Il y a deux ans, pour plaisanter, un ami m’a demandé de rejoindre le Groupe des vrais bergers sur Facebook, qui compte 50 000 membres et sur lequel les gens postent des photos de leurs moutons, agneaux et chiens. Toutes les photos sont délicieuses, mais il ne s’agit pas que de ça. Vous pouvez découvrir comment faire du fromage et apprendre d’autres choses amusantes, comme le fait que les moutons doivent avoir leurs pattes lavées avant la traite. Le groupe est un univers parallèle pour quelqu’un qui vit dans la capitale de la Roumanie – à la fois éducatif et divertissant.
L’administrateur du groupe est Sorin Radu Suciu, un berger de 25 ans originaire du comté de Bihor, dans le nord-ouest de la Roumanie. Il a obtenu son baccalauréat, avant de suivre une formation d’agent de sécurité armé. Il a acheté son premier agneau à l’âge de 12 ans, avec l’argent qu’il avait gagné en chantant des chants de Noël. Petit à petit, il a rassemblé assez d’argent pour avoir son propre troupeau et a aussi hérité de quelques moutons de son père. Il m’a raconté le quotidien d’un vrai berger roumain.
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VICE : Salut, Sorin. Beaucoup de jeunes ont du mal à trouver leur vocation. Comment as-tu su que tu voulais être berger ?
Sorin Radu Suciu : Je suis né avec une affection particulière pour les moutons. J’étais à l’école primaire quand j’ai fabriqué mes premiers moutons en pâte à modeler. L’instituteur a été impressionné. Ses collègues et lui m’ont donné un prix. Les moutons sont des animaux spéciaux. Mes parents et mes frères et sœurs m’ont demandé à plusieurs reprises de les vendre, de recevoir une éducation, de devenir un homme avec un grand H, mais je ne serai jamais aussi comblé que lorsque je suis avec mes moutons. Ils m’aident à me détendre.
À quoi ressemble une journée normale au pâturage pour toi ?
Je commence ma journée à 4 ou 5 heures du matin. Je passe deux ou trois heures assis sur un tabouret à traire. Je nourris les chiens, je prends un pique-nique dans mon sac à dos et je pars avec les moutons. Je les emmène là où l’herbe est épaisse et l’eau claire, pour qu’elles fassent du bon lait. Le soir, je les trais encore deux fois. Je leur nettoie les pattes et j’enlève les chardons dans leur laine, que je tonds une fois par an. Pendant ce temps, j’écoute de la musique tant que j’ai de la batterie sur mon téléphone. J’aime beaucoup Last Night I Thought of Selling All My Sheep de Doinel Handorean.
La nuit, je dors dans ma cabane de fortune ou dans ma hutte près de l’étable à moutons. Un loup ou un ours passe parfois et les chiens se mettent à aboyer, donc je ne peux pas trop me reposer. Si j’ai du temps libre, je m’occupe de mes pigeons et de mes faisans. Je suis un colombophile novice.
Quel rôle la technologie joue-t-elle dans la vie d’un berger ?
Google Maps est l’application la plus importante pour un berger, mais certains d’entre nous ont des fermes de haute technologie, avec des machines à traire automatiques. La plupart des bergers se retrouvent aussi en ligne. Cela les aide à se socialiser et à rester en contact avec leur famille pendant qu’ils sont seuls à la montagne. Mais certains bergers sont complètement collés à leur téléphone et ne prennent pas soin de leurs moutons correctement.
Je suis l’administrateur du Groupe des vrais bergers sur Facebook. Un ami de Braşov [une ville du centre de la Roumanie] nous a suggéré de créer un espace pour discuter des questions liées aux animaux, y compris la partie administrative. Je suis toujours surpris par la façon dont les bergers importants, qui sont si respectés dans toute la Roumanie, restent modestes et partagent patiemment leurs connaissances avec les autres.
Quelles sont les difficultés que tu rencontres dans ta vie de berger ?
Ce n’est pas facile de surveiller les moutons tous les jours. Ce n’est pas comme regarder la télé ou se prélasser au soleil. C’est un travail très difficile, surtout avec la pluie, le tonnerre, les éclairs, le vent, la grêle, le froid glacial, la neige ou la chaleur insupportable. Si tu n’aimes pas ça, tu ne dureras pas longtemps.
L’hiver dernier, mes mains et mes pieds étaient tellement gelés que mon téléphone et mon bâton [une canne] n’arrêtaient pas de tomber de mes mains. Je les frottais avec du brandy maison ou de l’alcool à friction pour pouvoir traire les brebis. Parfois, j’étais trempé jusqu’à l’os. D’autres fois, je me blottissais contre les moutons pendant que la tempête faisait rage. Dans ces moments-là, je me disais : « Ou bien je meurs avec eux, ou bien je vis avec eux. » Je ne me sens jamais seul quand je suis avec les moutons.
