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Interviews

La vérité sur les harkis d’Algérie

Un historien a démonté les théories fumeuses qui prétendent que tous les harkis ont été massacrés après le retrait des troupes françaises en 1962.

Depuis plus d'un demi-siècle, évoquer la question des harkis revient à ouvrir une boîte de Pandore de laquelle surgissent des propos à la validité douteuse ainsi que insultes dénonçant des traîtres à leur patrie. Si les harkis constituent, à l'origine, une simple catégorie d'auxiliaires algériens utilisés par les forces françaises pendant la guerre d'Algérie, le mot revêt aujourd'hui une signification bien plus large et évoque les Algériens s'étant retrouvés aux côtés des Français pendant les sept années et demie d'un conflit meurtrier.

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Le journaliste et historien Pierre Daum s'est penché sur ce sujet délicat et en a tiré un livre essentiel, Le dernier tabou : les « harkis » restés en Algérie après l'indépendance, qui vient de paraître chez Actes Sud. Mêlant une analyse historique pointue qui s'évertue à déconstruire de nombreux mythes entourant les harkis – notamment celui de leur « massacre » présumé en 1962 – et des témoignages d'Algériens recueillis sur place, Pierre Daum prouve que tout n'a pas encore été dit au sujet de la guerre d'Algérie. Je me suis entretenu avec lui afin d'en savoir plus sur ses motivations et sur la situation des harkis aujourd'hui, toujours considérés comme des citoyens de second rang dans leur pays.

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VICE : Pourquoi vous êtes-vous intéressé au thème des harkis ?
Pierre Daum : Tout d'abord, je dois vous dire que je n'ai aucun lien familial, ni avec les harkis, ni avec l'Algérie. Je suis né en France en 1966 et je ne suis pas enfant de pieds-noirs. Mon père n'a même pas fait la guerre d'Algérie, contrairement à plus d'un million d'hommes de sa génération.

Je travaille comme journaliste pour Le Monde diplomatique et j'écris des enquêtes historiques en parallèle, afin de concilier mon côté journalistique et mon côté historien. Mes deux précédents livres portaient déjà sur des sujets du passé colonial dont personne n'avait jamais parlé.

Après la sortie de mon deuxième livre, sur les pieds-noirs restés en Algérie, une amie à moi qui s'appelle Fatima Besnaci-Lancou – une fille de harki devenue historienne – m'a dit que je devrais me pencher sur le thème des harkis restés en Algérie. Comme beaucoup de Français, je ne connaissais pas grand-chose sur le sujet. À cette époque, je pensais comme tout le monde que ces harkis avaient été « massacrés ». Mme Besnaci-Lancou m'a affirmé que ce n'était pas le cas, et c'est comme ça que l'idée du livre m'est venue.

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Comment s'est déroulée votre enquête ?
En deux ans et demi, je me suis rendu cinq fois en Algérie, à chaque fois pendant plusieurs semaines. J'ai parcouru des milliers de kilomètres.

Il faut avoir conscience que le recrutement des harkis s'est effectué dans les campagnes et les montagnes. À la fin de la guerre en 1962, les harkis sont retournés chez eux, dans leur village, et c'est donc dans ces lieux très isolés que je les ai retrouvés.

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C'est une fois sur place que vous vous êtes rendu compte que le massacre généralisé des harkis après 1962 n'était qu'un mythe.
En fait, j'en ai pris doublement conscience. D'une part, comme vous le suggérez, en me déplaçant sur le terrain. Quand j'arrivais dans un village, j'avais la plupart du temps un simple contact sur place. À la fin de mon entretien, je demandais si par hasard mon contact ne connaissait pas d'autres harkis. J'étais sûr qu'il allait me dire non. Eh bien, la plupart des harkis que j'ai rencontrés m'ont dit qu'ils en connaissaient beaucoup d'autres, qu'ils avaient leur nom, leur adresse, etc.

D'autre part, j'ai attaqué toute la littérature sur les harkis, centrée sur les harkis pendant la guerre et sur les harkis ayant pris le chemin de la France. Il manquait ce troisième volet : les harkis restés en Algérie. Dans cette littérature, on parle sans cesse de « massacres ». Mais en interrogeant les sources sur lesquelles reposaient ces affirmations, j'ai réalisé à quel point elles étaient fragiles.

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Cette absence de données fiables semble empêcher toute analyse précise sur les harkis.
Sur la question des « massacres », je pense qu'il y a une sorte de tabou qu'il est nécessaire de briser. Une historienne, Sylvie Thénault, a écrit un article célèbre intitulé « Massacre des harkis ou massacres de harkis. » Elle a ouvert la voie à l'interrogation sur les massacres, mais elle n'est pas allées jusqu'à remettre en question le terme de « massacres ». Ce terme sous-entend l'assassinat de beaucoup de gens au même moment, et dans un même lieu. Dans mon livre, je parle d'assassinats individuels. Ça n'enlève rien à l'horreur de la chose, mais ça évoque une réalité différente.

Pensez-vous que votre livre va inciter d'autres personnes à se pencher sur cette question ?
Je ne peux pas prédire l'avenir, mais je peux vous parler de ce que j'espère. Alors oui, mon plus cher désir serait que mon livre déclenche la curiosité parmi les étudiants à la recherche d'un sujet de thèse ou de master 2. Je souhaiterais que ces jeunes aillent faire des enquêtes monographiques sur tel ou tel village.

