TDS cinema
Illustration : Mélanie Utzmann-North
Culture

Travail du sexe : le problème de ses représentations sur grand écran

Les films mettant en scène des TDS devraient peut-être s’attacher à montrer que ce qui est condamnable, c’est la détresse sociale, la précarité ou encore la persécution des personnes sans papier. Et pas le travail du sexe en soi.

Dans le cadre du SNAP Festival (Sex Workers Narratives Arts and Politics) qui a eu lieu à Bruxelles, Sam Cockeye a donné une conférence-projection sur les représentations des travailleur·ses du sexe au cinéma. Cet article est une adaptation écrite, conçue par l’autrice elle-même.

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On a tou·tes en tête ces émissions de télévision un peu racoleuses, ces caméras qui vont filmer, sans leur autorisation, des travailleur·ses du sexe (TDS) dans la rue, puis flouter leur visage, montrer leurs jambes et parler à leur place. Le public s’est habitué à un grand sensationnalisme autour de ce thème, et plus particulièrement de la prostitution de rue. Dans la fiction, on verra plutôt l’image de la femme mystérieuse du film noir, le personnage féminin principal du western, la victime ou le bourreau dans les films d’horreur ou encore, elle sera, par sa simple présence, l’objet des ressorts comiques de la comédie. Le personnage de la travailleuse du sexe est surexploité à l’écran, autant pour provoquer le rejet que l’attraction.

Les travailleur·ses du sexe au cinéma, c’est toute une panoplie de personnalités, parfois très éloignées des réalités sociologiques. Alors certes, c’est le jeu de la fiction, mais les représentations cinématographiques ont un réel impact sur l’intérêt (ou non) du public envers les personnes concernées, et donc potentiellement sur les politiques adoptées à leur égard. Comment des personnes qui peuvent être aussi méprisées dans la réalité - sinon totalement invisibilisées - peuvent-elles être aussi inspirantes pour le septième art ? 

Le regard bourgeois et masculin

Dans les premières décennies du cinéma, les personnages de TDS sont principalement des femmes blanches, cisgenres et hétérosexuelles. Il n’est pas rare de voir des films sur des danseuses de cabaret, notamment des films historiques. Le débat est encore ouvert aujourd'hui, mais dans tous les cas, ces figures étaient considérées comme « érotiques » : elles se dénudent, doivent faire boire les clients et couchent parfois avec eux pour de l'argent. Et elles sont marginalisées pour ces raisons. On distingue déjà deux regards assez distincts : l’œuvre qui condamne son personnage après en avoir fait un odieux portrait (Nana, 1926) ou celle qui va montrer la jeune femme comme victime de sa situation (Le Journal d'une fille perdue, 1929). 

Alors que dans la société les profils des personnes qui pratiquent le travail du sexe changent selon les contextes, les lieux et les situations sociales, les cinéastes ne semblent pas vraiment s’adapter à ces paramètres et vont surtout continuer à s’intéresser à la prostitution blanche dans des milieux plutôt favorisés. Ce n’est par contre pas une spécificité des films sur le travail du sexe ; le cinéma a tendance à montrer des personnages dont le statut social est élevé. C’est ce qu’explique Anne-Marie Bidaud dans son livre Hollywood et le rêve américain : Cinéma et idéologie aux Etats-Unis. Les valeurs et les modes de vie de la bourgeoisie sont présentés comme l’idéal à suivre. 

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Avec le temps, on voit que d’autres profils sociologiques de TDS sont représentés. On verra par exemple des femmes noires, comme dans Anna Lucasta en 1958, ou mexicaines, principalement dans les westerns. On va aussi commencer à montrer davantage d’hommes : Macadam Cowboy, qui aborde très frontalement la prostitution masculine hétérosexuelle et homosexuelle, est un film qui a marqué les années 60. Plus récemment, sont arrivé·es des travailleur·ses du sexe transgenres. On peut citer Tangerine, par exemple, sorti en 2015. Les deux actrices principales du film ont d’ailleurs été des TDS - un choix de casting plus réaliste que tout ce qui avait généralement été fait auparavant. 

Dans tous les cas, il y a ce paradoxe perturbant : le cinéma rend visible les TDS lorsque la société fait tout pour les cacher. Alors que les politiques adoptées vont, de façon générale, avoir tendance à aller vers une réduction de la visibilité de la pratique - laquelle est stigmatisée et vue comme immorale - en réprimant les interactions des TDS dans l'espace public ou en les incitant à exercer dans des endroits particuliers, les caméras veulent saisir l’invisible, aller chercher ce qui est d’ordinaire dissimulé pour satisfaire la curiosité du public

Maltraitances et humiliations 

Dans la fiction, le personnage de TDS est principalement victime d’une maltraitance qui peut susciter de l’empathie mais elle peut aussi être montrée pour des raisons moins glorieuses. Dans la comédie, ça passe par l’humiliation : les TDS sont souvent ridiculisées, on s’en moque, leurs personnages sont dépeintes comme vulgaires, provocantes, en décalage avec les autres. Pour les films d’horreur, il s’agit de leur faire subir de la violence ; leur corps souffre, elles sont les victimes des monstres, de tueurs en série et autres détraqués. Leur corps sert de déversoir de haine, d’acharnement de violence. Il s’agit de montrer quelque chose de tragique, et on peut presque l’interpréter comme un avertissement. Le documentaire The Celluloid Bordello met en avant le fait que le viol et les violences physiques sont plus acceptés par le public si le personnage se prostitue. 

