vrai self
Image : GeorgePeters via Getty. 
Santé

Pourquoi le « vrai self » n'est qu'une illusion

Ce concept est un exemple dit de « psychologie naïve » et il est presque certain qu'il n'existe pas.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Dans la première saison de X-Files, Dana Scully aide l’agent du FBI Jack Willis à piéger un couple de braqueurs de banque. Mais les choses ne se passent pas comme prévu : l’un des braqueurs tire sur Willis, avant d’être lui-même abattu par Scully. Willis sort de son coma quelques jours plus tard, mais il a changé. Il est sombre, maléfique. Il semble être possédé par l’esprit du criminel, qui va essayer de retrouver sa compagne et de se venger de quiconque l’a dénoncé au FBI.

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Pendant ses études, Nina Strohminger a binge-watché X-Files (« comme tout le monde », dit-elle). Au fil des épisodes peuplés d'extraterrestres et de monstres, un trope surnaturel a attiré son attention : la transmigration des âmes. (Cela se reproduit plus tard dans la série, lorsque l’esprit de Fox Mulder se retrouve dans le corps d’un responsable de la Zone 51).

Aujourd'hui professeure à la Wharton School de Philadelphie, Strohminger a trouvé le principe fascinant, car si un braqueur de banque pouvait quitter son corps et se retrouver dans celui de Willis, cela impliquait que son âme n'était pas liée à son corps en premier lieu. Elle a également remarqué que lors de la transmigration des âmes, les gens « n'apportaient que certains de leurs traits ». « Cela semblait sélectif, alors je me suis demandé s'il y avait un modèle », dit-elle. 

Sa curiosité l'a finalement amenée à faire une expérience. Avec l’aide de son collègue Shaun Nichols, professeur de philosophie à l’université d’Arizona, elle a posé la question suivante aux sujets : si vous passiez dans un autre corps, quels traits de votre personnalité seraient les plus susceptibles de vous accompagner ? Les personnes interrogées ont cité leur sens moral avant tout autre caractéristique, souvenir ou préférence. 

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Ce travail n'est que l'une des nombreuses démonstrations, au fil des années, d'une notion psychologique appelée le « vrai self ». Le vrai self est différent du « self », qui est la traduction anglaise du « soi » et qui désigne une combinaison floue mêlant votre apparence physique, vos capacités mentales, vos souvenirs et vos habitudes ; autant de choses qui changent avec le temps. Le vrai self est ce qui constitue votre essence. C'est le noyau de ce que vous êtes ; si on vous l'enlevait, vous ne seriez plus vous-même. 

Posez-vous la question : quelles parties de vous-même considérez-vous comme votre « vrai self » ? Analysez vos actions : lesquelles sont en accord ou en contradiction avec votre vrai self ? Fait remarquable : non seulement la plupart des gens croient avoir un vrai self, mais ils répondent tous la même chose. Ils disent systématiquement que leur vrai self est la partie d'eux-mêmes qui est fondamentalement bonne sur le plan moral.

Pourtant, le vrai self est un exemple dit de « psychologie naïve ». Il est presque certain qu'il n'existe pas. Ce que nous savons des neurosciences et de la psychologie n'apporte pas la preuve de l'existence d'un vrai self moralement bon, enfoui quelque part au fond de nous. Et pour Strohminger, cela rend cette croyance d'autant plus intrigante.

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Même si ce sentiment d'un vrai self moralement bon est sans doute biaisé, il n'en joue pas moins un rôle important, qu'il s'agisse de la manière dont nous percevons le comportement des autres ou dont nous évaluons notre propre vie. Dans cet article paru plus tôt ce mois-ci, l’auteur se demande si cette croyance en notre vrai self vertueux nous motive à agir de manière éthique au quotidien, ou si nous utilisons plutôt ce sentiment instinctif comme un moyen de pardonner nos mauvais comportements.

« C'est ce que tout le monde veut vraiment savoir. Est-ce que c'est vrai, est-ce que nous avons vraiment un vrai self ? C'est une question philosophique à laquelle il n'y a peut-être pas de réponse satisfaisante », dit Rebecca Schlegel, psychologue de la personnalité à l'université A&M du Texas, qui se définit comme une « agnostique du vrai self, penchant vers un profond scepticisme ».

