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Culture

Les femmes sont des trolls comme les autres

73% des victimes de cyber-harcèlement sont des femmes. Mais 100% des harceleurs sont-ils des hommes ?

L'article original a été publié sur Motherboard France.

Mercredi 21 mars, la secrétaire d’État en charge de l’égalité entre les femmes et les hommes en France, Marlène Schiappa, a présenté un projet de loi destiné à lutter contre les violences « sexuelles et sexistes » au Conseil des ministres. Le texte prévoit l’élargissement de la définition du harcèlement en ligne pour favoriser la lutte contre les campagnes de harcèlement groupé sur Internet. Chez les trolls, cette initiative a été accueillie avec défiance : « Je continuerai d’insulté [sic] qui j’ai envie », se vante un internaute dans un fil consacré au projet de loi sur jeuxvideo.com. Un autre lance : « le ministère des femmes » à côté d'un smiley couvert de vomi.

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Les trolls n’ont jamais aimé qu’on les empêche de poursuivre leur cible du moment. Thomas* administre l’un des plus grands forums du web français, il a accepté de témoigner à condition que nous ne dévoilions pas le nom de son employeur. Il explique : « Aujourd'hui, les gars se donnent à fond sur Balance ton porc, Me too… Parce que ce sont les thématiques à la mode. On a eu des périodes où c’était très raciste, notamment au moment du débat sur l’immigration sous Sarkozy, des périodes où c’était la transphobie qui a posé problème, en ce moment c’est plutôt la misogynie. »

Tous les cas de cyberharcèlement les plus médiatiques des dernières années ont été alimentés par le mépris des femmes : Amanda Todd, le Gamergate, Leslie Jones… Les agresseurs provenaient souvent de forums réputés pour leur culture et leur histoire sexiste. 4chan, le site qui a inventé « Tits or GTFO », est fréquenté par environ 70% d'hommes. À force, il semble normal de croire que les cyberharceleurs sont systématiquement des hommes assis en slip devant leur ordinateur, « tristes, seuls et misogynes » ou « sexuellement agressifs » . Ce n’est évidemment pas le cas.

Au cours d’un entretien téléphonique avec Motherboard, l’ancienne actrice porno Nikita Bellucci nous a expliqué que le trolling, finalement, n'a pas de genre : « Quand j’ai été attaquée sur les réseaux sociaux, même si 90% des harceleurs étaient des hommes, j’ai vu passer des tweets très virulents qui avaient été écrits par des femmes. C’était aussi violent qu’avec un homme. » Une violence que l’on retrouve également dans les campagnes de harcèlement portées par des « forums féminins », consacrés à des thèmes perçus comme stéréotypiquement féminins.

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Sarah* administre un imageboard anonyme pour amateurs de rumeurs sur les « personnalités numériques bizarres » du moment, qu’elle désigne sous le nom de « sujets de discussion ». Il est fréquenté, selon ses estimations, par 35 000 visiteurs quotidiens, principalement des femmes. Objet à peine caché de ce forum : traquer et moquer les youtubeurs-cosplayeurs à la mode. Ici, les hommes ne sont pas les bienvenus, ceux qui osent se revendiquer comme tels sont « raillés et éventuellement bannis. » Contactée par Motherboard, elle a demandé à ce que le nom de son site ne soit pas révélé pour ne pas attirer « d’attention inconsidérée, étant donnée la nature de [sa] communauté. »

La nature et la popularité du forum ont déjà abouti à des cas de cyberharcèlement. « Beaucoup de sujets de discussion ont conscience de l’existence de notre site et avouent qu’ils lisent les posts qui les concernent, mais certains utilisateurs se donnent beaucoup de mal pour les troller ou trouver du contenu « rare », reconnaît pudiquement Sarah. Au début de son existence, le forum autorisait le doxing. (…) Certains sujets attirent aussi des utilisateurs particulièrement obsessionnels qui tentent de contourner les règles pour exécuter leur plan et empiéter sur la vie privée du sujet. » Le site doit également lutter contre ce que l’administratrice appelle les « vendetta posters », des internautes qui tentent de déclencher des campagnes de harcèlement sur l’une de leurs connaissances.