Bien souvent, ces violences résonnent comme autant de châtiments divins, une malédiction punitive. L’idée n’est pas de générer de la pitié ou la moindre identification. La victime était finalement elle aussi coupable, immorale, appartenant au banditisme ; elle méritait peut-être son sort. Le traitement médiatique de certaines affaires concernant le travail du sexe va dans le même sens : certes vous êtes victime mais vous êtes aussi coupable d’être en irrégularité sur le territoire, d’être allé·e à l’encontre des bonnes mœurs ou d’avoir été irresponsable, par exemple. Parfois, on considère aussi que les TDS femmes sont forcément de mauvaises mères. C’est notamment ce que raconte le documentaire d’Ovidie, Là où les putains n'existent pas, qui retrace l’histoire d’Eva-Marree Kullander-Smith, à qui l’on a retiré la garde des enfants. Elle a été tuée en 2013, par le père de ses enfants, dans les bureaux des services sociaux suédois. On découvre comment le traitement médiatique de l’affaire ainsi que les agissements des services sociaux avaient condamné cette femme pour avoir exercé le travail du sexe durant deux semaines.

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À l’opposé, on pourrait parler des films romantiques, avec un scénario que l’on retrouve très souvent lorsque ces derniers abordent le travail du sexe : celui du « sauveur possessif ». Il y a deux personnages principaux dans ces films : un honnête homme, présentable, bien sous tous rapport, et une travailleuse du sexe. L’homme va tomber amoureux et va vouloir faire de son mieux pour la sauver de sa condition. En réalité, c’est plutôt par jalousie et possessivité qu’il va chercher à remettre la femme en question sur « le droit chemin ». Pourtant, dans ces films, les travailleuses du sexe ne sont pas particulièrement présentées comme souffrantes de leur situation et elles sont même dépeintes comme assez libres, puisqu’elles sont indépendantes. C’est la pétillante Holly Golightly dans Diamants sur canapé, l’audacieuse Vivian dans Pretty Woman ou enfin l’intelligente Irma dans Irma la douce. Malgré ça, elles finissent presque toujours par céder au désir de cet homme et à adopter la vie d’épouse. La base du syndrome du sauveur, bien réel.

En fait, c’est principalement un regard d’homme qui est posé sur le travail du sexe sur grand écran, un regard plutôt bourgeois d’ailleurs, car - comme évoqué plus tôt - les cinéastes sont plus souvent issus de la bourgeoisie ou des classes moyennes que des classes ouvrières. On pourrait questionner leur expérience de la précarité ou des TDS, question de savoir quelle légitimité ont les fantasmes qu’ils projettent. C’est pourtant ce regard qui est montré au public, présenté à la société, et il faut considérer le fait que ces films ont un impact sur les imaginaires, sur la formation des idéologies et donc des répercussions dans la réalité des TDS. Et ce regard surplombant, venant de personnes privilégiées, peut vite devenir voyeur et paternaliste. Il est très difficile de trouver des films de fiction réalisés par des TDS par exemple, Baise-moi étant le plus connu. Et si les TDS se tournent vers la réalisation, ce sera plutôt vers des films documentaires, comme Là où les putains n’existent pas, Empower : perspectives de travailleuses du sexe, etc.

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Ce regard des hommes ou des bourgeois qui infantilisent les TDS peut revenir dans beaucoup de discours abolitionnistes : par exemple, il n’y a pas de distinction faite entre la prostitution libre, choisie et la prostitution forcée, pas non plus de réponse à apporter pour les besoins des personnes concernées. Dans les films de fiction comme dans les récits médiatiques et les débats politiques, il est surtout question de posture morale et de projections sur la réalité. Quand on écoute la parole des travailleur·ses du sexe, on comprend que les parcours différents nécessitent une lecture adaptée des situations. C’est ce que montre le livre de Tan, Témoignages de travailleuses et travailleurs du sexe : il existe une multitude de vécus autour de la question et seules les personnes concernées peuvent y répondre. Pour les TDS qui subissent leur situation, il n'y a pas de solution proposée dans le débat public ; les violences policières ou sanitaires à leur égard ne sont que trop rarement dénoncées, pour ne citer qu’elles.  

Il semble alors légitime de se demander si ce n’est pas en partie parce qu’on a entretenu cet imaginaire de personnes marginales, délinquantes et pas adaptées socialement que la société n’est pas en mesure de proposer d’issues concrètes, qu’on ne se révolte pas de la maltraitance qu’elles peuvent subir. 