Nous sommes bombardés de l'adage « sois toi-même ». Adam Grant a écrit dans le New York Times que « nous sommes dans l'ère de l'authenticité, où "être soi-même" est le conseil déterminant dans la vie, l'amour et la carrière. » Une étude de 2011 a révélé que dans les discours de remise des diplômes universitaires, l'un des messages les plus courants était : « Restez fidèle à vous-même. » 

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Il a été démontré à maintes reprises que les traits moraux sont au cœur de ce qui fait la spécificité d’un individu. En 2008, des chercheurs ont constaté que les gens étaient plus réticents à prendre des médicaments susceptibles de modifier leurs traits moraux, comme la gentillesse ou l'empathie, que des médicaments susceptibles de modifier leur niveau de vigilance ou leur mémoire.

Lorsque les gens font des changements positifs dans leur vie, ils ont plus de chances d'être perçus comme révélant ce qu'ils ont toujours eu au fond d'eux-mêmes. Lorsqu'ils opèrent des changements négatifs, ils s'éloignent de leur véritable identité. Lors d’une étude, lorsqu'on a demandé aux sujets quelles parties du self étaient à blâmer lorsqu'une personne devenait « mauvaise », par exemple un « père absent », les participants ont répondu que ces changements étaient attribuables au « self de surface ». Mais si quelqu'un devient une meilleure personne, un père aimant, c'est une expression du vrai self.

Selon Schlegel, cette conception d'un vrai self moralement bon est stable, contrairement à d'autres constructions psychologiques. Des études menées auprès de personnes originaires de Colombie, de Singapour et de Russie ont abouti à des résultats similaires, même si ces cultures peuvent avoir des idées très différentes sur le self et la nature de l'individu. « Les Indiens hindous et les Tibétains bouddhistes considèrent que les aspects moraux d'une personne sont au cœur de son identité, même si ce dernier groupe nie l'existence du self », a écrit Christian Jarrett dans The British Psychological Society Research Digest

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Et si nous nous percevons généralement différemment des autres (c'est ce que l'on appelle le biais d’autocomplaisance), nous pensons aussi que le vrai self des autres est moralement bon. Même les personnes qui s'identifient comme misanthropes, c'est-à-dire qui pensent que les humains sont intrinsèquement mauvais, montrent le même biais dans les expériences, en attribuant les traits positifs au vrai self et les traits négatifs à autre chose.                    

Pourquoi nous considérons-nous comme moralement bons, au fond ? Il se peut que nous ayons de nombreuses raisons de le faire : en plus d’être bénéfique pour le bien-être, cela nous aide à coopérer avec les autres et à leur faire confiance.

Mais l’autre explication est que c'est simplement notre façon d’envisager les choses. C'est ce que l'on appelle l'essentialisme psychologique. Lorsqu'on nous demande de décrire l'essence de quelque chose, qu'il s'agisse d'une personne, d'un groupe, d'un pays ou même d'un meuble, nous avons tendance à nous concentrer sur ses bons aspects. Si l’on nous demande de décrire l'essence d'une table, nous allons dire qu'elle a quatre pieds et une surface sur laquelle on peut manger ; ce sont les caractéristiques d'une bonne table. Nous n’allons pas décrire une table cassée. Notre notion du vrai self peut être en accord avec cette pensée essentialiste.

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Pourtant, notre monde moderne peut sembler en contradiction avec la croyance en un vrai self moralement bon. Pourquoi y a-t-il tant de conflits politiques, de crimes haineux et de querelles en ligne ? Josh Knobe, philosophe expérimental à l'université de Yale, propose une théorie. Bien que nous croyions tous en un vrai self moralement bon, notre définition de ce qui est moral varie en fonction de nos propres valeurs. 

Dans le cadre d'une expérience, Knobe et ses collègues ont demandé aux participants de réagir à l'histoire de « Mark », un catholique attiré par les hommes. Les conservateurs ont répondu que le vrai self de Mark était la partie au fond de lui qui voulait respecter ses convictions religieuses, et qu’en cédant à ses pulsions, il en dévierait. Les libéraux ont répondu que son vrai self était son homosexualité, et que la nier au nom de ses croyances serait un affront à sa véritable identité.

