FOMU tiff Gülşah Bayrak
Société

Quelque part entre l’Ouest et l’Est, les photos de Gülşah Bayrak

« Parfois, je remarque qu’on place l'art sur un piédestal, et j'ai du mal avec ça. »
Nadia Kara
Antwerp, BE

Malgré l'essor des réseaux sociaux qui participe à décupler la visibilité de certain·es, percer en tant qu'artiste reste encore et toujours un défi. Mais parfois, il suffit d’un petit coup de pouce, d'une main tendue ou d'un soutien quelconque pour complètement changer une vie. C'est pour ça que, chaque été, le FOMU sélectionne dix photographes émergent·es qui vivent ou travaillent en Belgique, pour son exposition collective .tiff. Tout au long de l'année, les talents sélectionnés bénéficient du soutien et de ressources du Musée de la photographie d'Anvers pour développer leur pratique. 

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On a parlé avec Gülşah Ayla Bayrak (25 ans), une jeune artiste pluridisciplinaire qui fait partie de la sélection de cette année. On a évoqué avec elle son identité entre Occident et Orient, sa place dans le monde de l'art et ses projets futurs.

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VICE : Gülşah, tu viens d'être diplômée, qu'est-ce que t’as appris sur l'art et sur toi-même en tant qu'artiste ces dernières années ?
Gülşah :
De mes 14 à mes 25 ans, j'ai fait le tour des écoles d'art belges, c’était super intéressant mais surtout très monotone. J'en ai eu ma claque et, à un moment donné, j’ai décidé de m’inscrire pour un échange international. En 2020, je suis allée en Corée du Sud pour poursuivre ma formation aux Beaux-Arts : pour la première fois, j'ai reçu un enseignement avec une perspective différente, et ç’a beaucoup enrichi mon travail et ma façon de penser. Cet échange m'a permis de trouver et de comprendre ma place en tant qu'artiste. Après ça, j'ai fait une résidence à Istanbul, où j'ai été en contact avec différent·es artistes du Moyen-Orient. Leurs points de vue m'ont donné une vision nouvelle sur ce que je faisais et ont nourri mon intérêt pour les productions artistiques de différentes régions du monde. En tant qu'artiste, j'ai une soif infinie de savoir et d'apprendre. Parfois, ça fait beaucoup d'informations à traiter, mais je peux aujourd'hui dire avec fierté que j'ai rassemblé pas mal de connaissances dans mon domaine, tant occidentales qu'orientales. 

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T’as des racines géorgiennes et turques, t’as grandi dans le Limbourg ; à quel point es-tu encore connectée avec tes origines?
Elles sont très importantes pour moi, tant sur un plan personnel que sur un plan artistique. Les éléments hérités du milieu de mes parents ont énormément influencé la façon dont je me suis formée visuellement et artistiquement parce que notre quotidien était encore très ancré dans les rites et coutumes géorgienne et turque. En même temps, ça créait aussi un fort contraste avec le mode de vie que j'avais ici, en Belgique : à l'école, j'étais éduquée dans une perspective occidentale, et le week-end j'étais complètement immergée dans les valeurs et les traditions orientales. 

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En Belgique, y’a beaucoup de gens qui, comme toi, grandissent entre différentes cultures et doivent trouver leur place quelque part. Comment t’as trouvé ton propre équilibre et développé ton identité ?
En fait, je pense que j'ai jamais été capable de m'identifier complètement à une culture ou à une autre. J'ai toujours tout remis en question, j'ai essayé très fort de découvrir qui je suis vraiment et ce que je ressens. Je me vois vraiment comme un pont qui relie l'Orient et l'Occident ; c'est dans la recherche de cet équilibre que j'ai appris à me définir, et j'ai toujours vu et respecté les deux de façon égale. En tant qu'enfant, j’avoue que c'était parfois déroutant. À l'école, dans un environnement majoritairement blanc, je me sentais très turque ; et quand j'étais à la maison, je me sentais tout d’un coup très occidentale. Heureusement, au fil des années, je me suis habituée à ce sentiment d'être toujours différente, et maintenant je comprends la vraie valeur et la richesse de cette position.

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« Parfois, je remarque qu’on place l'art sur un piédestal, et j'ai du mal avec ça. Quand on place quelque chose hors de portée, ça crée un genre de fossé entre le public et l’artiste. »

Pendant ton enfance, t’étais déjà à fond dans l’art ?
À Sledderlo, où j'ai grandi, je vivais dans une communauté turque assez fermée où l'art n'était pas exactement une priorité: on était tou·tes des migrant·es, notre priorité c’était de survivre. Ces schémas de vie ne laissent généralement pas beaucoup de place à la créativité. La seule forme d'art qui gravitait dans notre foyer à l'époque c’était la télé : j'étais fascinée par les clips, les films, les dessins animés... je voulais apprendre à en faire moi-même. Je me souviens aussi que mon père prenait constamment des photos de tout, tout le temps. Et j'ai toujours voulu l'imiter. C'est avec son appareil que j'ai commencé la photo, et je l'utilise encore aujourd’hui.

