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Dites adieu à la pause-déj

Dernier cadeau empoisonné du gouvernement : les salariés vont avoir le droit de bouffer à leur poste de travail pour « limiter les contaminations »
Alexis Ferenczi
Paris, FR
travail pause déjeuner France
Photo Alamy

En France, manger à son poste de travail est interdit par la loi. Le salarié qui s’enfile un triangle Daunat et une salade piémontaise devant un best of des meilleures vannes de Laurent Baffie s’expose donc à des sanctions disciplinaires – et son employeur à une amende. Dans les faits, c’est une pratique plutôt tolérée. Tout le monde a ressenti un jour le besoin d’échapper au repas avec ses collègues pour bouffer seul face à son écran et l’imminence de la mort. Après tout, ce ne sont pas forcément vos amis, vous avez déjà entendu dix fois la théorie de votre voisin de table sur le poids indécent des cotisations sociales et vous avez besoin de souffler.

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Vous étiez hors-la-loi mais on ne vous a jamais épinglé pour ça – tout au plus avez-vous entendu une réflexion sur l’odeur « giboyeuse » du velouté aux champignons que vous aviez réchauffé au micro-ondes et dont l’odeur imprègne encore les murs du bureau. De toute façon, ce qui était un crime ne va bientôt plus l’être. Après une réunion à distance entre Elisabeth Borne et les partenaires sociaux au début du mois de février, la ministre du Travail a laissé filtrer l’idée qu’un décret autorisant la prise du repas à son poste allait être émis, il a finalement été publié au Journal officiel dimanche 14 février.

Le texte stipule que, « lorsque la configuration du local de restauration ne permet pas de garantir le respect des règles de distanciation physique, l'employeur peut prévoir un ou plusieurs autres emplacements ». Ces emplacements peuvent, le cas échéant, être situés à l'intérieur des locaux affectés au travail - sauf si ces locaux servent au stockage de substances ou de mélanges dangereux. Il est précisé que le décret est un aménagement temporaire qui durera aussi longtemps que l'état d'urgence sanitaire.

Cette réflexion menée sur la pause déjeuner est en partie motivée par les nouveaux protocoles sanitaires mis en place dans les entreprises pour endiguer la propagation du coronavirus ; la distanciation entre deux salariés est notamment passée à deux mètres lorsque le masque ne peut être porté. Protocoles qui s’inspirent des résultats de l’étude ComCor menée par Santé publique France, l’Institut Pasteur et le Conservatoire National des Arts et Métiers (Cnam), publiée en décembre dernier, qui révélait que 29 % des contaminations avaient lieu dans le milieu professionnel : « Les open space et les lieux de restauration sont associés aux contaminations quand il a été possible d’identifier la personne source. » 

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Plutôt que d’imposer le travail à domicile, qui représenterait un coût faramineux pour les entreprises, le gouvernement a décidé qu’il était plus simple d’expliquer aux Français comment manger pendant la pandémie, soit seul et à son poste. Ce décret signera-t-il la mort du midi « à la française », ce repas qui fait fantasmer les médias anglo-saxons, persuadés que la majorité des salariés de l’Hexagone claque l’équivalent d’un carnet de ticket restaurants sur une côte de bœuf et un litre de Brouilly tout en taillant le bout de gras pendant des heures ?

Même si Borne ne vise que l’article R4228-19 interdisant aux entreprises de « laisser les travailleurs prendre leur repas dans les locaux affectés au travail » et pas les suivants qui obligent l’employeur à mettre à disposition un local de restauration « pourvu de sièges et de tables en nombre suffisant, comportant un robinet d'eau potable, fraîche et chaude, pour dix usagers, doté d'un moyen de conservation ou de réfrigération des aliments et des boissons et d'une installation permettant de réchauffer les plats », le signal n’est pas particulièrement positif. Ces dernières années, les observateurs ont mesuré un net recul du temps que les salariés français consacrent à ce repas - Le Figaro notait déjà en 2011 qu’on était passé de plus d’une heure et demie de pause déjeuner à 22 minutes en deux décennies. Même le New York Times, toujours prompt à pointer du doigt les particularités de l’« art de vivre » local, semble incapable de voir dans ce décret autre chose qu’une mise à jour d’un code du travail « rédigé à une époque où tous les patrons étaient considérés comme d’infâmes capitalistes ».

C’est aussi oublier que laisser le salarié manger devant son écran est une bien mauvaise idée pour sa santé. Comme le soulignait dans Le Monde Francis Kessler, spécialiste en droit social ; « des études de nutritionnistes et de psychologues révèlent que la prise de repas au poste de travail génère absence de satiété et grignotage en milieu d’après-midi, voire des maux de ventre et une diminution des facultés cognitives. » Sans compter le nid à germes que représentent le poste de travail susmentionné : une étude de 2016 montrait que les bactéries étaient plusieurs milliers de fois plus nombreuses sur un clavier ou une souris d’ordinateur qu’une cuvette de chiottes.

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