Même si nous ne sommes pas du tout d'accord avec quelqu'un, cela n'entre pas nécessairement en conflit avec la croyance dans le vrai self, puisque le vrai self n'est pas lié aux actions d'une personne. « Lorsque vos amis proches ou des membres de votre famille ont une vision du monde très différente de la vôtre, votre réaction instinctive consiste à vous dire : “Ils ne sont pas vraiment comme ça”, explique Schlegel. “Ils se sont fait avoir par ce truc sur Facebook, ils ont été dupés. Mais je sais qu’au fond d’eux-mêmes, ils partagent mon avis.” » 

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Pendant ce temps, l'autre personne pense la même chose de vous : que vous avez été endoctriné et qu'au fond, vous avez les mêmes valeurs qu'elle. Comprendre ces schémas de pensée peut nous aider à voir clairement les suppositions que nous faisons sur les autres et sur nous-mêmes. 

Il existe des situations dans lesquelles le vrai self peut s'effondrer, et les psychologues cherchent encore à les comprendre. Il se pourrait que les personnes souffrant d'un niveau élevé de dépression aient une vision différente de vrai self, mais selon Schlegel, il n’y a pas encore assez de recherches pour répondre à cette question. 

« Penser que les gens ont un bon fond ne semble pas correspondre à notre système de justice pénale, qui est fondé sur la punition et la rétribution », explique Matthew Vess, professeur de psychologie à l'université A&M du Texas. Dans des travaux à venir, qui n'ont pas encore fait l'objet d'un examen par les pairs, Vess et ses collègues, dont Schlegel, ont constaté que lorsqu'on demandait à des sujets de penser à des délinquants criminels, ils étaient plus enclins à dire que le vrai self de ces derniers était moralement mauvais. 

« Plus les gens pensent que le vrai self d'une personne est moralement mauvais, plus ils soutiennent la sanction rétributive, dit Vess. Je pense que l'idée que le vrai self est moralement bon par nature est un préjugé. Mais il y a probablement une grande flexibilité dans la façon dont nous utilisons ces croyances. Il se peut que nous les appliquions dans certaines situations et pas dans d'autres. »

Si nous croyons qu'au fond de nous-mêmes, nous sommes moralement bons, cela nous pousse-t-il à agir en conséquence ? Dans un article publié ce mois-ci, Matt Stichter, philosophe à l'université d'État de Washington, a mis en évidence certains inconvénients éthiques potentiels liés à cette conviction. « Au départ, j’ai trouvé cela génial que les gens considèrent la moralité comme un élément essentiel de leur identité, dit-il. Mais plus j'ai commencé à creuser, plus j’ai commencé à m'inquiéter. » C'est parce que cette bonté semble être présumée plutôt que méritée, dit-il. Si vous vous comportez de manière immorale, vous vous écartez de votre vrai self, qui reste inchangé malgré vos actions. 

Et si le fait d'avoir un vrai moi moralement bon est au cœur de notre identité, alors agir de manière immorale ne veut pas seulement dire faire le mauvais choix, cela menace aussi notre sentiment d'identité. « Cela va engendrer beaucoup de détresse », dit Stichter. Certaines personnes pourraient répondre à cette détresse en niant leurs actions immorales et en se mettant sur la défensive. D'autres pourraient se précipiter pour faire une bonne action afin de rétablir leur bonté. 

Ces deux réponses relèvent du crédit moral, aussi appelé hypocrisie morale. Selon Stichter, ces actions compensatrices ne sont pas synonymes d'un véritable développement. Il s'agit de solutions rapides qui permettent à un individu de se sentir mieux, peut-être parce que c’est plus en phase avec l’idée qu’il se fait de sa véritable personnalité.

La croyance en un self moralement bon est une idée puissante qui suppose que même si vos actions ou les circonstances de votre vie ne sont pas idéales, il existe au fond de vous quelque chose d'intrinsèquement bon que vous pourrez peut-être exprimer un jour. Mais elle peut aussi alimenter une sorte de crise existentielle si votre vie ne correspond pas à votre vrai self. Tout le monde peut connaître ces moments où l'on doute d'être sur la bonne voie ou de vivre une vie qui correspond à ce que l'on est « vraiment ». La pression d’« être soi-même » ou de « se trouver » peut ajouter à ce stress. Schlegel recommande plutôt de s'en tenir à une notion plus souple du vrai self. Comme l'a écrit Strohminger : « Le vrai self est posé plutôt qu'observé. C'est un phantasme plein d'espoir. »

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