J'en ai fait l'expérience : dans chaque village, tout le monde sait comment les autres villageois se sont comportés pendant la guerre. Il est possible de dresser une liste nominative à peu près complète des habitants qui ont été du côté français, et ceux qui ont été pour le FLN. On étudierait ensuite tous les parcours individuels avant, pendant, et après la guerre.

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Ce qui est frappant dans les témoignages que vous retranscrivez, c'est la facilité qu'ont les gens à vous parler de ce qu'ils ont vécu à l'époque.
Une omerta existe bel et bien en Algérie sur les harkis. Spontanément, la population ne veut pas parler de ce sujet-là. On a mis un couvercle là-dessus qui, si on l'ouvre, risque de créer de très gros conflits. Cela-dit, les informations sont dans la tête des gens. Si j'ai réussi à faire parler ces vieux messieurs pour la première fois de leur vie, c'est parce que j'ai réussi à les mettre en confiance.

Comment avez-vous fait ?
D'abord, je ne suis pas algérien. J'imagine qu'un collègue algérien aurait eu beaucoup plus de mal parce qu'en Algérie, tout le monde se méfie de tout le monde.

De plus, j'ai une certaine pratique de la chose. Mes deux précédents livres portaient déjà sur mes rencontres avec des vieux messieurs ayant subi les affres de la colonisation.

Les harkis que vous avez rencontrés vivent dans des conditions très précaires.
L'immense majorité des harkis restés en Algérie ont, en effet, été victimes d'une relégation sociale. Il ne faut pas oublier qu'après 130 années d'oppression coloniale, la paysannerie était écrasée par la misère. En 1962, on estime qu'un tiers de la population algérienne était en situation de famine.

Très vite, afin de s'extirper de cette précarité extrême, les paysans se sont mis à travailler dans d'immenses fermes étatiques, situées à l'emplacement des anciennes fermes des colons français. À la tête de ces fermes ont été placés des anciens du FLN, qui ont refusé d'embaucher les anciens harkis. Ces derniers ont alors stagné dans leur misère d'origine.

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Ils n'avaient aucun moyen de s'en sortir ?
À la libération, l'Algérie a choisi le socialisme, et pendant au moins trente ans, tout était distribué par l'État : le travail, la nourriture, la sécurité sociale, etc. Or, les rouages de l'État, les fonctionnaires, étaient tous des anciens du FLN, ou leurs amis. Donc les harkis n'avaient accès à rien. Aujourd'hui, la situation n'a pas beaucoup changé : comme si cette peine s'appliquait ad vitam eternam aux harkis et à leurs descendants.

Ces discriminations existent toujours ?
Je vais vous donner un exemple. Actuellement, pour répondre aux revendications des jeunes, l'État algérien a mis en place de vastes programmes d'aide à destination des jeunes sans emploi, afin de contenir les tensions sociales. Mais ces jeunes, afin de toucher ces aides, doivent se rendre à la mairie pour remplir un dossier. Le problème, c'est que n'importe quel petit employé de mairie se permet de refuser d'enregistrer le dossier d'un enfant de harki, en dehors de toute législation.

Aujourd'hui, l'Algérie est dirigée par une oligarchie dont personne ne comprend exactement qui en est membre. C'est ce mystère qui nourrit bon nombre de fantasmes.

En plus d'être relégués socialement, on considère les harkis comme une cinquième colonne à l'intérieur de l'État algérien.
C'est en effet un grand fantasme algérien, cette présence d'une force invisible constituée de harkis et d'enfants de harkis qui se trouveraient à des postes-clés de l'État. Ce fantasme ne repose sur rien. D'ailleurs, les gens qui vous disent ça ne sont pas capables de vous donner le moindre nom ou la moindre preuve.

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Aujourd'hui, Internet permet à n'importe qui de propager ses théories fumeuses, caché derrière l'anonymat de son ordinateur. Avant même sa sortie en France, mon livre a déjà fait l'objet d'articles importants en Algérie, et les gens se sont déchaînés par la suite sur Internet. Quasiment un commentaire sur deux accuse les harkis de diriger l'Algérie – ce qui est évidemment faux.

Comment expliquez-vous cette hostilité généralisée envers les harkis et leurs descendants ?
De nombreux citoyens algériens se sentent privés de démocratie. Le peuple algérien a le sentiment de s'être fait voler son indépendance en 1962. Lors du départ des Français, les leaders du combat anticolonialiste se sont déchirés pour la conquête du pouvoir. Depuis, les Algériens n'ont toujours pas goûté à la vraie démocratie.

Aujourd'hui, l'Algérie est dirigée par une oligarchie dont personne ne comprend exactement qui en est membre. C'est ce mystère qui nourrit bon nombre de fantasmes.

Mais pourquoi le terme de « harkis » est-il si souvent utilisé ?
En fait, dans le vocabulaire algérien d'aujourd'hui, le « harki », c'est le traître. Le glissement sémantique du mot est tel que des jeunes hommes politiques, nés après 1962, sont traités de « harkis » parce qu'ils sont vus comme des traîtres à leur patrie.

Retrouvez Pierre Daum sur son site.