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Rutger Hauer est notre oncle à tous

Le méchant de Blade Runner est l'un des plus grands acteurs vivants.

Lorsqu'il y a quelques mois, les mecs de l'Étrange Festival ont fait venir Rutger Hauer à Paris, on a exulté. Pas à cause de son retour dans des films néo-Grindhouse pas forcément excitants, presque pas non plus à cause de Hitcher, Blade Runner et ses collaborations avec Paul Verhoeven. Ou plutôt si, tout ça en même temps. Parce qu'au long de sa carrière, Rutger Hauer a traversé tout un pan de l’histoire du cinéma chelou en ne corrompant son intégrité que dans des séries B ou Z, dénotant d’un état d’esprit en parfaite adéquation avec sa volonté de ne jamais réussir un truc parfait, et plus largement, de ne jamais réussir un truc tout court.

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Quand Rutger Hauer vous regarde dans les yeux pour vous demander si son court mystico-écologique avec une baleine volante en 3D vous a plu, avec son accent hollandais à couper au couteau, on a du mal à répondre autre chose que : «  ouais, vous en êtes content vous ? ». Puis on espère qu’il se remette à vous parler en regardant autre chose, comme 90% du temps qu'a duré cette interview.

VICE : Les mecs du festival m’ont dit que les interviews, ça commençait à vous gonfler.

Rutger Hauer : Pas vraiment, mais j’ai le sentiment qu’ils ne se rendent pas compte à quel point c’est difficile. Je n’ai pas envie de me répéter et je préfère en dire le moins possible. Je n'aime pas cette partie du boulot. Il ne s’agit même pas de boulot d'ailleurs, juste de parler de ce que tu as fait.

C’est un truc protestant ça.

Tu préfères que le travail parle pour toi. Et si les gens ne le comprennent pas, tu n’as pas forcément envie de revenir sur un truc que tu as déjà fait. Je crois que Kubrick a dit : « Si j’avais voulu dire ça, je l’aurais dit dans un film ».

C’est pour éviter ça que vous avez écrit votre autobiographie ?

Non. C’était plus pour faire le point sur ma carrière. Je suis parti de ces moments dans une vie qui sont des points de bifurcation. Ces moments où les choses changent. J’en ai compté 19 dans ma vie. 19 moments qui me permettent de la décrire.

Le titre du bouquin All Those Moments, c’est très mélancolique. On dirait du Sergio Leone.

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Je ne dirais pas que le bouquin est mélancolique… Certes, il est sorti en même temps que le 25ème anniversaire de Blade Runner qui reprenait la première version du film. Mais ce titre, c’est une réduction de « Tous ces moments que vous ne connaissez pas ». Il n’est pas mélancolique. Le principe du temps qui passe, tout ça, je ne suis pas dupe. Ce n’est pas un problème non plus que les gens ne connaissent pas mon travail. C’est comme ça. On est comme des pixels. Et c’était déjà le cas avant que les pixels existent. Pour moi cette profession, c’est une légèreté de l’être.

Comme le livre de Kundera ?

Exactement. C’est quoi le titre, déjà ?

L’Insoutenable légèreté de l’Être.

Oui, enfin… Insoutenable, pas réellement. Je me souviens avoir passé des essais deux fois pour ce film. J’aurais tellement voulu le faire. Il y avait un bon réalisateur derrière, et un bon producteur. À l’époque déjà, les rôles principaux étaient toujours des héros. Et ce que j’aimais, c’est que le personnage principal de cette histoire était loin d’en être un. C'était même un sale con.

Vous jouez bien les sales cons, pourtant. Pourquoi ça ne s'est pas fait ?

Ils voulaient quelqu’un de plus jeune, je crois. Et puis, voilà.

Il y a d’autres rôles comme ça à côté desquels vous êtes passé ?

Il y a un scénario que j’aimais beaucoup qui s’appelait 3000. Julia Roberts devait y jouer le rôle d’une putain. C’était un scénario vraiment glauque dans lequel un type à la Donald Trump louait les services d’une putain pour frimer et en échange, lui filer 3000 dollars. En fait, c’est devenu Pretty Woman.

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Putain. Du coup, vous êtes content de l’avoir raté celui-là.

