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Société

La Duquesa, la plus grande poubelle des Caraïbes

Il existe des routes difficiles qui, au bout de l'effort, des crevasses et des entorses, vous mènent à des lieux oniriques. La Duquesa, c’est tout le contraire.
Aurélien Ernst
Brussels, BE

Il existe des routes difficiles qui, au bout de l'effort, des crevasses et des entorses, vous mènent à des lieux oniriques, comme sur un spot au sommet des montagnes grecques, par exemple – avec une vue sublime sur des carrières de marbre, la Méditerranée en arrière-plan. 

Mais tout le monde ne vit pas dans un rêve et certains chemins mènent plutôt à un enfer toxique. À Saint-Domingue, la capitale de la République Dominicaine, on trouve un tas de décharges qui débordent de partout. Parmi elles, celle de la Duquesa, « duchesse » en français. 

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L’affaire est conclue ; je viens dans son école donner des cours de français et en échange, elle trouve un moyen de me faire rentrer sur le site.

Aux antipodes de toute référence noble – si ce n’est quelques grammes de certains matériaux –, l’endroit, situé à 12 kilomètres du centre-ville, est craignos. Mais pour des milliers de personnes, il représente leur lieu de travail. Parmi les plus de 4 000 tonnes de déchets en tous genres qu’on y déverse chaque jour, des fils, des vieux morceaux de plastique ou de métaux ramassés ça et là peuvent toujours être recyclés et générer quelques bénéfices pour ceux qu’on surnomme « les plongeurs » (ou « buzos » en espagnol). Ce nom a été donné à ces glaneurs de l’extrême, souvent d’origine haïtienne, car ils « plongent » littéralement dans cette mer de déchets pour y dégoter n’importe quel truc qui ait un minimum de cote.

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Chaque année depuis 10 ans, je quitte la capitale belge pour l’Amérique latine afin d’y capturer le quotidien des gens qui vivent en marge de la société. Ces dernières années, je me suis concentré à photographier les bidonvilles de Saint-Domingue. C’est lors de ce projet que j’ai entendu parler de la Duquesa. Mais voilà, après des jours de recherche, je me suis rendu compte que l’accès au lieu s’avérait dangereux et, surtout, qu’il y avait très peu de chances qu’on m’ouvre les portes de cet endroit qui fait tant débat.

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C’est en photographiant des habitant·es dans les ruelles étroites de la Cité de Dieu que je rencontre par hasard une fixeuse qui me confie qu’elle peut me faire accéder à la Duquesa. Cette personne, c’est Margarita, 33 ans. Elle est prof de langues à l’école publique Braulia de Paula, située à proximité de la décharge. La majorité des étudiant·es de cet établissement vivent dans la précarité. Plusieurs sont des réfugié·es haïtien·nes qui, de temps en temps, doivent sécher les cours pour travailler dans la décharge. 

L’affaire est conclue avec Margarita ; je viens dans son école donner des cours de français et en échange, elle trouve un moyen de me faire rentrer sur le site pour que je puisse le photographier et rencontrer des plongeurs.

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Une coulée noire de produits toxiques descend des collines d’immondices et s'infiltre dans les terres.

La Duquesa serait gérée par des entrepreneurs frauduleux. Cette décharge est tristement connue des Dominicain·es pour son piteux état. Pendant des années, elle n’a subi aucun contrôle sanitaire ni contrôle de sécurité. Et ça a mené à la contamination des terres et des eaux avoisinantes, ce qui a eu une conséquence directe sur les habitant·es de la région, notamment au niveau de maladies graves. 

La polémique autour de la Duquesa a vraiment commencé à faire du bruit fin avril 2020, quand elle a (une nouvelle fois) pris feu. L’incendie était si puissant qu’il aura fallu six jours aux pompiers pour tenter de le contrôler. Selon des plongeurs, l’épaisse fumée toxique émanant de ce drame aurait été aperçue depuis Porto Rico, situé à quelques centaines de kilomètres de l’île. Depuis lors, différentes actions ont été menées par la société en charge des déchets à la Duquesa ainsi que par le gouvernement, mais la situation y reste déplorable.

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Un ruisseau de détritus au sommet d’une des collines de la Duquesa.

Arriver sur place n’est pas une mince affaire. La route en terre est très poussiéreuse les jours arides ou très boueuse les jours de fortes pluies, ce qui, à force, favorise la formation de trous et de fossés. Ces conditions à la limite du praticable sont craintes par les chauffeurs de bennes à ordures qui, régulièrement, se retrouvent coincés avec plusieurs tonnes de déchets à l’arrière de leur véhicule. Plus on se rapproche de la décharge, plus la terre se mélange aux déchets tombés des camions. Ce trajet, je l'ai fait avec Margarita et un de ses étudiants de 17 ans qui travaille régulièrement comme plongeur. Avoir avec nous un « buzos » familier des lieux était essentiel pour notre sécurité. Cette route n'est pas dangereuse uniquement à cause de son mauvais état mais aussi à cause des nombreux actes de violences qui s'y déroulent. 

