf œuvre littéraire. Le genre du fait divers n'a pas vraiment bonne presse dans la France de 2017, qui ne jure plus que par les tribunes d'Édouard Louis et Geoffroy de Lagasnerie, ou les éditos politico-lénifiants de Laurent Joffrin. Pourtant, y a-t-il écrits plus brillants que ceux de Pascale Robert-Diard du Monde, chroniques judiciaires plus éclatantes que celles de nos camarades d'Épris de Justice, émissions plus divertissantes que les Faites entrer l'accusé ? Le fait divers – dans toute sa diversité, de la PQR la plus confidentielle aux médias nationaux avides de trafic – n'a jamais vraiment été accepté dans le Panthéon journalistique, sauf lorsqu'il est évoqué par quelques intellectuels reconnus.

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Aux grands scribouillards, la Patrie reconnaissante – sauf envers ceux qui ont eu le malheur de passer leur vie professionnelle à évoquer des torrents de sang et autres crimes sordides. Afin de réparer cette erreur, Amélie Chabrier – maître de conférences de littérature française – et Marie-Ève Therenty – professeure de littérature française – viennent de publier Détective, fabrique de crimes ? aux éditions Joseph K. Cet ouvrage remarquable revient sur la genèse du magazine Détective – ancêtre éloigné du Nouveau Détective d'aujourd'hui, célèbre pour ses unes un poil glauques – et évoque un titre unique qui a marqué ses lecteurs par son utilisation de la photographie criminelle – genre alors balbutiant – et son implication d'auteurs illustres – Pierre Mac Orlan, Joseph Kessel et Georges Simenon, entre autres.

Lancé par Gaston Gallimard en 1928, Détective connaîtra un succès aussi retentissant qu'éphémère, et ne manquera pas de choquer les âmes bien nées des années folles. Superbe judas permettant aux lecteurs d'aujourd'hui de plonger dans les plus grandes affaires criminelles et judiciaires de l'époque, Détective ne survivra pas au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. J'ai posé quelques questions à Amélie Chabrier, grande spécialiste d'une revue qui a ouvert la voie à l'évocation décomplexée de tout ce qui fait l'ignominie et la beauté du genre humain.

Une de "Détective" datée de 1935. Image généreusement fournie par les éditions Joseph K.

VICE : Bonjour Amélie. Pouvez-vous m'expliquer comment étaient traités les faits divers par la presse avant la naissance de Détective ? Y avait-il un quotidien ou un hebdomadaire de référence ? 
Amélie Chabrier : Depuis la fin du XIXe siècle, le fait divers est une rubrique essentielle des quotidiens français. Son succès a entraîné la création de suppléments illustrés – comme Le Petit Journal illustré, dont les unes montrent des crimes sanglants – dans lesquels on développe à loisir tous les détails d'une affaire. Détective a eu des précurseurs – comme L'œil de la police, diffusé entre 1908 et 1914. En 1928, tous les grands quotidiens ont un service d'information et accordent de l'importance aux faits divers. Mais Détective est le premier hebdomadaire à s'y consacrer. Surtout, c'est le premier à joindre la photographie aux récits de crime. Dans les journaux cités précédemment, il s'agissait de dessins, non de clichés.

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Pouvez-vous me parler des journalistes engagés lors de la création de Détective, et du triomphe de l'hebdomadaire dès son lancement ?
Toute une mythologie existe autour de la création de Détective ! L'écrivain-reporter Joseph Kessel en revendique l'idée originale mais en réalité on doit ce coup de génie à Gaston Gallimard – les deux hommes sont des proches – qui cherche alors à diversifier ses publications. Le début des années 1930 voit la création de nombreux hebdomadaires illustrés. L'éditeur reprend le format, mais sur le créneau du crime. Il met à la tête du journal Georges Kessel qui, aidé de son frère Joseph, rassemble une troupe de reporters expérimentés et assez connus à l'époque – comme Henri Danjou, Louis Roubaud ou Paul Bringuier. On trouve aussi dans les premiers numéros des textes d'écrivains vedettes de l'écurie Gallimard, comme Pierre Mac Orlan, Francis Carco et Joseph Kessel. Ce coup de pub sert à lancer l'hebdomadaire.

Première une de "Détective". Image généreusement fournie par les éditions Joseph K.