C'est typique de la manière dont Hollywood peut transformer une bonne histoire en un truc à la con. J’ai fait des essais et j’ai vu que le réalisateur n’était pas impliqué dans le truc et je me souviens lui avoir dit : « Hey, si tu n’es pas amoureux de moi maintenant, il n’y a pas de raison que ça change mec ». Il n'a pas répondu. Je blaguais bien sûr, mais même ça, ça ne passait pas.

C’est à cause de ce genre d’histoire que vous êtes toujours resté hors-circuit ? Je veux dire, même quand vous déviez de la ligne un peu arty, c’est pour faire de grosses séries B, pour ne pas dire D.

Je ne l’ai pas tellement choisi. Je suis partant pour tout, jusqu’à ce qu’à ce que je tombe sur un « non ». Ce qui se passe souvent, c’est que j’accepte des choses et il y a des changements, puis d’autres, puis venu le moment de signer le contrat on me dit non. Ou c’est moi qui le dis.

C'est binaire, donc.

C’est comme ça que j’ai bâti ma carrière. Et c’est vrai que je n’ai jamais vu le mainstream comme une fin. J’ai besoin de réinventer les clichés. Je cherche la beauté et la laideur et je n’adhère pas à l’idée que tout doit être prêt-à-consommer. Je veux faire cogiter le public, un peu. Je veux juste donner assez de matériel au public pour qu’ils le complètent.

Vous étiez réalisateur avant d’être acteur, je crois.

Les premières années, en sortant de l’école, j’ai fait du théâtre et je sentais bien que je n’étais pas à ma place. C’est en voyant une caméra que j’ai eu le déclic. Le cinéma est devenu mon médium. Je ne pouvais pas rester avec la troupe dans laquelle j’étais, je me suis moi-même renvoyé.

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Ah, ah. Bonne résolution.

J’ai été au chômage trois semaines et quand j’y pense aujourd’hui je me demande comment j’ai pu être aussi arrogant… Ou plutôt, innocent.

Et trois semaines, c’est pas si long. C’est là que vous avez été engagé sur cette série télé, Floris, que Paul Verhoeven réalisait ?

J’avais joué dans une pièce de Shakespeare dans laquelle je faisais de l’escrime. L’auteur de Floris m’a vu et a pensé que je pourrais jouer dans cette histoire à la Robin de Bois. J’y faisais du cheval aussi, ce que j'ai toujours adoré – gamin, j’étais fan de Fanfan la Tulipe. D’ailleurs l’escrime aussi venait de Gérard Philippe. Quand ils m’ont proposé la série, j’ai dit « bien sûr » en me disant que ça n'irait nulle part. J’aime bien cette série. Les séquences d’escrime sont bien, les chevaux aussi, le jeu des comédiens est stupide mais Paul Verhoeven s'en est toujours foutu que tu joues bien ou pas. La série a été diffusée pendant 13 semaines et elle a bien marché. D’ailleurs quand elle repasse, ça continue, les gens la regardent. C’est fou, ce truc étrange, en noir et blanc.

Verhoeven est votre ami, non ?

C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier, si l’on peut dire. On s’entendait à merveille. On marchait en chœur. Ce que j’ai toujours apprécié chez Paul, c’est qu’il ne m’a jamais considéré comme acquis. Il n’a jamais écrit un rôle en pensant à moi. Il m’a toujours fait passer des essais. Pour Spetters, c’est moi qui ai dû l’appeler pour qu’il me propose un essai. Pour Soldier of Orange, pareil, il ne pensait pas à moi. Et j’aime beaucoup ça. Il a besoin de trouver la bonne personne.

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Un de ses films qui vous a particulièrement marqué ?

Spetters, je dirais. C’est un film vraiment particulier. Il l’a co-écrit. C’est assez glauque mais tellement juste. Tu as l’impression que c’est la réalité. Bref, cinématographiquement, c’est mon père, je n’ai rien à dire à ça. On a toujours travaillé avec beaucoup de plaisir et on s’est toujours bien entendu.

C’est sur La Chair et le sang que vous vous êtes engueulés ?

La Chair et le Sang, ça a été un peu particulier. On bossait pour un studio, c’était en anglais, le lieu de tournage était exécrable, le film était dur. Ceci dit, il a toujours fait des films durs.

Comment vous expliquez que vous n’ayez plus jamais tourné avec Verhoeven après ça ?