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La bannière du forum Pretty Ugly Little Liar. Image : PULL

Pretty Ugly Little Liar, un autre forum féminin consacré aux réseaux-socialites et autres influenceurs, se vante d’être « non censuré » et autorise ouvertement ses 15 000 inscrits à publier les informations personnelles de ses cibles. Dans ses règles, entre deux entrées qui interdisent les vendettas et les contacts directs avec les « snowflakes », c’est-à-dire les starlettes qui alimentent ses discussions, on peut lire : « Tout est permis. » L’administratrice de PULL n’a pas répondu à notre demande de commentaire à temps pour publication.

La réputation de Pretty Ugly Little Liar n’est plus à faire. En 2015, l’une des personnalités préférées de sa communauté, la controversée Kanadajin, l’a accusé d’être un « forum haineux » et de l’avoir harcelée, elle et « d’autres ». Trois ans plus tard, les catégories dédiées à Kanadajin et aux trois starlettes qu’elle cite dans son tweet trônent en haut de la page d’accueil du site. Dans un fil de discussion Reddit lancé à la fin du mois de février dernier, un utilisateur lance : « PULL est un site rempli de commères mal dans leur peau qui prennent leur pied en riant du malheur et des échecs des autres. » Quelqu’un répond : « Ces gens (…) ne doivent pas avoir de vie en dehors du lycée et de la télévision ». La bonne nouvelle, c’est que l’imaginaire d’Internet dépeint le cyberharceleur en loser cruel et paresseux, quelque soit son genre. De là à penser que le harcèlement en ligne serait un phénomène non genré, il n'y a qu'un pas.

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Le genre des agresseurs, comme celui des victimes, reste déterminant et particulièrement signifiant. « C'est un phénomène sexué, affirme Ernestine Ronai, la rapporteuse du rapport En finir avec l’impunité des violences faites aux femmes en ligne : une urgence pour les victimes , jointe par téléphone. Les filles sont plus attaquées sur le côté sexuel et le rapport à l'apparence que les garçons. » Sarah ajoute d'ailleurs : « Le trolling masculin est souvent superficiel et se concentre sur le sexe, les filles appuient sur des faiblesses que vous pensiez ne pas avoir. Comme la plupart des filles partagent les mêmes complexes, une insulte bien effilée qui vient d’une femme pique plus qu’un homme qui dit qu’il ne te baiserait pas. »

Et pourtant. En 2014, une Britannique a été condamnée à douze semaines de prison pour s’être attaquée à la militante féministe Caroline Criado-Perez sur Twitter. Elle l’avait menacée de mort, mais aussi de lui faire subir pire qu’un viol - le genre de menaces que l’on s’attend plutôt à trouver sous le clavier d’un homme. Thomas, lui, se remet tout juste des attaques d’une stalkeuse particulièrement violente. Il détaille : « C’est assez exceptionnel, on a une personne comme ça tous les trois ans environ. Elle a réussi à dénicher nos informations et nous a harcelés au téléphone. (…) Il y a eu des menaces de mort, des appels aux familles, ce qui fait toujours bizarre. Ça a duré six à neuf mois. »

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Malheureusement, si les agresseurs et leurs armes changent, leurs cibles beaucoup moins. Un rapport du Lobby Européen des Femmes publié en octobre 2017 affirme que les femmes du monde entier sont 27 fois plus susceptibles d'être harcelées en ligne que les hommes ; il indique aussi que 39% des personnes qui perpétuent ces violences sont des femmes. « La plupart des sujets de notre site sont des femmes, comme nos utilisateurs », reconnaît Sarah. La majeure partie des snowflakes de Pretty Ugly Little Liar sont également des femmes ; le seul homme qui a droit à sa propre sous-catégorie sur le forum est le développeur du jeu Yandere Simulator. « Quand ça vient d’une femme, ça blesse plus, forcément, remarque Nikita Bellucci. On s’attend toujours à un peu de solidarité féminine. Les femmes se battent depuis tellement d’années pour leurs droits… »

Beaucoup d’observateurs ont déjà tenté d’expliquer pourquoi les femmes étaient si souvent prises pour cible sur Internet, quelque soit le genre de leur agresseur : jalousie, envie, peur, et surtout sexisme plus ou moins intériorisé. Ce qui se passe sur Internet est avant tout le reflet de ce que les internautes apprennent IRL, et non l'inverse. Le projet de loi contre le cyberharcèlement ne pourra pas nous débarrasser des inégalités profondes de notre époque, celles qui transforment les femmes en cibles où qu'elles se trouvent ; au mieux, il en fera disparaître les symptômes numériques sous le tapis.

*Les prénoms ont été modifiés.