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Qui veut la peau de l'apéro ?

On ne sait plus vraiment si le gouvernement cherche à endiguer la propagation du virus ou nous expliquer comment vivre.
Alexis Ferenczi
Paris, FR
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Dans la grande comédie de la vie, tout le monde est à sa place. Stanislas Guerini sur le plateau de BFM TV, sa cravate bleu sur une chemise blanche, les Français devant leur poste et au bout du rouleau. Quand le délégué général de La République En Marche vante jeudi 14 janvier les mérites d’un couvre-feu qui ne sera officialisé par Jean Castex que quelques heures plus tard, il insiste d’abord sur les effets présumés de cette mesure, « sa capacité à lutter contre ce virus social qui se déplace quand on se déplace », avant d’asséner ; « le couvre-feu à 18 heures, c’est pour contrer l’effet apéro. »

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Même si l’ancien protégé de DSK ajoute « si je puis dire », il est déjà trop tard. Le citoyen lambda s’offusque. Fustiger l’apéritif alors que les bars sont fermés depuis Mathusalem ? Absurde. Restreindre les libertés alors que le Premier ministre vient de louer le « bon comportement » des Français pendant les fêtes de fin d’année ? Ubuesque. Du coup, le citoyen lambda se pose des questions. Pourquoi cet acharnement ? Pourquoi cet élément de langage aussi triste que le cabinet de conseil privé qui l’a indubitablement pondu ? Est-ce qu’on ne serait pas en train de se foutre un peu de ma gueule ?

Ce n’est pas la première fois qu’un haut fonctionnaire étale son mépris pour les interactions sociales. Pierre Pouëssel, préfet du Centre-Val de Loire, sur le plateau de France 3, déclarait en octobre 2020, quelques jours avant le début de la deuxième vague de l’épidémie : « On ne fait plus la fête. La bamboche, c’est terminé » – le journaliste Quentin Girard rappelant dans Libération que le mot, dérivé de l’italien bamboccio, signifie « un amusement populaire où l’on ripaille et danse jusqu’à plus soif ».

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S’il faut trouver un peu de cohérence gouvernementale en ces temps troublés, c’est bien dans la stigmatisation systématique de ces « futilités ». Gonfler les muscles pour condamner la rave-party de Lieuron et pointer du doigt l’« effet apéro », c’est allumer autant de contre-feux salvateurs pour ne pas avoir à répondre aux nombreuses questions qui entourent la gestion vacillante de la crise sanitaire. La preuve encore ce jeudi, Jean Castex se permettant de triturer quelques chiffres pour justifier ce nouvel horaire. Il assure qu’un tiers des contaminations se font dans le cercle familial et amical ? Selon l’étude ComCor, réalisée conjointement par l’Institut Pasteur, la Caisse nationale d’assurance maladie et Santé publique France (dévoilée le 18 décembre dernier), on se contaminerait pourtant plus sur le lieu de travail (28,8%) qu’avec ses potes (20,8%).

Désigner l’apéro coupable, c’est prouver sa grande méconnaissance du sujet. Comme le note Didier Nourrisson dans son ouvrage de référence, Crus et Cuites, histoire du buveur, l’apéritif tient même, au XVIIIe siècle, de la langue médicale. « Dans la Grande Encyclopédie des arts, des sciences et des lettres de Diderot et d’Alembert, il désigne avant tout un médicament. Et c’est avec cette caution que l’apéritif entre dans les pratiques courantes du XIXe siècle, dans le but d’ouvrir l’appétit », souligne l’auteur. Avant de devenir un rite de sociabilité empruntant ses codes à des pratiques ancestrales : « Le rituel de l’apéritif retrouve la gestuelle des libations antiques : l’offrande par le lever de verre, la trinque par le choc horizontal des coupes et l’invocation au moment du toast. »

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Personne ne demande aux membres du gouvernement de lever le coude et de remettre la petite sœur mais parler de lutte contre l’« effet apéro » est un nouveau chiffon rouge agité aux visages des Gaulois réfractaires qui, ces derniers jours, avaient profité de l’autorisation de la vente à emporter pour se siffler quelques pintes sur le trottoir. Le choix des mots a son importance et si Guerini n’est pas allé puiser dans la novlangue si chère à son parti pour parler d’« effet afterwork », c’est sûrement parce qu’il nous prend pour des cons.

En août dernier, Emmanuel Macron s’était rendu à Beyrouth peu après les deux explosions qui balafraient le port de la capitale libanaise. Il avait cité dans son discours le kairos pour justifier sa diatribe contre la corruption gangrenant la politique locale. Sa gestion de la pandémie aurait bien eu besoin du petit dieu ailé de l’opportunité tant elle ressemble aujourd’hui à une litanie de rendez-vous manqués – gestion du stock de masques, démission d’Agnès Buzyn et lenteur du déploiement de la campagne de vaccination – pour rester polis. S’il suit les mêmes effets que dans les départements où il est en vigueur, le couvre-feu de 18 heures pourrait ralentir la courbe des nouveaux cas – les épidémiologistes concèdent ne pas avoir toutes les données pour mesurer aujourd’hui son impact réel – mais sera de toute manière insuffisant pour passer sous la barre des 5 000 nouvelles contaminations quotidiennes.

Comme il est visiblement plus simple de s’auto-congratuler à chaque intervention cathodique en se comparant la bite avec les pays voisins que de faire le début d’un mea culpa, notons quand même l’intervention de Bruno Le Maire, qui a profité de sa courte tribune jeudi pour rassurer les lobbys viticoles dont les exportations de pinard vers les États-Unis souffrent des conséquences de la guerre commerciale entre Airbus et Boeing. En plus d’une aide conséquente, le ministre de l’Économie et des Finances a promis que le litige serait bientôt résolu. Parce que si les Français n’ont plus le droit de picoler ensemble après 18 heures, il ne faudrait surtout pas que les Américains arrêtent eux, de boire Français.

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