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Du coup, la photo c’est vraiment une vocation émotionnelle pour toi. Comment est-ce que tes parents ont réagi quand t’as décidé d'étudier dans l'art ?
D’office, dans mon entourage, il y avait pas mal de résistance : beaucoup de préjugés, de fausses idées préconçues sur le monde de l'art et sur les gens qui veulent se destiner à une carrière dans le domaine. Mais heureusement, mes parents n'ont jamais essayé de m’en empêcher. Même s’iels se sont inquiété·es des débouchés que j'aurais à l'avenir, iels m'ont toujours soutenue, et je leur en suis très reconnaissante. C'est pas toujours une évidence au sein de familles qui se sont déracinées dans l'espoir de trouver un avenir plus prospère.

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J'ai lu quelque part que t’avais travaillé à plein temps pendant tes études, ça devait pas être facile. Les écoles d'art sont souvent remplies d'étudiant·es plus privilégié·es, tu t’es déjà sentie frustrée de voir à quel point c'était (plus) facile pour les autres ?
Je me compare jamais aux autres. En tant qu'enfant de migrant·es, j'ai toujours eu l'impression d'avoir beaucoup de choses à rattraper, j'ai dû rapidement apprendre à me concentrer surtout sur moi-même pour réussir. Chacun·e a son propre chemin et sa propre façon d'arriver à la bonne destination, pour moi, ce que les autres font et comment iels y arrivent n'a presque pas d’importance. Au fil des ans, j'ai surtout beaucoup appris par moi-même, par pur intérêt. Ma motivation vient de mon besoin de faire de l'art, qui est quelque chose de très organique et viscéral ; créer, c’est comme une sorte de méditation, c'est ma façon de matérialiser ce qui se passe dans ma tête. C'est comme ça que je peux m'exprimer le mieux.

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Tu sembles être quelque peu détachée du monde de l’art qui se prend parfois très au sérieux. Comment tu trouves ta place dans tout ce bordel ?
L'art doit rester une expérience accessible à tou·tes, un déclencheur ou une réaction à quelque chose. Parfois, je remarque qu’on place l'art sur un piédestal, et j'ai du mal avec ça. Quand on place quelque chose hors de portée, ça crée un genre de fossé entre le public et l’artiste - j'ai pas du tout besoin de ça. Ça me dérangerait pas que le public veuille interagir avec mon travail : toucher, sentir, expérimenter, tout ça devrait être permis, non ? Je pense que c'est pour ça que je fais de l'art, pour transmettre une expérience et la partager avec les gens.

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« J'espère que plus tard, je pourrai vivre de mon art. Mais ça me rend un peu anxieuse de réaliser que je vais probablement devoir produire constamment. »

C’est aussi évidemment lié, dans une certaine mesure, à la mercantilisation de l'art : certain·es artistes font l’objet d’une sorte de hype, ce qui est souvent synonyme d’une carrière bien lucrative. Et en même temps, de plus en plus d’artistes ont de plus en plus de mal à vivre de leur travail...
Clairement, en tout cas c’est mon cas. Je trouve que c’est vraiment difficile de monétiser mon art. Personnellement, je saurais même pas comment vendre mon travail. À l'école, on nous a jamais rien appris de tout ça, on sait rien sur la propriété intellectuelle et sur nos droits en tant qu'artiste. Du coup, j’ai un peu dû tirer mon plan et aller moi-même à la recherche des infos dont j’avais besoin, et j'espère que plus tard, je pourrai vivre de mon art. Par contre, ça me rend un peu anxieuse de réaliser que je vais probablement devoir produire constamment, ce qui me convient pas non plus. C’est pas vraiment ma façon de faire. Mon processus créatif est très lié à mes émotions et à mes expériences. Ça demande du temps et de la spontanéité. 

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Quand je vois ton travail, j'ai l'impression que tu t’inspires aussi beaucoup des différentes questions sociales ; est-ce que tu dirais que t’es une activiste ?
Je pense pas être assez active pour me qualifier de militante ni d’activiste, mais j'essaie de suivre les différents sujets importants de notre société et l’évolution des situations d’urgence qui émergent dans ce monde. Dans ma pratique, j'explore ces thèmes à un rythme lent et en partant de ma propre expérience ; par après, ça peut me servir d’étude. Mes pièces n'appellent pas nécessairement à une action directe, elles proposent des pistes de réflexion. C'est ma façon de contribuer à la lutte.

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Qu’est-ce que tu te souhaiterais dans un avenir proche ? Qu'est-ce que tu voudrais encore rechercher, explorer, développer ?
En ce moment, je fais principalement des recherches sur le thème de l'Eurasie. Je voyage constamment entre l'Europe et l'Asie depuis quatre ans, et le contraste entre les deux continents me fascine énormément, tout comme les similitudes. On sépare souvent l'Europe et l'Asie en termes de culture : à Istanbul, tu peux faire l'expérience de ce clash de façon très concrète, et ce sentiment ne me quitte jamais. Je trouve toujours ça magique de voyager d'Europe en Asie, de pouvoir traverser tant d'Histoire. J’aimerais créer un collectif, avec d'autres artistes qui travaillent sur le même thème. Et puis sinon, j'ai quitté mon job à plein temps la semaine dernière et j'ai bouclé beaucoup d'autres choses dans ma vie. Je suis prête pour la prochaine étape.

Depuis le 24 juin, vous pouvez découvrir les pièces de Gülşah Ayla Bayrak, Alice Pallot, Arian Christiaens, Barbara Debeuckelaere, Cédric Kouamé, Emile Rubino, Lars Duchateau, Ligia Popławska, Rami Hara et Seppe Vancraywinkel dans le magazine .tiff ainsi que dans le musée lui-même.

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