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Pour des films plus ancrés dans le réel des TDS

Les nuits de Cabiria, bien que sorti il y a plus d’un demi-siècle, est un film qui a su rendre son personnage différent de ceux qu’on a l’habitude de voir. Cabiria est un peu naïve et vulnérable, tout en ayant un fort caractère. Même si elle est victime des hommes durant tout le film, elle est finalement heureuse, finalement gagnante. Elle finit toujours par se relever. Et puis, elle est bien entourée par les autres travailleuses du sexe qui prennent soin d’elle. On en arrive donc à un personnage qui donne une belle représentation ; c’est celle qu’on pourrait appeler la fille du peuple, la prostituée au grand cœur. La sociabilité des prostituées, c’est la contrepartie de leur isolement social.  

Dans les années 50 et 60, les cinéastes se servent plus de la figure des TDS pour parler du peuple, des classes les plus pauvres, entre les ouvriers, les bandits et les marginalisé·es, comme dans Mamma Roma, Il était une fois dans l’ouest ou encore La rue de la honte. Elles sont souvent des personnages assez flamboyants, faisant preuve de solidarité poussée, très courageuses et fortes. L’espace de la rue est mis en avant, c’est le lieu des rencontres. Dans le bordel et dans le quartier, les filles se croisent, se soutiennent, parfois sont en concurrence. La maison close est un lieu social et politique et il s’y joue beaucoup de choses. Il y a un lien fort entre la lutte des classes et le travail du sexe, entre les ouvriers, les travailleur·ses domestiques et les travailleur·ses du sexe. 

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Le cinéma est un outil puissant de propagande et d’influence politique. Les œuvres changent les représentations qu’on se fait du monde et des autres.

C’est ce que l’on retrouve dans les études de Lilian Mathieu dans son livre Sociologie de la prostitution ou dans le travail de Colette Guillaumin, notamment dans le recueil de ses articles, Sexe, race et pratique du pouvoir. La prostitution est aussi montrée aussi comme une résistance, un pouvoir, une rupture face à l’ordre établi. C’est d’ailleurs ce que revendiquent de nombreux·ses TDS finalement : être plus libres qu’une femme mariée, obligée de travailler pour son mari sans contrepartie financière. Se pose alors la question de l’exploitation par le travail qu’il soit domestique, sexuel, social ou émotionnel. Pour certain·es, le travail du sexe peut permettre de reprendre du pouvoir, le contrôle de son corps et de gagner son indépendance. C’est un discours qu’il faut aussi prendre en compte, notamment dans des représentations des TDS sur grand écran.

Parmi les autres admirables représentations du travail du sexe, on retrouve Jeanne Dielman 23 quai du commerce 1080 Bruxelles de Chantal Akerman. La force du film est qu’il met en scène le travail domestique et relègue le travail du sexe au second plan. On a droit à 3 heures 30 dans la vie d’une femme au foyer et travailleuse du sexe qui se prostitue chez elle en journée et, le soir, elle s’occupe de son fils. Son quotidien est rythmé par des tâches ménagères qui se répètent chaque jour. Sa vie, criante de réalisme, est faite de sacrifices ; elle est aliénante. Le film montre bien que la vie de prostituée et la vie de mère ont beaucoup en commun. Le film va à l’encontre de cette traditionnelle opposition entre la mère et la putain. Les scènes de sexe d’habitude très exploitées par le cinéma, ne sont pas montrées. Akerman va filmer ce qui ne se filme pas, et va montrer la dureté de la condition féminine. Elle demande presque : quelle différence entre le mariage et la prostitution ? 

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Le sujet du travail du sexe permet d’aborder de grands thèmes, la sexualité bien sûr mais aussi l’argent, l’amour, le pouvoir ou encore la révolte contre les injustices, la liberté, la subversion. Les TDS sont dramatiques et séduisant·es, victimes et coupables mais libres sexuellement et indépendantes financièrement. Le large éventail des représentations montre qu’il y a bien une grande diversité de réalités sociologiques. Le cinéma est un outil puissant de propagande et d’influence politique. Les œuvres changent les représentations qu’on se fait du monde et des autres. Les équipes du film ne se posent peut-être pas assez la question de la portée sociale, surtout quand l'œuvre veut s’ancrer dans une forme de réalisme. Évidemment, les films de fiction sont libres et il est normal que les représentations ne soient pas le reflet de la réalité, mais la multiplication de ces regards trop misérabilistes ou lubriques finissent par influencer nos positions sur le sujet et nous amènent à entretenir des préjugés et des fantasmes. 

Les décisions politiques peuvent-elles passer plus ou moins facilement selon la représentation qu’on se fait des TDS ? Si dans votre imaginaire la travailleuse du sexe n’est qu’une pauvre fille inadaptée socialement ou une femme fatale sans cœur, alors on peut imaginer que vos opinions suivront. La répression peut sans doute se faire sans faire aucune vague si tout le monde se fiche des TDS et de leurs conditions.

Les films mettant en scène des TDS devraient peut-être s’attacher à montrer que ce qui est condamnable, c’est la détresse sociale, la précarité ou encore la persécution des personnes sans papier et non le travail du sexe en soi. C’est possible, les derniers exemples cités le prouvent. Il faudrait que les cinéastes qui veulent aborder le sujet prennent conscience de la portée politique des images qu’ils produisent et que, loin de tout fantasme, écoutent la parole des personnes concernées.

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