Dans les montagnes, il ne faut pas avoir peur des bêtes sauvages car elles s’attaquent généralement aux moutons, pas aux gens. J’en ai perdu beaucoup cette année. J’en ai même arraché un de la gueule d’un loup de mes propres mains et j’ai couru après le loup. Il s’est tourné vers moi et avait l’air affamé. Il était à trois mètres de moi, j’avais la chair de poule. Mais je lui ai crié dessus. Les chiens sont arrivés et nous l’avons chassé.
La transhumance [la migration périodique du bétail entre les pâturages d’été et les pâturages d’hiver] est-elle toujours d’actualité ?
Du 1er mai au 1er novembre, je garde les moutons en montagne, sur le pâturage communal et sur d’autres propriétés privées en location. La transhumance n’est plus pratiquée car certaines lois l’interdisent. Nous ne pouvons pas circuler sur les routes avec nos moutons et les propriétaires privés ne permettent plus aux animaux de traverser leurs propriétés.
La plupart des lois actuelles sont faites par des gens assis dans des bureaux, qui ne voient que des animaux à la télévision. Les lois ne sont pas dans notre intérêt. Par exemple, vous ne pouvez obtenir des subventions de l’État que si vos moutons sont nés d’un bélier [mâle] certifié. Le problème, c’est que seules les personnes qui ont des relations ont des papiers pour leurs béliers, et maintenant les petits bergers sont obligés de leur acheter des béliers, même si ces derniers ne sont pas aussi robustes que les autres.
Combien d’argent gagnes-tu en vendant des produits ovins ?
Il n’y a presque plus de marché pour la laine de nos jours. Ceux qui l’achètent paient entre 15 et 20 centimes d’euro par kilo. Un mouton produit environ trois à cinq kilos de laine – je ne sais pas quel genre de vie vous êtes censé mener avec aussi peu d’argent. Alors je la brûle, j’en donne une partie aux femmes qui tricotent ou aux voisins qui l’utilisent pour isoler leur maison. Je laisse le reste dans des sacs dans le grenier de l’écurie, ça sert de nourriture pour les papillons de nuit.
Je vends un kilo de fromage pour trois à quatre euros, alors que vous payez le même montant pour seulement 200 grammes dans les magasins. Je vends des moutons vivants pour 60 centimes d’euro le kilo, alors qu’un mouton entier découpé au magasin peut coûter jusqu’à 8,40 euros le kilo. Pour les grands producteurs, notre travail n’est qu’une vaste blague.
Est-ce que les vrais bergers roumains portent encore ces manteaux hyper cool en peau de mouton ?
À l’époque de la transhumance, les bergers vivaient dans leurs manteaux en peau de mouton. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux le gardent juste pour le spectacle. Il fait super chaud en hiver et on est bien isolé contre les intempéries. Mais ce manteau est difficile à trouver. Il est fait de plusieurs peaux de bélier, qui doivent être traitées et cousues. Elles pèsent environ 10 à 15 kg chacune, mais peuvent atteindre 40 ou 50 kg lorsqu’elles sont trempées par la pluie.
Comment fait-on du fromage traditionnellement ?
Le processus diffère d’une région à l’autre. À Bihor, on prend l’estomac de l’agneau pendant qu’il est encore nourri par sa mère, on le lave avec du vinaigre et de l’eau citronnée et on le laisse tranquille pendant quelques jours. C’est ainsi qu’on obtient la présure parfaite [l’agent de coagulation utilisé pour faire cailler le fromage]. Pour faire du fromage, je réchauffe le lait que je tire de mes brebis et j’y ajoute une tasse de présure. En 40 minutes, j’obtiens une sorte de yaourt solide, qu’il faut faire cuire à sec, puis remuer et laisser cuire à nouveau. Enfin, je récupère le fromage caillé, je l’enveloppe dans de la gaze et je le laisse sécher et filtrer.
Quelle est l’importance de ces grands chiens de bergers qui accompagnent le troupeau ?
S’il est bien éduqué dès la naissance, un bon chien de berger fait aussi bien que deux bergers. Les chiens sont alertes, attentifs et rapides. Lorsqu’un danger approche, ils ont les sens souvent plus développés que les moutons. J’en ai plusieurs : Butufan, Tolea, Grivu, Liza, Rita et Voica.
À quoi ressemble la vie amoureuse d’un berger ?
C’est bien si tu as une femme et que tu vis avec elle, mais pour les célibataires, c’est plus difficile. J’ai fréquenté des femmes rencontrées sur les réseaux sociaux, et en été, quand je suis plus souvent à la maison, je peux me déplacer parce que j’ai ma voiture. Mais les femmes bergères existent et, à ma grande surprise, je les vois de plus en plus souvent se manifester dans le Groupe des Vrais Bergers. J’ai le plus grand respect pour elles. Un jour, j’espère en rencontrer une.
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