Le choix de la première une de Détective, celle sur Chicago, m'a étonné. Aujourd'hui, j'ai l'impression que les faits divers évoqués dans la presse hexagonale sont très souvent franco-centrés. Était-ce différent à l'époque ? 
La une du premier numéro de Détective est certainement un clin d'œil au film Les Nuits de Chicago de Sternberg, alors en salle au moment de la sortie du numéro. Pendant ses douze années d'existence, Détective traite très souvent des grandes affaires criminelles des États-Unis – par exemple l'enlèvement du bébé Lindbergh en 1932. Un reporter attitré rapporte cette actualité américaine mais dans le livre, nous montrons qu'il s'agit d'un pseudonyme : Roy Pinker, c'est l'enquêteur fictif américain de Détective !

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L'imaginaire du crime dans Détective est international. On peut cependant voir un recentrage sur les faits divers français à partir des années 1933-1934 : le journal, qui se vend moins bien, doit alors faire des économies. Les grands reportages internationaux se font rares !

Détective s'est fait remarquer par des chiffres de vente d'abord impressionnants et une maquette « exigeante », voire innovante. Pouvez-vous m'en dire plus ? Était-ce lié au mouvement art déco, au Bauhaus, à une quelconque école artistique ?
C'est une question très intéressante parce qu'en général on ne retient pas la dimension esthétique de la mise en page de Détective ! Or, effectivement, sur certaines prises de vue on ressent l'influence de la Nouvelle Photographie allemande. De futurs grands photographes, comme Germaine Krull ou Éli Lotar, collaborent au magazine. Enfin, certains photomontages de Pierre Lagarrigue évoquent des collages futuristes ou surréalistes, même s'ils n'ont pas la portée critique de ceux de Marinus pour les unes de Marianne à la même époque.

Mots-croisés parus dans un numéro de "Détective" daté de 1929. Image généreusement fournie par les éditions Joseph K.

Quelle a été la position de Détective au sujet des grandes affaires de l'époque – Stavisky ou Salengro, entre autres ? L'hebdomadaire a-t-il été accusé de propager des rumeurs dévastatrices ? 
L'affaire Salengro n'est pas traitée dans Détective. En revanche l'affaire Stavisky, suivie de l'affaire Prince, couvre un très grand nombre de unes. Le journal ne tombe pas dans le populisme démagogique comme d'autres. Il reconstitue le fil de l'enquête pour conclure raisonnablement au suicide de l'escroc. Lors des émeutes du 6 février 1934 faisant suite à ce scandale politico-financier, Détective n'adopte pas une position antiparlementaire comme la presse de droite (Gringoire, par exemple) ; de façon générale, le traitement de l'information politique par Détective, qui reste assez rare, ne donne pas lieu à des dérives qu'on peut observer ailleurs à cette époque dans les médias. Pas de rumeurs folles, pas de « bidonnages » pour manipuler l'opinion.

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C'est noté. Sinon, d'où vient cette idée de « double une » ? Était-ce la norme à l'époque ?
Ce n'est pas nouveau, car Détective la reprend aux suppléments illustrés des journaux du XIXe siècle, mais ce n'était pas la norme à l'époque. Le système est très pratique : en lisant Détective, chacun se transforme en « homme-affiche » pour le journal ! Cela permettait souvent d'annoncer un fait divers sanglant ou un reportage inédit à retrouver dans les pages intérieures.

Et quel était le lectorat de Détective ? Lisait-on Détective en province, par exemple ?
Les archives du journal ayant disparu, on n'a pas beaucoup de renseignements sur le lectorat, hormis les pages du journal lui-même. D'après les listes des gagnants des jeux-concours, on peut dire que les lecteurs de Détective sont plutôt urbains, de Paris et sa banlieue, mais aussi des villes de province, des colonies, et de Belgique.

Photo parue dans un numéro de "Détective" daté de 1936. Image généreusement fournie par les éditions Joseph K.

Quel était le regard des intellectuels des années 1930 sur Détective ? Est-il vrai que Simone de Beauvoir le lisait ? 
Les intellectuels français, de droite comme de gauche, méprisent Détective. Dans la revue Le Surréalisme au service de la révolution, Aragon pose un regard très dur sur le magazine, dénonçant son américanisme et son « exaltation du flic ». D'autres intellectuels de gauche comparent le ton sépia et le contenu du magazine à des fientes de pigeon ! Quant à Beauvoir, c'est sans doute pour se construire une image anticonformiste qu'elle évoque ses lectures « canailles » dans La Force de l'âge.