Il me parlait de rôles que je n’aimais pas. J’ai fini par laisser tomber. Mais on discute encore de projets. Il est même assez probable qu’on travaille de nouveau ensemble assez vite. J’ai une prémonition… Un projet de mini-série sur Internet, une sorte de cadavre exquis.

Vous partagez son cynisme par rapport au système ?

Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse de cynisme. C’est plus du pragmatisme. Il ne se plaint de rien. Il pensait qu’il pouvait, puis il a réalisé qu’il ne pouvait pas. Je crois qu’il a compris qu’il ne pourrait jamais faire ce qu’ils attendaient de lui. Moi, je crois que je peux.

Vous avez fait ce que vous vouliez à Hollywood ?

En réalité, je n’ai jamais vraiment travaillé à Hollywood. Il y a des règles. Si tu as de la chance, tu peux passer du héros de film d’action à celui de comédie romantique. Mais tu ne peux plus jouer un méchant. Tu n'as plus le droit de faire de petits films, ou même de jouer un second rôle. Alors que moi, de mon côté, j’en ai rien à foutre.

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Ça n’a pas été frustrant de passer du rôle de beau mec cool aux Pays-Bas à des personnages de psychopathes aux États-Unis ?

Ce n’est pas comme si tu avais le choix… Aux États-Unis, ils s’en foutent de ce que tu as fait dans ton pays. Tu les intéresses parce qu’ils voient qu’ils peuvent t’utiliser. Il y a beaucoup de règles qui régissent le système. Elles ne sont pas écrites, mais elles sont omniprésentes. Il y  quand même un truc marrant, c’est que les acteurs américains ne prendront jamais le rôle du méchant. Pour ça, il y a les anglais ou les allemands.

Ah, ah. C'est vrai.

On se croirait dans un vieux film sur la seconde guerre mondiale. Un rôle de fou ne peut pas être joué par un acteur américain non plus. Alors que la plupart des acteurs prendront ce qu’on leur donne et essaieront d’en tirer le meilleur.

C’est ce que vous avez fait sur Les Faucons de la nuit ?

Sur ce tournage je n’arrêtais pas de penser à un truc qui était écrit dans la bible du film pour décrire le personnage de Wulfgar [joué par Hauer] : quand il rentrait dans une pièce, l’atmosphère changeait. Les gens savaient qui il était, un terroriste international, et ils étaient obligés de se demander, « il est là comme ça ou il cherche du boulot » ? J'avais l'impression d'être lui. Tous les psychopathes que j’ai joués, je les ai interprétés comme ça. Et les héros aussi ! [rires] Qu'est-ce que c’est tragique ! Mais c’est une dialectique qui fonctionne bien.

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C’est aussi la même chose dans Blade Runner.

Oui. Le pouvoir du Nexus 6 est tellement époustouflant… Le personnage est tellement fort qu’il n’y a pas grand chose à faire pour qu’il existe. Pareil dans Sin City, il suffit que le personnage découpe ces petites tranches de bœuf, et ça suffit.

Vous y êtes pour beaucoup dans ces détails. C'est écrit ?

Ça dépend. Avec Rodriguez, j’étais complètement absorbé par son projet, ses fonds verts. L’idée d’utiliser des comédiens pour en faire un cartoon, ça me faisait marrer. Maintenant, c’est le contraire qui se passe. Les mecs de Pixar m’ont appelé pour que je participe à un séminaire dans lequel je devais aider les animateurs à diriger leurs modèles. Je n’ai pas pu le faire, mais je trouvais ça passionnant. J’ai aussi bossé avec des équipes de jeu vidéo. Je leur proposais que le héros tombe ou qu’il éternue, ou qu’il se gratte le nez, mais c’était toujours trop cher.

Au final, quand je regarde votre parcours, je ne vois pas tant les détails des films que l’immense liberté que vous semblez rechercher à travers vos choix. Comme vos récents boulots sur Internet.

Ce qui me motive le plus aujourd’hui, c’est effectivement ce nouveau champ de libertés qu’on nous offre après être passés par les productions les plus formatées. Cette vieille narration à la mords-moi-le-nœud. J’ai toujours cru qu’on pouvait passer par des moyens bien plus abstraits. Ça fait 100 ans que les gens voient des films et je pense qu’ils n’ont plus envie de voir et revoir la même merde éternellement. Enfin si elle est bien, OK.

INTERVIEW ET PHOTOS : VIRGILE ISCAN