On avait réussi à nous procurer un 4x4 auprès d'un proche de Margarita mais malgré ça, on dépassait rarement les 20km/h vu l'état de la route. Sur le chemin, son étudiant nous a proposé de nous arrêter dans un cimetière à proximité. On a constaté que de nombreuses pierres tombales étaient vandalisées. Il arrive que des voleurs forcent les cercueils pour y dérober tout objet de valeur éventuel. Après ce stop, on arrive finalement à l'entrée de la décharge. L'atmosphère y est si étrange que l'on se croirait tout droit sorti d'un film apocalyptique. On rencontre le directeur de La Duquesa qui nous interdit formellement d'y accéder pour des raisons de sécurité. Après de longues négociations, il change d'avis.

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Un jeune immigré haïtien est accroché à l’arrière d’une benne à ordure pour accéder plus rapidement à la décharge. En suivant de près les camions, il s’assure d’arriver à l’endroit où les déchets déversés y sont les plus récents afin d’augmenter les chances d’y trouver de la nourriture, des métaux ou bien encore des objets de valeur.

La Duquesa est composée de plusieurs collines de détritus plus imposantes les unes que les autres. L’odeur qui s’y dégage envahit la zone, et ce, jusqu’à plusieurs kilomètres à la ronde. Si l’air toxique de cette poubelle à ciel ouvert peut se faire sentir dans les villages adjacents, il devient vraiment insoutenable une fois arrivé sur place.

Au milieu de ces monticules, on tombe sur des ruissellements de produits extrêmement toxiques générés par la décomposition des détritus et les déjections humaines qui y sont déversées. D’après un agent de sécurité travaillant sur place, ce serait les gaz inflammables générés par ces ruissellements qui auraient provoqué l’incendie de 2020.

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Un agent de sécurité garde un œil sur l’activité de la décharge afin de s’assurer qu’il n’y a pas de glissement de terrain ou des débuts d’incendie.

La décharge, c’est un ramassis de produits issus de la consommation quotidienne qui, de prime abord, donnent l’impression d’être en fin de vie, mais c’est aussi toute une économie parallèle qui se trouve-là et des centaines de personnes en dépendent. Tout au long de la journée, on aperçoit les plongeurs, principalement issus des quartiers défavorisés avoisinants, venir sur les talus de débris pour y débusquer n’importe quel matériau de valeur. Mais depuis l’incendie de 2020, certaines de ces collines ont été recouvertes de sable afin d’éviter une nouvelle catastrophe et leur limiter l'accès. 

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« La Duquesa, c'est un endroit qui nous nourrit et nous tue à la fois. »

Aux alentours de la décharge, se trouvent des dizaines de centres de recyclage de papier, de plastique ou encore de métaux. Les plongeurs y viennent après leur journée de ramassage afin d’y vendre les objets qu’ils ont pu trouver pour quelques pesos. Bien que ces centres soient illégaux, l’État préfère les laisser faire – Il vaut mieux faire du recyclage clandestin que ne pas en faire du tout… La gestion des déchets reste un vrai problème en République Dominicaine, comme pour la plupart des îles caribéennes. 

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Cette famille haïtienne vit proche de la Duquesa, dans le quartier défavorisé de Los Casabes.

Toutes les personnes que j'ai pu rencontrer dans la région se plaignent de ce qu'il se passe à la Duquesa. Les odeurs nauséabondes des déchets rendent infernal le quotidien des gens issus des quartiers à proximité. Mercedes (42 ans) vit dans le quartier Los Casabes et souffre de maux de têtes récurrents ainsi que de nausées à cause de ces odeurs. Dans le même quartier, plusieurs enfants sont atteints d'asthme. Un autre habitant m'a signalé qu'un bébé est né avec de graves malformations, notamment dues aux infiltrations toxiques des cours d'eau.

D'après Carlos (23 ans), un jeune haïtien, plongeur à la Duquesa, le nombre de « buzos » a aujourd’hui fortement diminué à cause d'un contrôle accru à l'entrée du site. Comme tant d'autres, Il dépend de ce travail pour subsister : « La Duquesa, c'est un endroit qui nous nourrit et nous tue à la fois. »

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À cause de l’accès illimité à la nourriture, de nombreux animaux tels que des chevaux ou des vaches ont trouvé refuge à la décharge.

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Plongeur de la Duquesa.

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Un centre de recyclage de plastique illégal à la sortie de la décharge.

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Plongeur de la Duquesa.

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Plongeur de la Duquesa.

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