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Accusait-on Détective de pousser les gens au crime, comme on peut le faire aujourd'hui pour les jeux vidéo et les films violents ?
Bien sûr ! C'est l'éternel argument ! La Croix, par exemple, ne manque pas de signaler que tel assassin infâme lisait Détective ! La photographie, surtout, inquiète. Au cours de ses douze ans d'existence, l'hebdomadaire est d'ailleurs interdit d'affichage en Belgique, dans certaines villes françaises, et même une fois à Paris, pour sa nocivité. Le directeur Marius Larique n'échappe pas à quelques procès. Pourtant Détective ne « fabrique » pas de nouveaux criminels : la statistique judiciaire ne connaît pas de changement notable avec l'apparition du magazine !

Entre 1928 et 1940, Détective est autant critiqué que ses successeurs de l'après-guerre. Je ne connais pas assez le corpus de ces années-là mais je ne suis pas sûre que l'on puisse juger ses successeurs en ces termes : les codes de représentation évoluent, la maquette du journal aussi. Par exemple, le grand reportage, qui marque l'époque faste de Détective, a presque disparu dès 1935.

Le rapport entre reportage et fiction est l'un des points centraux de la complexité de Détective, qui n'a eu de cesse de jouer sur les deux tableaux.
Effectivement, et c'était ce que nous avions à cœur de montrer à travers l'expo et le livre. Détective laisse rapidement tomber la publication de fictions déclarées comme telles. Mais de nombreux textes, estampillés « reportage », mettent en œuvre des procédés d'écriture qui relèvent du genre fictionnel. Cela n'exclut pas une recherche d'information véritable et des enquêtes de terrain menées par des reporters aguerris. C'est ce qu'un critique de l'époque appelle « le romancement » du réel. C'est assez classique dans l'histoire du fait divers de faire appel à des ficelles de la fiction pour divertir les lecteurs. Et ce n'est pas une exception dans le paysage de la presse des années 1930 ! Les lecteurs lisent Détective pour s'informer, bien sûr, mais aussi pour se distraire, pour lire une bonne histoire, la caution du vrai en plus.

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De son côté, Gaston Gallimard s'est toujours tenu à l'écart des affaires de Détective. Du moins publiquement, car en réalité, comme le montrent les archives consultées, il dirige d'une main de fer cette publication. Il republiera certains reportages de Détective dans ses collections, en changeant parfois l'étiquette générique : un reportage devient ainsi un roman, en changeant de support.

Une de "Détective" datée de 1937. Image généreusement fournie par les éditions Joseph K.

Au cours des années 1930, Détective semble avoir évolué en évoquant de plus en plus l'actualité et en adoptant une ligne pro-police, je trouve. Est-ce aussi votre analyse ?
Nous avons effectivement noté une différence très nette entre les premières et les dernières années du journal. Au début, le reportage est roi et fait le renom du journal et de ses reporters, avec des sujets ambitieux et assez engagés comme le bagne, la peine de mort ou la prostitution internationale. Après les années 1933-1934, les reportages ne disparaissent pas mais changent : des sujets plus sociaux apparaissent, plus locaux aussi. Les ventes sont plus faibles, l'argent manque, une partie de la rédaction est licenciée. Détective n'échappe pas à un durcissement de certains de ses articles. L'immigration inquiète et est parfois directement reliée à la criminalité. Des articles signés du directeur Marius Larique (qui sera accusé après-guerre de collaborationnisme) sont effectivement très pro-police et font frémir.

Détective évoquait-il – de manière détournée ou directe – l'actualité sociale et politique de l'époque, comme les luttes sociales de 1936, le krach économique, les procès de Moscou, la montée du fascisme ?
Même si ce n'est pas le cœur du journal, Détective suit l'actualité politique, surtout à partir des scandales Hanau, Ouistric et Stavisky. La guerre d'Espagne est couverte par des reporters sur place, et plusieurs reportages s'inquiètent de la montée d'Hitler en Allemagne. L'abondance des reportages sociaux apparaît comme un écho aux préoccupations de l'époque, même si les hommes politiques ne sont jamais évoqués. Enfin, durant les années 1939-1940, le journal traite quasi uniquement de la guerre et de ses marges.

Merci beaucoup, Amélie.

Détective, fabrique de crimes ?  d'Amélie Chabrier et Marie-Ève Thérenty est édité par les éditions Joseph K, en collaboration avec Paris bibliothèques. Commandez-le par ici.

Découvrez les numéros numérisés de « Détective », issus des collections de la Bilipo, par ici.

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